Patrick Mougenet
Est-il besoin de présenter aux professeurs d’histoire Alain Jaubert, immédiatement associé à sa stimulante série Palettes ou à son Commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire (éditions Barrault, 1986, 191 p), dans sa quête et ses enquêtes sur les dessous de l’image ? En plus du film qu’il réalisa et publia aux éditions du CNRS en 1984, ce DVD présente en contrepoint salutaire trois compléments de facture différente.

Auschwitz, l’album la mémoire (réalisé en 1984, 42 minutes) est réalisé à partir de la source la plus ancienne de cet ensemble : un album composé de 189 photographies prises par un SS un jour de juillet 1944 au camp d’Auschwitz-Birkenau, où furent déportés, en juin et juillet de la même année 384 000 juifs de Hongrie. Les clichés saisissent les scènes qui s’offrent à l’objectif . Ils seront soigneusement mis en page et accompagnés de titres à la calligraphie méticuleuse : « Umsiedlung der Juden aus Ungarn » (transplantation des Juifs de Hongrie) » ; « Ankunft eines Transportzuges » (arrivée d’un train de transport) » ; « Aussortierung » (tri, sélection) ; « noch einsatzfähige Fraeun » (femmes encore aptes au travail » ; « Effekten », (effets personnels) etc…Incroyables photographies qui ne montrent ni l’avant -les rafles, les mauvais traitements, les conditions d’arrivée au camp…-, ni l’après -la mort par gaz, le crématoire, les corps… Etranges photographies d’une arrivée somme toute paisible, rassemblées dans ce qui ressemble à un album de famille dans lequel défilent une impressionnante foule, calme, qui ne semble pas manifester d’inquiétude : groupes d’hommes âgés, bien mis, nombreuses femmes accompagnées d’enfants, tenus à la main ou portés à bras (à partir de juillet 1942, toutes les femmes polonaises, hongroises, juives, résistantes françaises etc… déportées vers Auschwitz, sont drigées vers Birkenau)… Incroyable histoire que celle de cet album, de sa découverte dans des conditions tragiques et romanesques, par Lily Jacob, jeune fille arrivée à Auschwitz en mai 1944 dans un convoi de juifs hongrois, avec son père, sa mère, ses cinq frères, ses grands-parents maternels, quatre de ses tantes et sept de ses cousins… Alors seule survivante lorsqu’elle découvre dans le placard d’une baraque allemande, après la libération des camps, cet album dans lequel elle reconnait tous les membres de sa famille, de son village, parmi des milliers de déportés photographiés au moment de leur arrivée, attendant sans le savoir la sélection dont ils seraient l’objet, aux abords des chambres à gaz. Reprographié dès 1945 pour le Musée juif de Prague, exhumé en 1964 à Francfort pour témoigner au procès d’Auschwitz, déposé enfin en 1980 au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem après la rencontre de Lily Jacob avec Serge Klarsfeld…
La bande son, qui fait alterner quelques moments de silence et laisse le spectateur face à des détails, des gros plans de visages…, est constituée du témoignage de quatre femmes déportées et rescapées, que seuls leur prénom et leur numéro de matricule dans le camp identifie, et d’une voix-off qui tantôt livre des réflexions et des commentaires sur la source même et sur les photographies (« pourquoi ce cadre plutôt qu’un autre ? » ; « pourquoi ce moment ? »…), tantôt lit des fragments de textes de Jean Cayrol, d’Elie Wiesel… Ce dispositif de récit , à la fois simple et riche, amène ces femmes à authentifier quelques scènes, quelques détails (« tu vois cette canne,[les SS] s’en servaient pour faire tomber les femmes comme ça »… » ; « tu vois ces fenêtres… ») qui paraitraient anodins pour qui n’y était pas, à un moment, en 1984, où les négationnistes de tout poil étaient amenés à tout mettre en cause. Un dispositif minimaliste qui les amène aussi à aller au-delà du commentaire de ce qui est vu et de témoigner sur ce qu’on ne voit pas : la photographie ne dit rien de l’odeur « de chair grillée qui sort des cheminées », des rêves des captives, de leur quotidien psychique, des histoires individuelles et autres anecdotes concernant des femmes disparues. L’extermination n’apparaît qu’en filigrane. « Des images qui cachent d’autres images. Les images mentent. Les images disent la vérité. […] Quelle réalité derrière ces images », interroge Alain Jaubert ?

Le deuxième document Les camps de concentration nazis (réalisé en 1945, 57 minutes) relève d’une extraordinaire violence en regard aux images fixes précédentes. Très dures voire insoutenables, les images mobiles de ce « complément » sont celles tournées par des équipes de cinéastes américains professionnels, alors sous les drapeaux et sous l’autorité militaire : des images de la libération des camps, au fur et à mesure de l’avancée des troupes d’outre-atlantique. Des images qui formèrent une des pièces à conviction produites devant le tribunal international de Nuremberg. Des images dont la bande son est en très large partie retranscrite dans les annexes de l’ouvrage de Christian Delage : La vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic (Denoël, 2006, 381 p). Le film, projeté en audience le 29 novembre 1945, témoigne de la découverte et de la libération des camps par les Britanniques et les Américains : Leipzig, Penig, Ohrdruf (visite d’Eisenhower début avril 1945, qui contraint les dignitaires nazis locaux, en civil, à la visite du camp), Hadamar, Breendonck (en Belgique), Nordhausen, Harlan, Arnstadt, Mauthausen, Buchenwald, Dachau et Bergen-Belsen.

Deux entretiens forment la suite des compléments. Auschwitz, faits et chiffres, (réalisé en 2005, 19 minutes), filme Annette Wieviorka, directrice de recherches au CNRS, qui, en sept courts chapitres, fait le point sur la singularité d’Auschwitz : énorme quantité d’archives présentes (par rapport à ce que, ici ou là, les nazis ont pu brûler, détruire pour effacer toute trace de leurs actes) ; symbole du mal absolu au 20ème siècle ; illustration d’une gamme quasi complète de la criminalité nazie ; lieu le plus marquant de la solution finale avec plus d’un million de juifs assassinés ; lieu le plus européen de l’extermination, qui vit la déportation de populations de Grèce, d’Italie, de France, de Hongrie, de Pologne… Des remarques rapides qu’on peut compléter par la lecture de son ouvrage Auschwitz, 60 ans après, publié chez Robert Laffont en 2005, puis en poche chez Hachette-Littérature dans la collection Pluriel sous le titre Auschwitz, la mémoire d’un lieu, en 2006.

L’historienne Sylvie Lindeperg enfin guide un Entretien avec Alain Jaubert (réalisé en 2005, 24 minutes) qui laisse entrevoir les intentions de l’auteur mais interroge aussi le dispositif filmique employé, l’histoire « fabuleuse » de l’album, les zones d’ombres sur la présence du photographe, des réflexions sur le souvenir et la mémoire. Alain Jaubert souligne aussi les limites de l’exercice : quel que puisse être le rendu du travail sur ces photographies, avec des effets de mouvements de caméra, des panoramiques, des zooms ou des très gros plans jusqu’au grain du cliché, la volonté de rendre une personnalité à quelques dizaines de ces milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, la volonté d’être « au plus près de la chair de ces gens sans nom et sans sépulture » nous laisse dans la frustration. « La photographie enregistre quelque chose, mais ne permet pas de déceler ni le mensonge, ni la vérité de ces images ».

Le film d’Alain Jaubert peut offrir un regard neuf, à tout le moins un regard décalé sur le génocide dans son étude en classe de Troisième ou de Première. En effet, les élèves de ces niveaux ne sont pas vierges de toute image mentale lorsqu’on aborde la question en classe et les représentations qu’ils en ont sont fréquemment liées aux méthodes et aux conséquences de la Shoah. Autrement dit, des représentations qui évacuent la vie d’avant (la guerre), l’envoi de gens ordinaires vers la mort pour leurs convictions religieuses. Ainsi Auschwitz, l’album la mémoire permet-il de resituer ces gens ordinaires, vêtus de façon ordinaire dans une situation extraordinaire. Le regard porté s’en trouve déplacé : les gros plans, les gels d’images sur leurs visages, les panoramiques sur les groupes de femmes, d’enfants, tranchent avec les images de propagande qui déshumanisent les juifs pour justifier de leur élimination. Ces images restituent leur dignité d’humain. En contre point, il peut être intéressant de confronter par la suite ces photographies avec un passage de la source que constitue Les camps de concentration nazis : celui concernant la visite d’Eisenhower dans le camp d’Ohrdruf et sa décision d’y faire défiler les responsables nazis locaux et la population des environs. Un autre regard porté cette fois sur des corps, qu’on aura vu sous un autre jour avec le film de Jaubert, et que les contemporains voient aussi de façon différente de ce que la propagande (que certains d’entre eux produisaient) leur montrait. Enfin, avec des élèves de Première, on peut s’interroger sur l’écriture de l’histoire de la Shoah à partir des ces deux types d’images et de tirer la singularité d’Auschwitz dans le système concentrationnaire nazi à partir des remarques d’Annette Wieviorka dans Auschwitz, faits et chiffres.

Patrick MOUGENET
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Caractéristiques techniques : Zone 2, Pal, DVD 9, 4/3, son dolby digital et mono, 143 minutes