Antoine Prost, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne est l’auteur de nombreux ouvrages dont l’indispensable « Penser la Grande Guerre » écrit avec Jay Winter en 2004. Ses deux thèses sur la Première Guerre Mondiale et la CGT ont mis ses analyses au cœur des renouvellements historiographiques de l’étude du XXème siècle ces dernières années.

L’introduction donne le ton de l’ouvrage. Son titre ‘ La centralité perdue de l’Histoire ouvrière’ trouve résonance et justification dans les deux derniers chapitres, qu’Antoine Prost conclut en remarquant que « l’histoire ouvrière, la sociologie ouvrière et le travail ont perdu leur centralité ».
L’auteur exprime ainsi un regret que justifie plus de quarante ans de recherches sur l’Histoire ouvrière comme en témoignent sa thèse publié en 1964 sur ‘La CGT, à l’époque du Front Populaire, essai de description numérique ‘ et les nombreux articles écrits tout au long des dernières décennies dont certains extraits sont repris en introduction de chacun des douze chapitres.
En effet, parler de l’histoire ouvrière semblait une évidence à l’heure du paradigme marxiste triomphant, bien qu’il se défende d’en avoir fait parti, et ce jusqu’à 1981. L’auteur rappelle ainsi l’importance de la question ouvrière dans les milieux intellectuels et historiens de l’époque en analysant les différentes écoles de pensées.

Antoine Prost explique que c’est avant tout une histoire personnelle qui l’a fait rentrer dans cette Histoire collective même si le présent ouvrage ne se limite pas au Front Populaire, cœur de sa recherche et véritable base de compréhension de la société française du XXème siècle.
Il tente de montrer avec forces convictions la validité de ses recherches et de ses problématiques qui remettent en cause beaucoup de pans de l’histoire ouvrière officielle. Il s’appuie pour cela sur les avancées des autres sciences sociales, comme la linguistique avec l’analyse des mots employés par les ouvriers et leurs représentants mais aussi la sociologie dont il regrette la disparition de ses préoccupations la centralité de la classe ouvrière dans ses derniers chapitres tout en en exposant les motifs. Cet ouvrage, très emprunt de ces avancées et utilisant ses outils (enquêtes sociologiques, utilisation informatiques des données, ..) permet d’identifier le monde ouvrier et de redonner corps à sa diversité et à sa culture de 1936 (avec quelques références aux années 20) jusqu’à la fin des années 90.

La définition française de la classe ouvrière est liée au travail. Il compare dans son premier chapitre les trois syndicalisme européens principaux : l’allemand, l’anglais et le français. Il nous rappelle par là qu’il pratique ces comparaisons avec constance (voir son ouvrage précédant co-écrit avec Jay Winter).
Toujours au niveau des remarques générales, Antoine Prost privilégie les données de province plutôt que celles de Paris qui ne lui semblent pas toujours représentatives des mouvements nationaux de 1936 et de 1968.

Dans le second chapitre, il expose les mythes entourant la grève générale et son utilisation après le 6 février 1934 ; qui avait été considéré pour un « coup d’état» par une large partie de la classe ouvrière,. A cette occasion, un nouveau sentiment d’appartenance, une culture commune se retrouvent à l’occasion des manifestations « grandioses » du 12 février 1934. et par l’union de la CGT et la CGTU
Antoine Prost se propose ensuite d’analyser le déroulement et la chronologie du mouvement ouvrier de mai-juin 1936 mais aussi d’identifier les responsabilités politiques ou syndicales. Il commence ainsi une mise au point historiographique de première importance qui permet de remettre en cause certains ‘mythes’ encore présents dans l’histoire professionnelle et enseignée. Il insiste au contraire sur le fait qu’aucune force politique ou syndicale à l’ échelle nationale n’a voulu des grèves de cette ampleur. Ces manifestations sont, en effet, très largement spontanées. L’auteur les analyse dans l’optique des trois temps de l’Histoire, le temps court du Front Populaire, où émerge une culture commune expliquant la force et la représentation de cette période dans les mentalités ouvrières jusqu’à aujourd’hui. Le temps médian est celui de la crise économique qu’il démonte en expliquant que on cherche la croissance de la production pour sortir de la crise et que les techniques de productions, dont la taylorisation, représentant le temps long, du début du XXème siècle vont être très largement diffusées conduisant à l’émergence de revendications majeures liées à la volonté de combattre l’arbitraire dans l’usine (conventions collectives) et au gain de temps (40 heures par semaine, les congés payés).. Avec l’analyse des mots de ce mouvement ce sont les revendications et la fête qui semblent dominer lors des mois de mai-juin 1936.
La conclusion du chapitre est ainsi un des passages les plus intéressants de l’ouvrage : « Ce qui est en jeu dans les occupations d’usines, c’est la nature même du lien entre patrons et ouvriers, celle du contrat de travail […] Collective, la convention détermine le mode d’autorité légitime dans l’atelier et exclut toute forme d’arbitraire. […] Avec le Front Populaire, le lieu de travail sort aussi de la sphère privée pour entrer dans la sphère publique…. »
La Fin du Front Populaire est lié, selon A. Prost à la répression par le gouvernement Daladier des manifestations ouvrières du 30 Novembre 1938 qui font suite aux remises en cause de certaines avancées de juin 1936 dans un contexte international qui impose une politique de réarmement sans précédant, bien loin des reproches entendus par la suite par certains historiens dont les arguments s’arrêtent aux accusations du procès de Riom.
Intéressant aussi, le chapitre consacré au Premier mai sous le Front Populaire. C’est un moyen pour lui d’affiner la sociologie de la CGT, principale organisatrice de la journée, et d’analyser la résistance syndicale à l’approche de la seconde guerre mondiale. Cette sociologie du syndicalisme est au cœur de cet ouvrage.

Le Front Populaire sert de base à Antoine Prost pour analyser les comités d’usine à la Libération et l’importance de la CGT en 1945. L’émergence de l’Etat dans un contexte incertain quand certains veulent socialiser la production, d’autres gérer directement les entreprises, est un fait remarquable qu’il tente de mettre en avant pour avancer que ces utopies favorisent l’émergence d’une culture commune. Pour comprendre l’importance de ces mouvements et des effectifs de la CGT, Antoine Prost lance une piste complémentaire, celle d’une histoire du syndicalisme sous Vichy pour comprendre les changements opérés après la guerre.

L’auteur compare aussi à de nombreuses reprises les grèves de 1969 et celles de 1936. Il insiste, à l’instar du Front Populaire, sur le caractère spontané des manifestations. Ce n’est pas, au départ, la classe ouvrière traditionnelle qui en est à l’initiative mais des jeunes qui sont fortement politisés. En effet, le fait nouveau de 1968, c’est la dimension politique du mouvement. Antoine Prost développe ainsi une étude sociologique qui doit donner du sens aux grèves par les gens qui la font. Son analyse des accords de Grenelle est aussi l’occasion de remettre en cause une historiographie traditionnelle qui, selon lui, est par trop inféodée aux discours officiels et qui auraient pu être évalués à l’aune des événements du Front Populaire comme l’épisode du discours de Péguy, leader de la CGT, à la suite des négociations de Grenelle dans les usines Renault de Billancourt (pages 267 à 270).

Mais, ces mouvements de mai 1968 ne sont-il pas le chant du signe du monde ouvrier ? La fin de la sociologie du travail, sa perte de centralité au cœur des préoccupations sociologiques et historiennes est un fait majeur de la fin du XXème siècle pour A. Prost qui constate l’atomisation du monde ouvrier et de sa culture.

Le seul regret que l’on pourrait émettre est l’absence d’une bibliographie commentée et classifiée qui aurait permis une synthèse des réflexions historiographiques d’Antoine Prost au fur et à mesure de l’avancée des chapitres..

Cet ouvrage est ainsi indispensable pour les enseignants qui veulent renouveler leurs cours sur la France des années 30 en Troisième et Première (dont le chapitre II est vraiment un exemple lumineux) mais aussi sur la France de l’après-guerre en Troisième et Terminales. Il l’est d’autant plus que sa lecture est passionnante et permet d’entamer une réflexion salvatrice sur les mutations de la société française dans son ensemble tout au long du XXe siècle.

Compte Rendu réalisé par Jean Philippe Raud Dugal

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