Compte rendu réalisé par Margot Popielarz, étudiante en hypokhâgne (2019-2020) au lycée Albert Schweitzer du Raincy (Seine-Saint-Denis) dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.
Présentation :
Annie Kriegel (1926-1995) est une historienne française. Militante au Parti Communiste Français durant sa jeunesse, elle change progressivement d’orientation politique après les événements de 1956. Devenue ensuite éditorialiste au Figaro, elle consacre son travail à l’histoire du communisme dont elle devient l’une des critiques les plus acerbes. Dans les années 1970, ses travaux sur la naissance du PCF font partie des premières recherches sur ce sujet. En 1982, elle fonde avec Stéphane Courtois la revue Communisme. Son travail sur le communisme a été salué par ses pairs et ses critiques osées sur l’idéologie même du communisme ont suscité beaucoup de débats.
Aux origines du communisme français est une version abrégée de la thèse d’Annie Kriegel, soutenue en 1964. Dans cette édition, notes, sources et bibliographie, ainsi que l’index d’origine, ont été supprimées, excepté les cartes établies par le Laboratoire de Cartographie de l’École Pratique des Hautes Études. Ce travail a pour but de résumer l’avènement du communisme en France et son importance des années 1914 à 1920. Il s’ouvre sur une liste des abréviations et des sigles utiles afin de mieux comprendre le nom des différents partis politiques évoqués. Une première partie porte sur « Le mouvement ouvrier français à la recherche de sa révolution sociale » comprenant six chapitres. La deuxième partie concerne « Le mouvement ouvrier français à la rencontre du bolchevisme ».
Résumé :
Le livre s’ouvre sur l’explication du courant politique naissant au sein du mouvement ouvrier français au début du XXème siècle. Ce mouvement révolutionnaire s’inspire de celui de la Russie bolchevique qui est le premier territoire où la diffusion d’idéologies révolutionnaires s’est matérialisée. Après les « effets sédatifs de la victoire française » au sortir de la Première Guerre mondiale, les luttes sociales s’accroissent à travers des actions prolétaires organisées sous la férule de la Confédération Générale du Travail. L’autrice estime que, dans ce syndicat, il y a eu de nombreux travailleurs inexpérimentés qui ont pesé sur orientation politique du mouvement ouvrier. Cependant, dire que les nouveaux venus accentuent l’orientation révolutionnaire est une affirmation aventurée. En effet, il n’y a pas spécialement de rapport direct. De plus, cette orientation révolutionnaire s’applique dans plusieurs partis jusque, par exemple, dans le Parti Socialiste Unifié des années 1960. Ce courant est d’autant plus visible que de nouvelles fédérations adhèrent à la Troisième Internationale. Le nombre d’adhésions à ce mouvement est variable d’un département à l’autre. Par exemple, le Sud-ouest de la France obtient moins d’adhérents révolutionnaires à des fédérations extrémistes. En effet, c’est un territoire plus épargné par la Première Guerre mondiale et, par conséquent, la volonté de changements drastiques est peu présente.
Annie Kriegel montre combien le bolchevisme influence alors les esprits. En effet, après la Première Guerre mondiale, une révolution sociale apparaît comme la solution à la crise sociale ambiante. La Révolution russe de 1917 lance cette dynamique, entraînée par la création, en juillet 1919, d’une nouvelle Fédération internationale syndicale. Cependant, les oppositions entre le mouvement bolchevik et celui socialiste séparent les syndicats. Afin de réussir cette Internationale, rassembler tous les représentants des mouvements socialistes est primordial afin d’augmenter les chances de réussite de cette fédération. La conférence de Berne en février 1919 a déjà montré qu’il était difficile de diriger la masse des classes populaires afin de les unifier. En même temps émerge l’influence du marxisme. Toujours est-il que la Révolution russe divise toujours. En effet, Otto Bauer, socialiste allemand, la considère comme une révolution bourgeoise utopique. Ce que le peuple veut, c’est l’avènement du socialisme.
La question du bolchevisme, bien qu’étant l’idéologie révolutionnaire par excellence en Europe depuis 1917, complique en France la conceptualisation d’une révolution et la formation d’un parti communiste distinct de la SFIO. Il y a beaucoup de divergences au sein même du monde ouvrier. Trois tendances, qui poussent à la séparation avec la IIe Internationale, se distinguent : le social-chauvinisme, un large groupe du centre, les communistes. Pour ces derniers, il faut se séparer des éléments socialistes afin d’éliminer la droite sociale-patriote.
Concurremment s’organise l’ultra-gauche, en tant que mouvement réunissant les mouvances communistes révolutionnaires à la fois marxistes et anti-léninistes ayant pour but de réunir tout le prolétariat, mais également en tant que modèle. Cette tendance cherche à former à la lutte une masse de prolétaires tout en ne souhaitant pas la participation de tous les ouvriers qui, d’après elle, n’aspirent pas à l’arrêt du capitalisme. Surtout, elle n’accepte pas un rattachement à la IIIe Internationale, par conséquent à Moscou, n’adhère pas aux notions de la dictature du prolétariat et d’antiparlementarisme, se divise enfin sur la définition même du « soviet ». D’où l’échec de la IIIe internationale à les regrouper.
La tendance communiste n’arrive pas à rassembler tous les mouvements révolutionnaires pour une union contre le capitalisme. Et pourtant, de nombreuses révolutions sociales éclatent en Europe en 1919 : révolte spartakiste à Berlin en janvier, révoltes ouvrières à Paris de janvier à mars, la révolution en Hongrie à partir de mars. Le 1er mai est un moment de tensions et de violences à Paris car la police réprime la manifestation appelée par les différentes associations de travailleurs. Le 27 mai 1919, la CGT et le Parti communiste, tout nouvellement formé à partir d’éléments syndicaux, réclament conjointement « l’amnistie, la démobilisation, le retour aux libertés constitutionnelles, la cessation de l’intervention en Russie. ». Le gouvernement de George Clemenceau déploie beaucoup d’activité pour contrecarrer une dynamique ouvrière de plus en plus révolutionnaire. Le jeune Parti communiste se scinde alors en deux : les anciens socialistes et les anciens anarchistes. Les élections législatives de novembre 1919 conduisent à la désagrégation de cette organisation qui se transforme en une Fédération Communiste des Soviets. Mais les anciens socialistes étaient encore présents, ce qui tend les rapports internes.
Dans ce nouveau paysage politique, la dynamique révolutionnaire retombe. La FCS souhaiterait que la SFIO et les mouvements ouvriers se radicalisent mais cette orientation n’assurerait pas forcément la structuration d’un parti révolutionnaire français dans la durée. Force est d’organiser un PC solide mais, pour cela, il faut renoncer à la révolution immédiate. Si la CGT reste attachée à son passé révolutionnaire, la SFIO change de paradigme après les élections législatives de 1919 qui, malgré des scores départementaux élevés, entraîne une perte de sièges parlementaires pour le parti dans 17 départements, dont la Seine, le Rhône et les Bouches-du-Rhône, en raison d’un mode de scrutin défavorable aux formations faisant cavalier seul. La défaite de la SFIO provoque son glissement à gauche et légitime une union des forces sous la férule de la IIIe Internationale. Quant au mouvement ouvrier, son orientation révolutionnaire n’est pas accentuée mais se retrouve davantage dans la SFIO.
Dans la genèse du mouvement communisme, le modèle syndicaliste conserve son ambiguïté propre. Le fossé entre les deux tendances syndicales, entre les réformistes et les révolutionnaires, s’est creusé et se manifeste dans le conflit entre syndicalistes sur »qui emporterait la grève générale ». La minorité politique révolutionnaire commence à avoir de plus en plus de militants, à l’inverse des syndicats réformistes qui, réservés, réfléchissent à la possibilité d’un redressement économique du pays avant et hors de la révolution sociale.
Le bolchevisme bouscule le champ syndicaliste. La IIIe Internationale est prête à aider le soulèvement des formations communistes et la Révolution russe est présentée par Moscou comme le moteur de la révolution mondiale. La révolution syndicaliste et socialiste triomphante en Allemagne en mars 1920 et la défaite de l’armée polonaise face à l’Armée rouge en Ukraine sont mobilisées par la propagande. Le bolchevisme fournit ainsi une tactique nouvelle et donne appui au comité de la IIIe Internationale.
La prise de contact avec les bolcheviks est difficile. Les émissaires français arrivent en Russie en avril alors que se prépare le second congrès de l’Internationale. Énoncées durant l’été 1920, les vingt-et-une conditions pour adhérer à la IIIe Internationale divisent les syndicats des pays européens, à l’image de polémiques syndicales en Allemagne et en France. Seule idée marxiste qui les rassemble : l’aspect néfaste du capitalisme.
Annie Kriegel décrit ensuite les partisans et adversaires de l’adhésion à la Troisième Internationale. Les premiers sont composés d’éléments de l’ultra-gauche, de la mouvance anarchiste et du PC. Cependant, devenue trop éloignée de la ligne révolutionnaire de Moscou, l’ultra-gauche renonce à rallier sous son impulsion les diverses composantes du mouvement ouvrier à la Troisième internationale. Adversaire du bolchevisme dont il rejette la conception révolutionnaire, Léon Blum refuse de suivre la majorité favorable à l’adhésion.
Pour l’autrice, si le congrès de Tours de décembre 1920 a causé une scission irrévocable dans le socialisme français, il a permis de fonder le PC et d’annoncer l’avènement du prolétariat. Porteur de l’ambition d’une société idéale et juste, il a aidé à mettre en lumière la question ouvrière et les misérables conditions de vie des prolétaires. La situation et le champ politiques en France n’ont pas permis l’unification des éléments socialistes. En soi, il est difficile de parler d’échecs car les objectifs de la CGT et de la SFIO n’ont pas été clairs au sortir de la guerre. La scission du socialisme en 1920 est donc une affaire de circonstances et le destin du communisme français a reposé dès lors plus sur des penseurs et théories que sur des actions.
Appréciations :
Cette archéologie du mouvement communiste français, mobilisant de nombreuses cartes et statistiques, permet de comprendre en profondeur le sujet traité. La plume d’Annie Kriegel est prenante et la contribution qu’elle a apportée à l’histoire du mouvement ouvrier français n’est pas négligeable. Malgré son âge, cette étude permet de faire de nombreux parallèles avec la société française et les questions sociétales actuelles.
Cependant, même si ce livre se veut impartial, il constitue une critique à peine voilée du communisme. En effet, l’autrice considère que l’avènement du communisme en France n’est que le fruit du hasard, allant à l’encontre de l’histoire interne du PCF. De façon plus partiale, les incriminations à l’égard des existentialistes français ne sont pas expliquées.
Nous pouvons enfin souligner l’ambiguïté même dans la structure du travail d’Annie Kriegel. Cette dernière ne propose pas une étude de l’évolution économique et sociale en France, étude qui aurait permis une analyse et une compréhension complémentaires des rapports de production et des conflits de classe. Ce qui peut se révéler handicapant pour un tel sujet car ces problèmes ont probablement été déterminants dans l’évolution du monde ouvrier français en ce début de XXe siècle.