Avec cet ouvrage, le partenariat maintenant bien établi entre les éditions Perrin et le magazine Guerres & Histoire donne lieu à une production du même type que La Wehrmacht – la fin d’un mythe (2019) et La guerre antique (2021), aux recensions desquelles on se permettra de renvoyer. Sont donc réunis ici près d’une soixantaine d’articles, majoritairement issus du magazine en question et pour quelques uns originaux, autour d’une thématique plus restreinte au regard de l’aspect habituellement généraliste du bimestriel. Entre autres bouleversements, le conflit russo-ukrainien et sa relative proximité de nos frontières ont entraîné une remontée certaine, dans les pensées sinon dans les faits (l’avenir le dira), de l’intérêt que notre Nation porte à ses forces armées ; c’est un contexte dont profitent opportunément les concepteurs du présent ouvrage pour proposer cette fois-ci un tableau des engagements de l’armée française depuis son débarquement sur les rives de Sidi Ferruch, en 1830, au début de la seconde grande phase d’expansion coloniale, jusqu’à son intervention au Mali dans les années 2010, en passant par les grands chocs du XXe siècle.
Retrouver la guerre
Encore une fois, la rédaction de Guerres & Histoire menée par Jean Lopez et Pierre Grumberg a réuni sur la thématique une vingtaine de plumes reconnues qui évoluent entre recherche historique, enseignement et journalisme spécialisé, et dont les contributions se déploient selon une trame essentiellement chronologique. Celle de Benoist Bihan livre une brillante introduction où il revient sur les composantes de l’identité militaire française depuis l’époque moderne : service de l’État, tradition rationaliste, multiplicité peut-être inégalée des engagements qui a pour conséquence une riche diversité dans l’expérience acquise. L’ouvrage se compose ensuite de six grandes parties où ont été habilement distribuées les différents types d’écrits autour desquels s’organise habituellement le magazine (dossiers, focus ponctuels, portfolios et, pour la période la plus récente, témoignages) et des inédits.
La première partie de l’ouvrage (p.20-93) est ainsi consacrée au 19e siècle ; y sont traitées la conquête de l’Algérie (dossier, essentiellement dû à Jean Lopez avec des contributions de l’universitaire Jacques Frémeaux – grand connaisseur de la période coloniale – et Michel Goya, paru dans le numéro 63 d’octobre 2021), la Guerre de Crimée, évoquée avec verve par le spécialiste des guerres du Second Empire Alain Gouttman, les batailles de Magenta et Solférino (Vincent Bernard, dont les travaux sur la Guerre de Sécession font référence dans l’historiographie francophone), le désastre de Sedan, analysé par Antoine Reverchon, avec l’aide du précédent (dossier publié dans le numéro 57 d’octobre 2020), et enfin la figure du colonel Ardant du Picq (1821-1870), précurseur de l’étude du combattant au feu, dont Michel Goya restitue le parcours et les apports.
La Grande Guerre est au coeur de la deuxième partie (p.95-161). Avec deux plus courts articles portant sur la bataille de Verdun (Benoist Bihan) et les mutineries de 1917 (propos du général André Bach, dont on rappellera les travaux sur la justice militaire française pendant le conflit, recueillis par Laurent Henninger), celle-ci est structurée autour de deux dossiers publiés dans le magazine. L’un consacré à l’expédition de Salonique (numéro 52 de décembre 2019), dont les différents aspects sont traités par Michaël Bourlet, Eric Allart et Pierre Jardin. L’autre porte sur l’armée française de 1918, sans doute la plus belle dont ait jamais disposée la République. On ne s’étonnera pas de retrouver à la rédaction de ce dossier paru dans l’un des premiers Guerres & Histoire, le numéro 5 de janvier 2012, le colonel Michel Goya déjà cité, à la présentation duquel on se permettra de renvoyer ici ; on rappellera en effet que son actuelle exposition médiatique à l’occasion du conflit ukrainien fut précédée des travaux de grande qualité sur les conflits contemporains, dont deux consacrés au sujet (La chair et l’acier, 2004, et Les vainqueurs, 2018).
De la ligne Maginot aux OPEX… Et après ?
La troisième partie consacrée à la Seconde Guerre Mondiale (p.163-243) gravite évidemment autour des deux pôles dictés par la destinée mouvementée de notre pays pendant cette période. Le premier est le désastre de 1940, abordé à travers un dossier de Nicolas Aubin (numéro 49 de juin 2019) sur les différents aspects de la dégradation de l’outil militaire français entre 1919 et 1939, et des articles sur la marine (Pierre Grumberg), l’armée de l’air (Patrick Facon), une intéressante remise en perspective de la défaite de mai-juin (Vincent Bernard), et le général Gamelin (Nicolas Aubin, encore). Le second s’attache à décrire la douloureuse résurrection de l’armée en 1943-1945, reprenant l’intégralité du dossier nourri des contributions de N.Aubin, B.Bihan, Julie Le Gac et Patrick Bouhet publié sur ce thème dans le numéro 24 d’avril 2015.
Sont traités en quatrième partie (p.245-305) les deux grands conflits de la décolonisation. On y retrouve d’abord les excellentes analyses de J.Lopez, M.Goya et B.Bihan sur la Guerre d’Indochine réunies dans le dossier du numéro 41 de février 2018. La Guerre d’Algérie est ensuite évoquée à travers la bataille d’Alger, le plan Challe (articles signés par Jacques Frémeaux), le verrouillage des frontières (Charles Turquin), et le personnage de Marc Flament, photographe attaché au 3è RPC de Bigeard et artisan de la légende parachutiste.
La cinquième partie aborde, selon une rubrique usitée dans le magazine, « les troupes» (p.307-351). C’est l’infanterie, toujours reine des batailles, qui l’ouvre avec une étude comparative de Michel Goya sur les fantassins de trois périodes charnières. En 1914, les effectifs, la résolution et les premières adaptations de l’armée permettent de mettre en échec l’offensive allemande sur la Marne. En 1959, la victoire militaire est remportée en Algérie par la combinaison d’unités d’élite d’intervention et d’unités de secteur pléthoriques. En 1991, l’engagement dans l’opération Daguet des quelques troupes professionnalisées dont dispose le pays débouche dans un premier temps sur la modernisation de l’équipement et de la tenue de l’infanterie, et accélère le passage à un modèle d’armée de métier corrélé à une considérable réduction, jusqu’à un minimum historique, du nombre d’unités. Certains corps particuliers sont ensuite passés en revue : les zouaves (Quentin Chazaud), les spahis (Julie Le Gac), la progressive promotion du combat de Camerone (30 avril 1863) dont la célébration devient à partir des années 30 un rite sacré de la Légion Etrangère (André-Pol Comor), les tirailleurs sénégalais (Julie d’Andurain), les corps-francs des deux conflits mondiaux, et les parachutistes d’Indochine (Michel Goya).
Sont enfin évoquées enfin en sixième et dernière partie quelques OPEX, ces « opérations extérieures » qui parsèment l’histoire militaire de la Vè République. Si c’est Damien Cordier-Féron qui revient sur les violents affrontements franco-tunisiens de Bizerte (19-23 juillet 1961), les trois autres sujets sont fort logiquement traités par Michel Goya. On retrouvera d’abord son interview comme lieutenant envoyé à Sarajevo en 1993 publiée dans l’un des tous premiers numéros de Guerres & Histoire (le n°3, de septembre 2011), ensuite par celle qu’il a menée d’un tireur d’élite du 2è régiment d’infanterie de marine engagé en Afghanistan en 2011, et enfin un exercice d’histoire immédiate, le récit circonstancié de l’engagement militaire de la France au Mali, de l’intervention de janvier 2013 au retrait quelque peu piteux de début 2022.
Issu du même moule, l’ouvrage conserve les qualités et les quelques limites des précédentes publications. Sur le fond, il s’agit de vulgarisation de très grande qualité : les thématiques traitées le sont de façon synthétique et claire, leur contenu s’appuie sur de solides bases nourries des avancées de la recherche (d’autant plus quand l’auteur a directement travaillé sur le sujet) ; une courte bibliographie y renvoie systématiquement. L’aspect visuel est pareillement réussi : des encadrés sur fond bleu, de très nombreuses illustrations bien légendées (dont beaucoup de photos de premier choix), différentes infographies, des cartes lisibles complètent et aèrent avantageusement les articles. Les notes explicatives insérées au sein de ceux-ci dans le magazine sont ici rejetées en fin d’ouvrage dans un glossaire forcément un peu éclaté. De par sa nature, l’ouvrage est plus une compilation d’instantanés qu’une histoire suivie des forces françaises sur la période ; des engagements ou des périodes que celle-ci passa majoritairement l’arme au pied (la IIIè République avant la Grande Guerre, la Guerre Froide en Europe…) sont forcément ignorés, l’aviation et la marine guère évoquées. Le camaïeu est cependant suffisamment riche, les analyses suffisamment poussées pour qu’un tableau d’ensemble relativement suivi se dégage ; et il offre assurément de très bons moments de lecture.
Il ravira donc le public intéressé par l’histoire militaire nationale, et pourra utilement nourrir les réflexions de tous ceux qui sont préoccupés par les destinées d’une armée qui reste actuellement à la croisée des chemins, le renversement de la politique de défense post-2015 et sa récente accélération n’ayant fait que déplacer les curseurs des tentations divergentes entre renoncement capacitaire à l’ombre de l’allié américain, volontés de partenariat européen à la forte symbolique mais aux destinées toujours un peu hasardeuses, et coûteuse remontée en puissance.
CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)