Bertrand Joly, spécialiste des forces politiques de droite et de l’extrême droite sous la IIIe République, ne se contente pas des travaux déjà consacrés à Boulanger et au boulangisme, il entend s’intéresser au boulangisme, tant de fois approché, mais jamais traité sur le fond entre 1888 et 1946. Littérature assez dense sur Boulanger et le boulangisme sur lequel Jean Garrigues consacra nombre de livres et d’articles. Après Adrien Dansette et son ouvrage consacré au boulangisme, en 1946.

Bertrand Joly est notamment l’auteur du Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français : 1880-1900 (H. Champion, 1998), d’une biographie de Paul Déroulède, le père du nationalisme (Perrin, 1998), de Nationalistes et Conservateurs en France, 1885-1902 (Indes savantes, 2008) et de l’Histoire politique de l’affaire Dreyfus (Fayard, 2014).

En quelques pages introductives, l’auteur explique le choix de la problématique de son ouvrage. Tout d’abord, Bertrand Joly s’étonne que le boulangisme n’ait pas autant suscité l’intérêt des historiens que l’affaire Dreyfus. Enfin, le boulangisme pose le problème du populisme et notamment de la rupture entre les élites et le peuple, sujet ô combien d’actualité.

Bertrand Joly ne peut manquer de s’interroger sur les racines du boulangisme. Celles-ci plongent-elles dans un terreau de droite ou bien dans un autre de gauche ? Ce mouvement est-il une résurgence du bonapartisme ? Est-il seulement républicain ? C’est à ces nombreuses questions que Bertrand Joly a souhaité répondre dans cette œuvre magistrale de huit cents pages.

Pour ce faire, l’auteur structure et articule sa pensée en quatre parties. Dans une première, Bertrand Joly s’intéresse aux causes du boulangisme, dans la France des années 1880. Dans une deuxième partie, l’auteur évoque la naissance du boulangisme, avant, dans une troisième partie, de détailler les natures et les structures de ce mouvement protéiforme. Enfin, dans une quatrième et ultime partie, l’historien nous trace le récit de la vie et de la mort du boulangisme.

Les causes du boulangisme. La France des années 1880

Bertrand Joly analyse et établit les causes profondes du boulangisme.

La France des années 1880 n’a toujours pas pansé ses plaies. La France sort névrosée de l’humiliante défaite militaire de 1871. Les Français craignent toujours la survenue d’une nouvelle guerre contre l’Allemagne de Bismarck. Cependant, après une période de recueillement (1871-1879), s’ouvre une période que l’auteur qualifie de chauviniste. L’envie de revanche est prégnante dans la société française.

Le régime politique instauré au lendemain de la chute du Second Empire ne convient à personne. Le système représentatif est en crise. Le régime républicain n’est ni conventionnel, comme le souhaitent les « vrais » républicains (radicaux), ni totalement parlementaire, comme l’envisagent les orléanistes. Le régime est alors contesté tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique.

Les lois de 1875 ont établi un régime certes représentatif, mais sans souveraineté du peuple, privé de tout moyen de se faire entendre. À cela s’ajoutent l’instauration d’une présidence de la République, d’un Sénat (institutions auxquelles les radicaux sont totalement opposés) qui conduisent inéluctablement à un blocage constitutionnel et portent en leur sein le germe du futur mouvement boulangiste.

Combattue par les républicains sous le Second Empire, la candidature officielle est devenue la règle après l’instauration de la République. Cela a pour effet de faire douter les Français de l’excellence des institutions publiques et de la moralité des dirigeants républicains. La crise économique et sociale va frapper de plein fouet la France à partir de 1882. La peur du socialisme et la montée du marxisme inquiètent le plus grand nombre. La République conservatrice des Jules (Favre, Grévy, Ferry, Simon), fade et sans panache, mécontente les Français, qui ne se sentent pas gouvernés. La révélation de l’affaire Wilson va causer un malaise dans la société. L’ensemble de ces éléments vont, à partir de 1885, exacerber le mécontentement des radicaux, qui souhaitent la suppression du Sénat et de la présidence de la République. Adversaires farouches du régime républicain, les monarchistes et les bonapartistes aspirent quant à eux à l’effondrement du régime, en vue d’une restauration royale ou impériale. Les socialistes, enfin, aspirent à une République sociale.

Le malaise national au milieu des années 1880 est palpable. Face à un personnel politique républicain qui ne répond pas à leurs attentes et devant des institutions qui ne leur conviennent pas, les Français rêvent d’un homme providentiel. À partir de 1885, tous ces mécontents vont se retrouver pour devenir une force, sinon univoque et durable au moins suffisamment inquiétante pour faire vaciller le régime sur ses fondations.

L’auteur dresse un état des forces politiques en présence dans ce régime instable qu’est la République en 1885.

Au sein de cette République vacillante, les forces politiques se décomposent en deux blocs distincts. À droite de l’hémicycle se trouvent deux formations politiques antagonistes. Il y a tout d’abord les royalistes, encore puissants en province. Ceux-ci aspirent à une restauration royaliste. À leurs côtés se dressent les bonapartistes. La mort du prince impérial est le ferment de la division et de la paralysie du parti entre jérômistes et victoriens, à partir de 1884.

Leurs adversaires républicains, situés à gauche de l’assemblée parlementaire, se subdivisent eux aussi en deux fractions antagonistes. Il y a tout d’abord les opportunistes (gambettistes, ferrystes), républicains modérés et conservateurs. Ceux-ci se confrontent idéologiquement aux radicaux et aux socialistes (divisés entre blanquistes, guesdistes, allémanistes et broussistes), incarnation de la Révolution, de la Commune et de la dictature populaire.

L’année 1885 est un tournant pour les partis politiques français. À droite, les monarchistes et les bonapartistes se désespèrent de pouvoir restaurer, chacun sur le trône, leur prétendant. Au sein même de la majorité républicaine, les opportunistes ne parviennent pas à donner à la France un gouvernement stable. Pour leur part, les radicaux se divisent sur la nature du régime, tandis que les différents courants socialistes s’affrontent. La tentation est grande, parmi les diverses oppositions, de s’adresser à un homme providentiel, qui seul, pourra apporter une réponse aux maux du régime.

Naissance du boulangisme

L’auteur dresse le portrait de Boulanger avant le boulangisme. Officier supérieur, Georges Boulanger a suivi une formation militaire classique. Soldat courageux au feu, il a su se porter au-devant de l’ennemi, tant en Algérie qu’en Cochinchine. Blessé, il n’a pu participer aux campagnes désastreuses de l’été 1870. Cependant, il fut impitoyable lorsque la mission lui fut donnée d’écraser la Commune.

Bien que doué d’une intelligence moyenne, sans culture solide, l’homme est toutefois ambitieux. Irréfléchi, sans convictions ni projet précis, il a toutefois confiance en son étoile. Quelles sont ses idées ? Bien souvent celles des autres. C’est ainsi qu’il parvient à gravir irrésistiblement les échelons. Arriviste, il sait se rapprocher des personnages les plus influents pour parvenir à ses fins. Ainsi devient-il le plus jeune général de brigade de France à seulement 43 ans !

Boulanger jouit cependant d’une qualité rare que Gambetta était le seul homme politique à posséder, l’art de la mise en scène. En effet, Boulanger est un formidable communicant, qualité fort utile pour celui qui veut faire sa promotion afin de parvenir au pouvoir.

Dans le chapitre cinq, l’auteur s’arrête sur les élections générales de 1885, qui inaugurent un préboulangisme. Le pays traverse une crise politico-institutionnelle depuis 1874. La chute de Ferry n’a été que le révélateur du contentieux existant entre opportunistes et radicaux. L’exacerbation de ce contentieux au sein de la famille républicaine va se faire jour en 1883, après qu’une nouvelle fois, la Chambre repousse la révision des lois constitutionnelles, cheval de bataille des radicaux.

Ces dissensions parmi les républicains conduisent radicaux et opportunistes à s’affronter dans un département sur deux lors de ces élections de 1885. Face à des républicains divisés, les conservateurs s’unissent et pensent être aux portes du pouvoir à l’issue d’un premier tour qui leur est largement favorable. Devant la menace de voir les forces conservatrices remporter ces élections, opportunistes et radicaux se résignent à s’unir pour le second tour qu’ils remportent aisément. La victoire est finalement républicaine. Ceux-ci sont condamnés à s’entendre.

Finalement, si ces élections aboutissent à la constitution d’une concentration républicaine, aucun des deux camps républicains n’est majoritaire dans la nouvelle Chambre. Plutôt que de régler les problèmes, les élections de 1885 vont en créer de nouveaux, bien plus redoutables encore.

Les chapitres six et sept nous présentent le séjour de Boulanger rue Saint-Dominique. Laissant croire aux radicaux qu’il est des leurs, Boulanger devient ministre durant les premiers jours de janvier 1886 grâce à Clemenceau qui l’impose à Freycinet, nouveau chef du gouvernement.

Boulanger ne tarde pas à faire montre d’un art maîtrisé de la propagande. S’il est reconnu comme étant un mon ministre faute d’être un grand ministre.

Cependant, en seulement quelques mois, Boulanger parvient à atteindre son but : faire parler de lui et acquérir une popularité certaine. Pour ce faire il use abondamment des fonds secrets pour organiser sa propagande (journaux et brochures). Il crée au sein même du ministère un bureau de la presse et reçoit les journalistes à seules fins de faire sa promotion. Ce général très en vue et m’as-tu-vu dérange. S’il est maintenu dans le gouvernement Goblet après la chute du cabinet Freycinet, ses jours au ministère de la Guerre sont dorénavant comptés.

En effet, nombreux sont ceux à voir en Boulanger un péril pour la République. Certaines rumeurs vont bon train quant à l’imminence d’un coup d’État militaire. Boulanger se dit revanchard. Il joue un jeu dangereux avec ses déclarations martiales envers l’Allemagne. L’affaire Schnaebelé en est le meilleur exemple. Si ces positions bravaches inquiètent les opportunistes, elles sont cependant favorablement accueillies par l’opposition de droite.

Les républicains parviennent finalement à se débarrasser de Boulanger, ce dernier n’étant pas reconduit dans le gouvernement Rouvier. Si son éviction est légalement parfaitement légitime, symboliquement, la chute du ministre de la Guerre a les apparences d’un complot ourdi par la classe politique discréditée contre un homme dont la seule faute est d’être populaire.

Le chapitre huit, nous apprend que, devenu trop encombrant pour le pouvoir, Boulanger est envoyé à Clermont-Ferrand pour y commander le 13e corps d’armée. Son départ pour la capitale auvergnate est marqué par la présence d’une foule venue en nombre (environ dix mille personnes) en gare de Lyon, pour l’empêcher de partir.

Bientôt le scandale dit des « décorations » éclate au grand jour, et avec lui tout l’affairisme prouvé jusqu’au sommet de l’État. La chute de Rouvier, puis la démission du président de la République, Jules Grévy, le 2 décembre 1887, enfin l’élection du terne Sadi Carnot, élu pour faire barrage à Jules Ferry, sont les signes que la République va mal. Pour beaucoup, Boulanger est le seul capable de relever nos institutions. Beaucoup parmi les radicaux, dans une moindre mesure au sein des opportunistes, indignés contre ces scandales, se rapprochent inéluctablement de Boulanger.

L’auteur consacre le chapitre neuf de son ouvrage aux débuts du boulangisme, en réponse à la crise du régime causée par la désunion entre opportunistes et radicaux. Boulanger effectue de nombreux aller-retour depuis Clermont-Ferrand jusqu’à Paris. Là il rencontre radicaux, royalistes et autres dirigeants bonapartistes et développe avec eux le moyen de peser sur le pouvoir.

Les élections partielles du 26 février 1889 dans sept départements vont être un révélateur. En effet, elles sont un échec cuisant pour les opportunistes. Pourtant non-candidat, Boulanger obtient de bons scores, ratissant des voix auprès des royalistes dans certains départements, récupérant des voix bonapartistes et radicales dans d’autres.

Inquiet par les résultats électoraux de Boulanger, le pouvoir opportuniste décide de le mettre en non-activité. En agissant ainsi, le gouvernement commet une grave erreur. Des comités républicains de protestation nationale (CRPN) sont ainsi fondés par quelques députés et journalistes radicaux. Ces derniers appellent à voter pour Boulanger dans les Bouches-du-Rhône. Contre toute attente, Boulanger arrive en tête au premier tour de scrutin dans le département de l’Aisne, devant un certain Paul Doumer.

N’ayant pas pris la mesure des événements, le pouvoir met Boulanger à la retraite d’office, le rendant ainsi éligible ! Disposant désormais d’un état-major, d’une presse, de fonds et d’un ersatz de programme, Boulanger peut faire campagne à visage découvert et risquer de faire trembler le pouvoir opportuniste.

Natures et structures du boulangisme

Bertrand Joly identifie les différentes composantes politiques ayant rallié Boulanger. Il dresse ensuite une géographie, un mode de fonctionnement et enfin sociologie du boulangisme.

Officiellement, il s’agit d’un mouvement républicain dirigé par le Comité républicain national (CRN). En réalité, cet organe directeur est une coquille vide. Composé de radicaux, de socialistes (blanquistes), de bonapartistes et de royalistes, sans unité politique ni direction claire, démuni de programme politique cohérent, le CNR ne sert à rien, hormis de caution républicaine à Boulanger. Malgré cela, la tactique du CRN est simple : arriver au pouvoir par la voie des urnes pour ensuite réviser les lois constitutionnelles. Cependant, deux courants antagonistes s’opposent sur cette tactique. Aux colombes s’opposent les faucons, partisans de la manière forte. Agissant lui-même en dehors de ce CNR, Boulanger propose un programme clair aux Français : révision, dissolution, constituante. Pour ce faire, il entend agir démocratiquement, répudiant ainsi toute dictature. Prenant pour modèle politique les États-Unis d’Amérique, se voulant l’héritier politique de Gambetta, Boulanger propose une République ouverte, libérale et démocratique.

Chef d’un mouvement profondément hétérogène, sans ligne programmatique définie, Boulanger ne peut compter que sur ses qualités de communicant et sur les fonds qui sont mis à sa disposition par les royalistes. Chef de file d’un mouvement jusque-là inconnu en France, beaucoup parmi ses adversaires voient en lui l’instaurateur d’un futur régime de type consulaire.

Le chapitre douze s’intéresse cette extrême gauche qui se rangea derrière celui qui fit couler beaucoup de sang durant l’écrasement de la Commune. En effet, Bertrand Joly s’interroge sur ce rapprochement politique contre nature. Lorsqu’ils rejoignent Boulanger, les radicaux (intransigeants) et les socialistes (blanquistes, guesdistes et anarchistes) sont avant tout des républicains jacobins et des patriotes, conventionnels et anticléricaux. Tous partagent avec Boulanger leur haine commune de l’opportunisme. Tous ont pour ennemi commun le « ferrysme ». Ainsi, tous les moyens sont bons pour mettre à bas ce régime, quitte à s’allier implicitement avec la droite, elle aussi condamnée à une opposition politique stérile.

L’auteur s’arrête sur la Ligue des patriotes. Seule vraie force militante du mouvement initié par Boulanger, les membres de la LDP s’opposent rapidement aux radicaux au sein de l’état-major boulangiste. Chef de file de la LDP et gambettiste convaincu, Déroulède est foncièrement républicain et met en garde Boulanger de ne pas devenir un nouveau Monk. La cohabitation entre les membres de la LDP et ceux des comités boulangistes ne tarde pas à devenir difficile. En effet, tout oppose Déroulède à la majorité des membres du CRN. Les points de divergence sont nombreux sur les buts à atteindre et la stratégie pour y parvenir. Le boulangisme de Déroulède est conditionnel et dominateur. La LDP est incontestablement le meilleur mouvement révisionniste, le plus fort, le plus uni au sein de ce mouvement boulangiste hétérogène et désuni.

Les chapitres suivants s’intéressent à deux forces politiques, par essence antirépublicaines : les royalistes et les bonapartistes. Contre toute attente celles-ci se joindront à Boulanger.

Le soutien des royalistes à Boulanger n’est qu’un aveu d’impuissance. En effet, pour survivre politiquement, les royalistes ont besoin de Boulanger. Malgré les réticences du prétendant au trône, royalistes et boulangistes nouent une alliance largement favorable à Boulanger, lui promettant force argent et leur électorat. En échange, Boulanger leur promet une restauration.

Le ralliement bonapartiste à Boulanger est différent. Assimilé à un néo-césarisme par ses adversaires radicaux et opportunistes, l’alliance entre eux paraît naturelle. Le prétendant bonapartiste, le prince Jérôme, est idéologiquement proche des radicaux. Son fils et héritier, le prince Victor quant à lui, est proche des royalistes. Si le père et le fils divergent politiquement, ils convergent stratégiquement en s’alliant à Boulanger. Le boulangisme doit beaucoup idéologiquement au bonapartisme. Boulanger saura se servir de cette tactique plébiscitaire pour remporter plusieurs succès électoraux en terres bonapartistes.

Toutefois, l’adhésion bonapartiste à la campagne révisionniste poursuivie par Boulanger achèvera de détruire le bonapartisme de gauche tout en sapant celui de droite, en démontrant qu’un césarisme non dynastique est possible. Le soutien des bonapartistes au boulangisme causera leur perte et leur disparition quasi définitive du paysage politique national.

Le chapitre seize est consacré aux catholiques, aux antisémites ainsi qu’aux intellectuels chez qui Boulanger a pu trouver des sympathisants ponctuels et dispersés. Barrès en est le parfait exemple. Cette dernière catégorie de familles politiques et spirituelles ralliées à la cause boulangiste est à la marge cependant. Même si a priori les catholiques français se rallient à Boulanger avec l’accord du Saint-Siège, le phénomène est marginal. Il l’est encore plus chez les protestants, beaucoup plus attachés aux valeurs de la République.

Enfin, Bertrand Joly considère que le boulangisme ne peut être qualifié d’antisémite. Chef de file des antisémites, Drumont s’intéresse au boulangisme sans jamais se rallier à lui.

L’auteur tente d’établir une géographie et une sociologie au boulangisme. L’implantation boulangiste en province est cependant difficile à évaluer, faute d’études approfondies pratiquées dans chaque département. Cependant, c’est en province que le boulangisme s’affirme à partir des élections partielles de l’Aisne, le 25 mars 1888. Entre cette date et le 27 janvier 1889, le boulangisme va remporter six victoires (dans le Nord, la Somme, la Dordogne, la Charente-Inférieure, enfin la Seine) à l’occasion de vingt et une élections législatives partielles.

Le pouvoir politique se gagne en province. En effet, en 1888-1889, le département de la Seine n’élit que 7 % des députés et 3 % des sénateurs. Cependant, le boulangisme ne parvient pas à s’implanter dans la société. Son audience géographique dépend de ses alliances locales, selon qu’elles soient radicales, boulangistes ou royalistes. Les succès électoraux du boulangisme ne sont qu’éphémères et ne répondent qu’aux protestations locales du moment.

Si Boulanger est un général, le monde militaire ne lui est pas acquis. Le corps des officiers est socialement conservateur et garant des institutions républicaines, il ne peut qu’être hostile aux desseins de Boulanger.

Le mouvement boulangiste dispose de moyens considérables. Pour concourir au suffrage universel, Boulanger sait pouvoir compter sur une presse protéiforme (radicale, royaliste et bonapartiste). Prenant modèle sur les élections américaines, Boulanger maîtrise l’art de la propagande. Il organise des meetings dont la modernité détonne avec les campagnes électorales de l’époque. Les élections coûtent cher. Grâce à Dillon, royaliste rallié à lui, Boulanger sait pouvoir compter sur une manne d’argent considérable, les millions de la duchesse d’Uzès. Totalement exsangues, les bonapartistes ne pourront pas contribuer financièrement au mouvement boulangiste. Doté d’une presse médiocre, mais disposant de ressources financières conséquentes, Boulanger n’est cependant pas capable d’organiser et de diriger son mouvement, ne s’y intéressant guère. Seuls Dillon (royaliste) et Laguerre (socialiste) tenteront de se partager l’exercice de ce mouvement politique sans véritable direction.

Vie et mort du boulangisme

Bertrand Joly retrace les événements qui vont conduire à la mort politique du boulangisme et, in fine, à la propre mort de Boulanger.

Les premiers succès électoraux du boulangisme donnent rapidement naissance à l’antiboulangisme. Les premiers à rompre avec Boulanger sont les radicaux. La fondation du CRN marque la rupture entre Boulanger et Clemenceau, qui pour lutter contre l’inexorable mouvement boulangiste, fonde la Société des droits de l’homme et du citoyen. Bientôt les socialistes viennent grossir les rangs de ce mouvement présidé par Clemenceau. Nonobstant, d’avril à août 1888, le boulangisme est conquérant. Le mois d’avril est un véritable triomphe électoral pour Boulanger, élu à la fois en Dordogne et dans le Nord. Lors de l’élection partielle du 17 juin 1888 dans le département de la Charente, les bonapartistes acceptent de s’effacer devant Boulanger uniquement, mais refusent de laisser la place à Déroulède, candidat boulangiste, lui opposant un candidat bonapartiste qui l’emporte facilement. Boulanger subit une nouvelle défaite en Ardèche le mois suivant, avant de remporter trois élections le mois d’août suivant en Charente-Inférieure, dans le Nord et dans la Somme, créant ainsi une vive émotion dans le camp républicain.

Cette triple élection pose question. N’est-elle qu’un feu de paille ou bien le signe avant-coureur d’un véritable raz-de-marée boulangiste aux prochaines élections générales ?

Les chapitres vingt et un et vingt-deux relatent cette période d’attente entre la triple victoire électorale de Boulanger durant l’été 1888 et l’élection partielle de la Seine, le 27 janvier 1889. Dorénavant, Boulanger refuse toute nouvelle candidature, sauf dans la capitale. L’occasion lui en est donnée après la mort d’un député radical de la Seine, Auguste Hude, le 23 décembre 1888.

Le danger boulangiste est grand. Les républicains ne parviennent que difficilement à trouver un candidat à opposer à Boulanger. Opportunistes et radicaux se divisent encore et toujours. Aussi, Floquet, président du Conseil radical appelle-t-il à l’union l’ensemble des républicains pour faire font commun contre le boulangisme dans ce bastion du radicalisme. Contre toute attente, Boulanger remporte cette élection. Attablé avec Thiébaud et Déroulède dans les salons du restaurant Durand, la légende veut que Boulanger soit invité par ses lieutenants à franchir le Rubicon en marchant sur l’Élysée. Selon Bertrand Joly, il n’en est rien. A priori, ni Thiébaud ni Déroulède ne l’y invitent. Cette victoire symbolique de Boulanger ne manque cependant pas d’effrayer le pouvoir. Floquet souhaite revenir au scrutin d’arrondissement afin d’endiguer une éventuelle victoire boulangiste lors des prochaines élections générales.

En remportant cette élection, paradoxalement, Boulanger commet une erreur stratégique en cristallisant contre lui les peurs de l’ensemble de la famille républicaine, qui compte faire bloc contre ce dernier à l’occasion des prochaines élections législatives.

C’est ensuite l’inexorable chute de Boulanger. Constans, ministre de l’Intérieur du gouvernement Tirard – qui vient de succéder à Floquet – va causer la perte du boulangisme et de Boulanger lui-même. Politicien roué, le nouveau locataire de la place Beauvau laisse « fuiter » dans la presse l’arrestation imminente de Boulanger ainsi que son intention d’engager des poursuites contre la LDP, l’accusant de complot contre la République. Boulanger prend aussitôt la fuite pour Bruxelles tandis que la LDP est dissoute. Profitant d’une accalmie politique, Boulanger revient en France. Il prononce un discours à Tours le 17 mars 1889, à la fois profession de foi républicaine et main tendue à la droite pour les prochaines élections législatives. Finalement, Boulanger reprend une nouvelle fois le chemin de la Belgique lorsque Constans déclare vouloir engager des poursuites contre lui ainsi que contre les dirigeants de la LDP. Devenu trop encombrant, le gouvernement belge l’invite à quitter son sol. Finalement, Boulanger part s’exiler à Londres.

En prenant ainsi la fuite, Boulanger se décrédibilise aux yeux de ses alliés et encore plus auprès de son électorat. Les conséquences sont immédiates. Entre mars et juin 1889, les différentes élections partielles (aux conseils d’arrondissement, aux conseils municipaux, aux sénatoriales) marquent un net reflux boulangiste partout en France. L’échec aux élections cantonales du mois de juillet 1889 est patent. Boulanger ne parvient à se faire élire que dans 13 cantons alors qu’il espérait en remporter au moins 80.

Condamné avec Rochefort et Dillon, par la Haute Cour, à la déportation dans une enceinte fortifiée, Boulanger n’a pas le courage de revenir en France afin d’assumer ses actes et purger sa peine. C’est avec une facilité déconcertante que le pouvoir républicain a pu se débarrasser de ce général qui a réussi à faire vaciller sur ses fondations la République.

Le chapitre vingt-cinq est consacré aux élections législatives des 22 septembre et 6 octobre 1889. Le retour au scrutin d’arrondissement, corrélé à l’interdiction des candidatures multiples, met à mal la tactique fondée sur la personne de Boulanger. L’argent royaliste ne parvient pas à pallier à l’anarchie qui règne dans ce qu’il reste de l’état-major boulangiste concernant la désignation des candidats. Dans le même temps, royalistes et boulangistes s’organisent en vue de cette élection. In fine, les républicains (socialistes, radicaux et opportunistes) obtiennent 364 sièges, l’opposition monarchiste seulement 212 (107 pour les royalistes, 56 pour les bonapartistes, enfin seulement 42 pour les boulangistes). Cet échec pour le camp conservateur n’est pas uniquement celui du boulangisme, mais celui de la droite dans son ensemble. Boulanger espérait un grand raz-de-marée électoral en sa faveur. Sa désillusion est à la hauteur de ce qu’étaient ses espérances. Finalement, l’électorat changeant, versatile et polymorphe lui préfère un satu quo républicain plutôt qu’un homme providentiel au programme flou, sinon quasi inexistant.

Un dernier coup est porté à la droite lorsqu’à la suite de ces élections, la Chambre prononce 22 invalidations et 6 annulations de vote. À cette occasion, 11 députés boulangistes sont invalidés, ce qui réduit comme peau de chagrin leur représentation parlementaire. Cet échec électoral ne marque cependant pas la fin du boulangisme. Le plus dramatique reste encore à venir.

Le chapitre vingt-six s’intéresse aux conséquences de cette défaite électorale pour la droite. En effet, comme le remarque fort justement Bertrand Joly, les divisions au sein de la droite, contrastent avec l’unité des républicains. La division plénière des droites est un échec. Certains royalistes songent à rallier la République. Déjà divisés entre jérômistes et victoriens, les bonapartistes voient Cassagnac proposer son solutionnisme. Les bonapartistes ne se remettront pas de l’épisode boulangiste.

Bientôt le mouvement boulangiste connaît ses premières défections : Déroulède, Millevoye, Laguerre, Naquet et d’autres encore abandonneront ce vaisseau fantôme sans capitaine. La décrue boulangiste se poursuit à l’occasion de législatives partielles dans six départements (Dordogne, Loire, Morbihan, Tarn-et-Garonne, Vienne et Haute-Vienne), où les boulangistes invalidés ne sont pas réélus.

Les élections municipales parisiennes (27 avril et 4 mars 1890) sont le point d’orgue de l’épisode électoral boulangiste. Véritable désastre électoral, les boulangistes n’obtiennent que 2 sièges sur 80 à pourvoir, alors que les radicaux, grands vainqueurs de ce scrutin, ne sont qu’à 2 sièges de la majorité absolue.

Les derniers chapitres relatent la disparition de Boulanger et l’après-boulangisme. Exilé sur l’île de Jersey avec sa maîtresse, Mme de Bonnemain, Boulanger est mortifié par la parution des Coulisses du boulangisme. Il ne manque pas de blâmer celui ou ceux ayant écrit ce brûlot. À cette époque, rares sont à lui être restés fidèles. Déroulède a échoué dans sa tentative de reprise en main de ce mouvement en totale déliquescence.

Boulanger et sa maîtresse quittent Jersey pour Bruxelles. Souffrante, Mme de Bonnemain meurt peu après son arrivée en Belgique. Boulanger est anéanti. Il prend la décision de rédiger deux testaments. Le premier est privé et le second est politique. Dans ce dernier testament, Boulanger ne remet aucunement en cause ses actes. Le lendemain, il se suicide sur la tombe de sa maîtresse. Contre toute attente, sa mort ne suscite guère d’émotion dans l’opinion publique. Clemenceau aura ce mot, devenu célèbre : « Il est mort comme il a vécu, en sous-lieutenant. »

Le général est bien vite oublié. Les rares fidèles à venir se recueillir sur sa tombe d’Ixelles se comptent sur les doigts d’une main. Dès 1909, plus personne ne prend la peine de faire le pèlerinage sur sa tombe.

Nombreux sont les anciens boulangistes à se murer dans le silence plutôt que d’avoir à s’exprimer sur leur ancien héraut. Seul Déroulède porte un jugement sévère sur le boulangisme, qui à ses yeux fut « une erreur, mais une erreur sincère. »

En conclusion, Bertrand Joy tente de définir la nature réelle du boulangisme. Lui-même reconnaît que le boulangisme est difficile à définir. L’auteur considéré que ce mouvement n’est ni à droite, ni à gauche, mais né de la rencontre des deux et qu’il ne peut exister si l’une de ces deux composantes manque à la formule. En cela, le boulangisme a contribué à modifier en profondeur les frontières entre la gauche et la droite. Par son ralliement à Boulanger, la droite a retardé la création d’un grand parti conservateur, tandis qu’à l’extrême gauche de l’échiquier politique, ce ralliement déportait vers la gauche modérée les radicaux.

Bertrand Joly reprend la formule classique qui tend à considérer que le boulangisme représente l’acte de naissance du nationalisme, l’affaire Dreyfus étant son acte de baptême. Bertrand Joly précise que si Boulanger est le précurseur du nationalisme, il n’en a cependant pas la primeur. Pour l’auteur, le boulangisme est avant tout un appel au soldat autant qu’un appel à la foule.