L’ouvrage comprend ainsi deux niveaux de lectures. Il s’agit d’abord d’une micro – histoire du nationalisme français au tournant du XXème siècle. Fondé sur un très impressionnant dépouillement d’archives privées, l’auteur décrit de manière précise les enjeux et les débats qui animent les milieux nationalistes, enjeux politiques et doctrinaux, mais aussi littéraires et sociaux, voire rivalité personnelles. A un second niveau, celui de l’histoire longue, Laurent Joly montre comment l’ Action française réalise la synthèse du royalisme et de l’extrême-droite moderne : fanatisme de secte, hostilité à la République, haine du peuple et du suffrage universel, antisémitisme, xénophobie, appel au coup d’ Etat et au régime autoritaire, rupture avec l’image traditionnelle du roi qui « règne ,mais ne gouverne pas »remplacée par l’image d’un roi dictateur. De manière plus contemporaine l’ouvrage peut être lu comme une mise en garde contre les dangers que représente l’idéologie de partis et de mouvements antiparlementaires et xénophobes.
Mise en perspective
L’histoire de l’ Action française ( Af) ne peut se comprendre sans une mise en perspective historique. En 1815, certains monarchistes extrémistes, les Ultras, rêvent d’une restauration de la monarchie absolue et de l’ Ancien Régime. Puissant sous le règne de Charles X, l’ultracisme décline rapidement et les tergiversations du comte de Chambord dans les années 1870 marquent son échec. A la fin du XIXème siècle, le royalisme est cependant loin d’avoir disparu. Les royalistes représentent environ 8% des électeurs, ils possèdent une puissance foncière non négligeable, mais beaucoup d’entre eux sont favorables à une monarchie parlementaire et sont donc éloignés des idées de l’ Af. Les monarchistes reconnaissent la légitimité du duc d’Orléans, le comte de Paris, dont Laurent Joly dresse un portrait sévère : dilettante, sans réelle envergure intellectuelle et politique, et surtout rallié à l’antisémitisme, puis à l’ Af au moment de l’ affaire Dreyfus. Toutefois, à la fin du XIXème siècle se développent d’autres formes d’extrémisme qui épousent la démocratisation de la vie politique. Le bonapartisme et le boulangisme provoquent le développement du césarisme c’est à dire le rêve d’une république autoritaire et plébiscitaire dirigée par un homme « fort » de préférence un militaire. C’est aussi l’époque du développement de l’antisémitisme avec la publication de « la France juive » d’ Edouard Drumont en 1886. C’est enfin l’époque du développement du nationalisme dont une figure essentielle est celle de l’écrivain Maurice Barrès ( 1862-1923), inventeur du terme de « nationalisme », qui rêve d’ en être le Victor Hugo. Aux idéaux de la Révolution Française, il oppose ceux de la « terre et ( des) morts », et de l’enracinement historique, enracinement fortement teinté de xénophobie et d’antisémitisme. Théories fumeuses, comme l’avait souligné Durkheim. Membre de l’Af dès l’origine, Barrès ne deviendra pas monarchiste et restera fidèle à une république autoritaire et césarienne. L’ Affaire Dreyfus vient cristalliser les mouvements nationalistes. Face aux dreyfusards, les antidreyfusards clament leur attachement à l’ordre, à l’armée et sont la fois antiparlementaires et violemment antisémites. C’est aussi l’époque de la fondation des ligues nationalistes comme la Ligue des patriotes de Déroulède ou de la Ligue de la Patrie française dont font partie les fondateurs de l’ Af . Les tensions s’exacerbent en 1898-1899, lors de la découverte du faux document forgé par le Commandant Henry et lorsque l’on s’achemine vers la révision du procès du capitaine Dreyfus. En février 1899, Déroulède essaie d’entraîner certains régiments de l’armée dans un coup d’Etat. En juin 1899 le Président de la République Emile Loubet est violemment pris à partie et frappé par des manifestants monarchistes ce qui provoque la formation du gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau. C’est dans ce contexte que naît l’ Action Française.
La naissance de l’ Af « cerveau « et laboratoire des ligues- l’impasse du nationalisme césarien- 1898-1900.
L’ Action Française naît le 20 juin 1899. Son fondateur Henri Vaugeois est un bourgeois déclassé et surtout un « dominé » intellectuel. Professeur de philosophie dans un collège de province, animé de grandes ambitions intellectuelles et politiques, il ne « fait pas le poids « ni intellectuellement, ni en terme de reconnaissance sociale face aux universitaires dreyfusards ou face aux « poids lourds « du nationalisme que sont Barrès et Maurras. Il est d’abord membre, ainsi que son ami Maurice Pujo, dont la carrière intellectuelle est proche de la sienne de la Ligue pour l’action morale dirigée par des universitaires dreyfusards. A partir de 1898, Vaugeois s’en éloigne et se rapproche des milieux nationalistes. Ce sont Vaugeois et Pujo qui sont à l’origine de l’expression « action française », c’est à dire d’un engagement qui doit être mené uniquement à l’aune des intérêts nationaux ( définis par les nationalistes bien sûr) et non à l’aune des droits de l’homme. Ils deviennent ainsi des partisans du nationalisme dont le plus notable représentant est Maurice Barrès. Le nationalisme est marqué par une forte hostilité au parlementarisme ainsi que par l’antiprotestantisme et l’antisémitisme. Vaugeois et Pujo cherchent à doter les ligues nationalistes et antisémites d’une armature intellectuelle comparable à celle des associations dreyfusardes. Ils adhèrent d’abord à la Ligue de la patrie française qui obtient d’importants succès aux élections municipales de Paris en 1900, puis s’en éloignent lorsque celle-ci se montre prudente face à la tentative de coup d’ Etat de Déroulède en février 1899. Le 20 juin 1899, au moment où se profile le procès en révision du capitaine Dreyfus, le procès de Rennes, se tient donc la réunion fondatrice de l’ Action Française. Vaugeois développe les thèmes traditionnels des nationalistes : la dénonciation des Droits de l’ homme , l’affirmation d’un nationalisme ethnique, l’antisémitisme ( on crie « A bas les juifs « lors de la réunion) l‘antiparlementarisme. Vaugeois se prononce pour une dictature césarienne et n’exclut pas un coup d’Etat. Le cœur du travail de l’Af, c’est la publication d’une revue bimensuelle dont l’objectif est de fournir des arguments intellectuels aux ligues, d’en être le « laboratoire » Dès le début, Barrès et Maurras y jouent un rôle important. La revue développe des thèmes connus : la primauté du nationalisme (« Entre Français, citoyen d’un Etat évidemment trahi par la faction qui le gouverne,…toutes les questions pendantes doivent être coordonnées et résolues par rapport à la nation »), la référence aux « instincts héréditaires français »,l’hostilité au parlementarisme, l’hostilité aux juifs qui saperaient une communauté originelle mythifiée. Barrès y joue d’abord un rôle prépondérant et l’ Af fait un éloge appuyé de son dernier roman« l’Appel au soldat ».Elle ouvre ses pages à des racistes fanatiques comme Jules Soury qui évoque « l’éternelle lutte entre le sémitisme et l’ aryen ».Toutefois, si Vaugeois se rallie au royalisme de Maurras, Barrès demeure fidèle au nationalisme césarien et au modèle d’une république autoritaire, modèle qui trouvera son expression postérieure dans le fascisme, et s’éloigne peu à peu de l’ AF où s’affirment la personne et la doctrine de Maurras.
Charles Maurras et la conquête royaliste de l’ Af
Charles Maurras (1868-1952) parvient à imposer sa conception du royalisme, le « nationalisme intégral » à l’ Af par son ascendant intellectuel, mais aussi par son charisme et son obstination monomaniaque à imposer son système de pensée. Né dans une famille ultra- royaliste du Midi, presque totalement sourd, ayant perdu la foi à l’adolescence et fasciné par la civilisation grecque, personnalité complexe ( il est à la fois marqué par la crainte de la dissolution personnelle, mais surtout par un grand désir d’ordre, la hantise de la décadence, soucieux de construire une doctrine cohérente et obsédé par le souci de l’imposer),il est d’abord proche des milieux poétiques provençaux. Ses premiers essais sont des essais littéraires, mais Maurras éprouve un intérêt marqué pour « la France juive » de Drumont ( Maurras ne renoncera jamais à un antisémitisme très violent qui tourne parfois à l’appel au meurtre) et montre un mépris peu commun des classe populaires. Avant tout journaliste et théoricien politique Maurras élabore la doctrine du néo – royalisme, le « nationalisme intégral » qui cherche à concilier retour à la monarchie et politique moderne, fondé, croit –il, sur la science et la sociologie. Très marqué par les oeuvres d’ Auguste Comte qui à la fin de sa vie se montrait favorable à un régime autoritaire, Maurras plaide pour un retour à la monarchie, non pas une monarchie libérale mais une monarchie autoritaire et de « salut public » (on est bien dans un modèle contre –révolutionnaire) dans laquelle le roi exercerait les pouvoirs d’un dictateur. Cette monarchie devrait être à la fois autoritaire, hiérarchique , xénophobe, antisémite décentralisée et s’appuyer sur la famille, les notables. Il n’exclut pas un coup d’ Etat pour parvenir au pouvoir. De plus, il impose sa « marque » à ce que sera l’ af par la suite : la violence verbale, l ’invective , dans le débat intellectuel et politique. En 1900 , Maurras lance une « Enquête sur la monarchie » pour faire connaître sa doctrine. Certains se rallient à ses idées, mais d’autres demeurent attachés au modèle césarien ou à la monarchie libérale. Certains monarchistes dénoncent « la secte maurassienne » et se méfient de son fanatisme et de son mépris du peuple et des institutions libérales. Parfois menacée de disparition, après l’effondrement électoral du nationalisme au début du XXème siècle et l’apaisement des tensions à la fin de l’ Affaire Dreyfus, la revue parvient à trouver des financements auprès de riches monarchistes et en 1908, l’ Af devient un journal quotidien.
En fin de compte quelle est la signification de la naissance et du succès de l’ Af au sein de l’extrême –droite ? Pour Laurent Joly, l’ Af marque la synthèse entre le royalisme ultra et l’extrême- droite moderne. Certes, l’ Af se distingue par son royalisme et son refus de la démocratie plébiscitaire. Mais son nationalisme ethnique, sa conception d’un gouvernement oligarchique et autoritaire ( « dictateur et roi ») , son antisémitisme, sa xénophobie ,, ses attaques contre les « ennemis de l’intérieur » son refus de la légalité républicaine son appel au coup d’ Etat, la violence de ses attaques et la sacralisation de la politique comparable à celle des régimes fascistes, l’apparentent aux extrême- droites du XX ème siècle. On comprend ainsi que Maurras ait accueilli le régime de Vichy qui mit en œuvre de nombreuses conceptions de l’ Action française comme une « divine surprise ».