Agrégée d’histoire, Dominique Thoirain est une professeure d’histoire géographie aujourd’hui à la retraite. Élevée dans une famille communiste parisienne admiratrice de l’URSS, elle apprend le russe au collège et ses parents l’envoient dans un camp de vacances au bord de la Mer Noire alors qu’elle a quinze ans. Elle y découvre la patrie du socialisme, qui est aussi celle de sa grand-mère. Militante du Parti communiste français, elle est restée longtemps pleine d’espoir envers un système dont elle voulait croire qu’il allait changer l’homme et la société. Lors de son premier séjour en URSS en 1964, elle rencontre Sergueï, un jeune et beau nageur de compétition, avec lequel elle noue une relation amicale qui durera jusqu’au début des années 1990. Durant ces décennies Dominique Thoirain séjourne à de nombreuses reprises en URSS puis dans l’espace postsoviétique, dont deux années passées comme lectrice à l’Université de Kharkov. Elle mène aussi des recherches sur le système éducatif soviétique qui aboutiront à la soutenance d’une thèse en sociologie de l’éducation en 1993, Valeur-école-jeunesse : le cas du patriotisme dans l’école soviétique, ainsi qu’à la publication de plusieurs articles dans des revues spécialisées.
Un livre d’une grande richesse à l’écart des typologies classiques
Il n’est pas facile de caractériser ce livre dans la mesure où il n’entre pas aisément dans une typologie classique. C’est le récit d’une amitié difficile, et si l’on perçoit parfois qu’elle fut proche de l’amour, là n’est pas le sujet tant est grande la réserve de l’auteur. C’est le récit de la découverte de l’univers soviétique par une communiste occidentale qui doit assumer ses désillusions et qui jamais ne renonce à analyser et à comprendre (elle est historienne !). C’est donc aussi un récit sobre et précis des réalités quotidiennes de la vie en URSS. C’est encore, peut-être surtout, le récit des difficultés d’être de Sergueï, un homme cultivé et sensible, qui veut être libre dans un pays qui est le sien et qui est totalitaire. C’est enfin le récit du crépuscule de l’URSS et des mutations de la Russie, avec toutes les conséquences qu’il a sur Dominique et sur Sergueï, l’un découvrant avec enthousiasme la liberté qui semble triompher avant d’être broyé par le système, l’autre devant assumer encore et toujours davantage de désillusions devant l’échec du système dans lequel elle voulait croire, puis au spectacle des ravages du libéralisme en Russie.
La structure du livre est chronologique, les chapitres étant centrés sur des rencontres en URSS et sur une correspondance au contenu politique, voire philosophique, soutenu. Dominique parle russe, mais Sergueï ne parle pas français. Tout au long de son récit, elle s’adresse à lui et a recours à de nombreuses citations de correspondances qu’elle a conservées.
Chacun voit dans l’autre un jeune plus heureux que lui-même
Les deux jeunes protagonistes de cette histoire qui n’est pas un roman se sont rencontrés dans un hôtel-foyer de Moscou au cours de l’été 1964. Elle est en transit, au retour d’un séjour dans un camp de pionniers au bord de la Mer Noire ; il est en stage d’entraînement de natation avec un groupe de sportifs de haut niveau. Il a 17 ans et rêve de connaître Paris et d’être aussi libre qu’elle semble l’être. Elle a « été élevée au cœur de Paris (…) dans l’agitation permanente du militantisme de (ses) parents, nostalgiques de leur passé de résistants« . Son enfance et son adolescence « sont baignées dans une culture familiale qui glorifie l’épopée bolchévique« . Ses parents sont revenus enchantés d’un voyage en Union Soviétique. Ils l’envoient dans un camp de pionniers en URSS avec d’autres enfants de responsables communistes. Elle n’est pas dépaysée : « drapeaux, chants, portraits de Lénine, tout me rappelait une culture acquise dans le giron familial« . Elle partage la vie des pionniers : réveil au clairon, séances de gymnastique, activités planifiées, projections de films « au contenu idéologique appuyé« .
De 1964 à 1969, ils correspondent par lettres, en russe (encore approximatif pour Dominique) et échangent quelques cadeaux. Il lui raconte ses voyages à travers l’URSS, sans autorisation ni titres de transport et elle rêve à ces vastes espaces. Il entreprend des études de géologie et part l’été en mission en Asie centrale. Pour lui, elle a la chance de vivre en Occident ; pour elle, il a la chance de vivre en URSS !
Sergueï supporte mal un système que Dominique théorise et idéalise
En 1968, ils se rencontrent à Moscou où elle encadre un groupe d’étudiants. Ils se promènent, main dans la main, dans le parc Gorki pour pouvoir discuter librement. Elle est alors militante de l’Union des Etudiants communistes et convaincue des « acquis que les Soviétiques doivent au régime socialiste« . Néanmoins elle prend conscience de « la langue de bois de nos interlocuteurs officiels » et perçoit « le climat de méfiance dans lequel les étrangers sont accueillis« . Elle reconnaît s’être alors « enfermée dans une attitude volontariste, confiante dans votre avenir collectif « . Sergueï s’interroge sur un système qu’il supporte mal car il est épris de liberté. Refusant de participer aux corvées collectives, il est rétrogradé dans les cours du soir. Il n’est pas membre du parti communiste en Union soviétique ; elle est membre du PCF.
C’est par une lettre qu’elle apprend son mariage. Dominique rencontre un compagnon. Leur correspondance est plus lâche. Douze ans s’écoulent avant que les Jeux Olympiques de 1980 à Moscou ne fournissent une nouvelle occasion de rencontre. Elle constate que la conscience civique de son ami s’est affirmée. Il critique les louanges qu’elle tresse aux films soviétiques et ce sont les remarques de Sergueï qui « bousculent les convictions idéologiques » de Dominique. Elle fustige la société de consommation ; il rêve d’y accéder. Dans les conversations interminables qui accompagnent des soirées très conviviales avec de nombreux amis, dans l’appartement de Sergueï et de sa famille, Dominique découvre des réalités sociales et politiques qui ébranlent ses certitudes. Sergueï perd son poste pour avoir refusé de participer à un « samedi rouge » de travail « volontaire » et non rémunéré.
Il lui envoie durant l’année 1980 trois longs textes qui exposent ses positions politiques et ses réflexions philosophiques. Peut-être souhaitait-il qu’elle cherche à les faire publier, ce qu’elle ne fait pas. Elle appréhende les relations internationales (ils parlent de l’Afghanistan) dans une approche marxiste et estime que son ami est trop imprégné d’humanisme chrétien. Il prend la défense de Sakharov et dit ne rien comprendre à la vie politique française. Il mène une analyse critique du concept de « démocratie socialiste ». Dominique est contrariée dans ses convictions et dresse un tableau pessimiste de la situation économique et sociale dans les pays occidentaux.
Les dures réalités de Kharkov
A l’automne 1982, Dominique est nommée pour deux ans lectrice de français à la chaire de français de l’Université de Kharkov, « édifice massif, de style constructiviste qui accueille alors près de 2000 étudiants« . Elle est frappée par le gigantisme des lieux, et de la ville entière. N’étant pas initiée à l’usage des réseaux parallèles, sa vie quotidienne est difficile. Heureusement, ses moyens lui permettent de fréquenter le marché kolkhozien et, lors de ses passages mensuels à Moscou, les magasins d’État. Elle y rencontre son ami Sergueï : « Tu m’inities à vos codes sociaux, qu’aucun manuel ne m’aurait appris et tu me conduis, ainsi, sur un chemin irréversible celui qui aboutit à mon attachement indéfectible, à travers toi, à ton pays. » Sergueï continue de payer son refus d’entrer dans le système, vivant de petits boulots, tandis que son épouse gravit les degrés de la hiérarchie universitaire. Il poursuit ses réflexions politiques et les partage avec son amie.
Pour Dominique, vient la prise de conscience : « Ma vie quotidienne m’amène à réaliser combien la réalité diffère de ce que m’avaient appris, en France, les discours et les articles de presse, ceux louant les réalisations soviétiques, comme ceux les conspuant (…) Mon immersion prolongée dans ton pays a extirpé de moi le dogme acquis dans le giron familial et que tes mises en garde n’avaient jusqu’ici qu’écorné. Elle m’a fait comprendre que les dirigeants communistes français, englués dans les joutes idéologiques sécrétées par la Guerre Froide, entretenaient un silence complice au sujet des dérives inquiétantes du régime soviétique. »
Dialogue interrompu
De retour en France en 1985, Dominique a du mal à se réadapter. Elle entreprend une thèse sur l’école soviétique qui « justifiera (ses) allers-retours réguliers à Moscou« . Leurs échanges continuent, par lettres, par téléphone, et lors des visites de Dominique à Moscou au cours desquelles elle perçoit « l’animation autour des stations de métro qui s’intensifie » et la rue moscovite qui se transforme : commerces, publicités, religiosité, tenues vestimentaires, produits alimentaires témoignent des mutations de l’économie. Sergueï apprécie la libéralisation politique, mais il n’a toujours pas de travail stable, divorce, n’a plus de revenu suffisant, plus vraiment de logement : il glisse vers la marginalisation sociale et a trop souvent recours à l’alcool.
Il se lance dans la politique dans l’entourage de Boris Eltsine, pense pouvoir se présenter aux élections, y renonce et cache de moins en moins son désir de venir à Paris. Il y parvient après un long parcours bureaucratique. Durant l’été 1990 il passe sept semaines en France dont trois dans l’illégalité. Dominique est déçue de le voir multiplier des « activités de débrouille« , et plus encore de constater qu’il ne s’intéresse ni à la France, ni aux Français. Ils se quittent brouillés et ne s’écriront plus.
Dominique assiste sur place à la disparition de l’URSS en 1991. « Mon formatage idéologique, pourtant érodé au contact des réalités du pays, et ma nostalgie de l’univers découvert dans ma jeunesse, m’ont figée dans une posture manichéenne qui m’a fait ignorer l’évolution de la nouvelle Russie, où je t’avais perdu de vue« . Elle se sent seule dans Moscou livrée au libéralisme sauvage. Elle apprend que Sergueï ne parvient pas à s’adapter à cette nouvelle situation et qu’il mène une vie de déclassé. Plus tard elle apprendra qu’il est mort durant l’été 1998, dans les services d’urgence d’un hôpital qui manquait de médicaments.
S’adressant toujours à lui dans les dernières pages du livre, elle lui dit penser que « ce sont les contrariétés que tu as rencontrées dans ton parcours d’homme libre qui ont aiguisé, voire engendré, les troubles de ta conduite« , et lui confie qu’il est « resté ce lien sûr qui (la) lie à la Russie« .
On aura compris que cet ouvrage, modeste par son volume, original par son approche, est très riche et stimulant par son contenu. Il est de surcroît bien construit et bien écrit.
© Joël Drogland