François Baldy, l’auteur de cet ouvrage, est presque aussi énigmatique que son sujet d’étude. Aucune notice biographique sur son compte n’est accessible, sinon celle de quatrième de couverture, le présentant comme un fin connaisseur des auteurs espagnols du XVIe siècle. Il a écrit un Conquérants et chroniqueurs en pays mayas, en deux volumes, parus successivement en 2010 et 2011. On imagine avoir affaire à un historien patenté, fin linguiste, mais le seul titre qui lui est accordé est celui d »ingénieur à la retraite ». Cette qualité ne diminue en rien la clarté de son style et l’acuité de son analyse, preuve que l’on peut avoir plusieurs casquettes voire plusieurs vies. Est-ce un hasard si un tel profil de chercheur s’intéresse à Bernal Diaz Del Castillo, lui-même auteur mystérieux de l’une des premières sources – Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne – sur les conquistadores de Cortes ?
En effet, ce personnage historique est aussi difficile à saisir, présenté tantôt comme un homme de troupe illettré, tantôt comme un conquistadores du cercle de Cortes, puis, dans la suite de sa vie, comme un propriétaire terrien de la Nouvelle-Espagne, le plus souvent prospère mais aussi régulièrement ruiné. On imagine qu’il vivait dans un monde instable. On le suit toujours entre deux domaines, perdus puis regagnés; on le voit engagé dans de fréquentes réclamations auprès des autorités, au motif qu’il aurait été lésé dans la répartition du butin de la conquête.
C’est aussi et bien sûr un auteur, avec une plume inspirée, fait pour le moins surprenant en une époque où 90% de la population ne sait pas lire. La chose est plus ou moins probable, selon l’existence qu’on lui prête. Homme de peu, dont on a usurpé l’identité ou qui a usurpé le travail d’écriture d’un autre ? Homme de peu, arrivé grâce à l’épopée cortésienne, devenu lettré après avoir accédé à l’éducation par son enrichissement ? Homme d’importance, de l’entourage de Cortes, ce qui est le plus acceptable en regard de sa capacité d’écriture, cependant que même parmi les gentilhommes castillans, on ne trouvait pas que des fins lettrés ?
En exergue de son récit de la Conquête de la Nouvelle-Espagne, Bernal Diaz nous donne les raisons qui l’ont poussé à écrire : rétablir la vérité historique, après avoir constaté, à la lecture des mémoires de Cortes, que ce dernier se focalisait sur les agissements des chefs, les siens en premier lieu, les enjolivant parfois, pour les besoins de situations où ils s’étaient comportés de façons plus ou moins avouables, tandis qu’il minorait voire, pour ainsi dire, ignorait les exploits de la troupe. Troupe dont faisait parti Bernal, sans qu’on sache s’il était en bas de la hiérarchie ou à mi-chemin, tel un sergent, entre les combattants et les officiers; ou encore, au plus haut commandement, comme le laisse à penser certaines de ses observations sur la manière de diriger de Cortes, avec lequel il se met en scène lui prodiguant des conseils.
Concédons à Bernal la geste chevaleresque de parler pour ses camarades, qui eurent été autrement de ces grands oubliés de l’Histoire. Relativisons tout de même son désintéressement, en raison des occurrences nombreuses dans lesquelles il s’incarne lui-même en meneur audacieux. Encore quelques honneurs à lui rendre : sur la précision de ses souvenirs – lieux, personnes, dates, noms, situations – qui pour n’être pas toujours aussi exacte qu’un GPS, donne beaucoup de chair vive à un récit relatant des événements du XVIe siècle. Il est une source inépuisable pour les chercheurs étudiant cette époque. Sur la beauté de la langue qu’il déploie, enfin, les critiques littéraires déclarant sa Conquête l’un des premiers chef-d’œuvres de la littérature espagnole en langue vernaculaire.
L’étrangeté de Bernal Diaz, confirmée par le peu de documents officiels qui nous sont parvenus attestant de son existence, de ses itinéraires, de ses lieux de vie successifs, a de longtemps donné lieu à controverse sur la réalité du personnage mais plus encore sur la véracité de son oeuvre, sur la part de celle-ci utilisable dans le cadre d’un travail historique soucieux de respecter les dogmes de l’école méthodique. Cependant, un consensus a été établi dans la première moitié du XXe siècle, devant la richesse du propos, étayé par sa vraisemblance en regard d’autres récits de la même période, et finalement, la question de son auteur est devenue secondaire.
Jusqu’au jour où un spécialiste de l’histoire de la Méso-Amérique, Christian Duverger, publia un lumineux essai de critique historique, intitulée de manière toujours aussi énigmatique : Cortes et son double – Enquête sur une mystification. Il serait dommageable à l’oeuvre de révéler la solution de l’enquête policière qui est menée au travers des lignes de Bernal Diaz. Précisons seulement qu’elle aboutit à une conclusion tout à la fois passionnante, scandaleuse pour beaucoup de spécialistes, et beaucoup moins pour le profane, qui y trouve une source de réflexion sur le pouvoir et sa mise en scène. On quitte l’ouvrage persuadé qu’il a raison, que son auteur est parvenu à démontrer, par delà les siècles, depuis un simple bureau encombré de livres et de manuscrits, une mystification qui avait en partie présidée aux destinées du Nouveau Monde européen.
La pilule était trop grosse à avaler pour certains. Parmi eux, François Baldy. C’est en réponse à Cortes et son double qu’il écrit son livre, comme en atteste sa dédicace : « A Monsieur Christian Duverger sans qui ce livre n’aurait jamais existé » On a en fait affaire à une nouvelle controverse sur la nature du personnage de Bernal Diaz. Pour se donner raison, chaque auteur convoque des méthodes différentes : Duverger fait plutôt la critique externe du texte, le resituant dans son temps et en déduisant les circonstances de sa rédaction, tandis que Baldy procède davantage à une critique interne, discutant du style du texte, de son rythme, ses moments clé, ses incohérences, et en déduisant des éléments de psychologie sur Bernal Diaz.
Appréhender cette controverse, en lisant l’un puis l’autre ouvrage, c’est entrevoir l’histoire de l’histoire : comment constitue-t-on le matériel historique, à partir des sources, pour en tirer le maximum d’informations sans leur faire dire n’importe quoi ? Par la critique littéraire, François Baldy parvient à démontrer d’une façon tout aussi claire la thèse qu’il défend, contre celle de Duverger. Une thèse qui, si elle n’a pas le mystérieux de celle de son contradicteur, rend à Bernal Diaz une place peut-être plus étonnante encore que celle envisagée par Duverger. On n’osera pas ici choisir entre l’une des deux thèses. Les angles et les temps de la démonstration sont comparables, aussi rigoureusement menés, aussi peu conciliants avec le contradicteur.
Une chose reste solide : non l’auteur, Bernal Diaz, mais le contenu de son oeuvre, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne. La masse d’informations authentifiées, par comparaison avec les sources de la même époque, fait que l’ouvrage constitue toujours une des mines d’or de l’Histoire du Nouveau Monde.