Aurel nous a habitué à une bande dessinée plutôt persifleuse, du type des dessins qu’il publie dans « Les Mains levées », le blog qu’il tient sur le site du Monde, ou dans le même journal et aussi dans Politis ou Le Canard enchaîné, et les enquêtes qu’il a publiées avec Renaud Dély sur l’actualité politique. La Menuiserie est bâtie sur un autre graphisme, que ceux qui consulte le site de l’auteur connaissent déjà : les dessins sont réalistes. Elle s’apparente plutôt à une sorte de documentaire, de récit vécu, ou plutôt d’auto-biographie, à tel point qu’en tournant les pages, on a l’impression d’avoir un album d’Étienne Davodeau entre les mains (le style graphique mis à part). Le dessinateur s’y met en scène, et c’est par son regard qu’on entre dans l’histoire dans laquelle il cherche à nous emmener, tout en délicatesse. Aurel nous donne à comprendre la situation, ce qui meut les uns et les autres, mais sans jamais tomber dans un désarroi de mauvais aloi. À un pathos qui n’apporterait rien, il préfère la parole brute et les silences de ceux qu’il interroge, ses propres analyses (y compris celle de ses sentiments), tour à tour acteur et rapporteur du récit qu’il nous livre.

De quoi s’agit-il ? La Menuiserie est effectivement la chronique d’une fermeture annoncée : celle de la petite entreprise tenue par le père d’Aurel (Aurélien, comme on s’en doute probablement), située dans un petit village d’Ardèche. Le sous-titre présage d’un climat tendu, d’une promesse de chômage, voire de déclin pour la localité, tant l’activité économique ne doit pas y être développée. Mais ce ne sont pas sur ces éléments qu’insiste Aurel. Il prête attention aux hommes qui constituent cette entreprise : son patron, ses ouvriers. Quel regard ont-ils sur la fermeture imminente ? Comment envisagent-ils leur avenir ?
Ces questions sont d’abord celles de la famille, car on apprend de prime abord que quatre générations, évidemment masculines, ont dirigé la menuiserie. Aurel aurait dû la reprendre (« S’il travaille bien les planches, celles d’Aurel sont de bande dessinée », comme l’indique plaisamment la présentation de la BD sur le site de Futuropolis) , mais il annonce dès les premières pages que ce ne sera pas le cas (« Je serai le fils qui ne reprendra pas… »), pas plus que sa sœur, physicienne. Mais leur père, Arnaud, n’insiste pas beaucoup pour leur forcer la main : ayant fait des études supérieures, aux Arts et Métiers, il a fait le choix d’assurer la succession de son propre père au lieu de devenir ingénieur.
Ce sont celles des salariés. Quelqu’un pourrait reprendre l’affaire, mais chacun sait quelle charge de travail cela suppose, ce qui signifie faire le sacrifice de sa vie familiale et de ses loisirs. Un ancien employé s’est mis « à son compte » et s’y consacre pleinement ; un autre, Marc, était pressenti par Arnaud, mais il a préféré quitter la menuiserie. Une solution pourrait être la création d’une coopérative ouvrière, une SCOP (société coopérative ouvrière de production), à laquelle a poussé Arnaud : cela assurerait une reprise efficace par ceux qui y travaillent, et satisferait les convictions de gauche de l’actuel patron. L’âge de celui qui en serait le gérant s’y oppose. Pour les autres, cela voudrait dire rester dans l’entreprise, et personne ne veut insulter son propre avenir.
Et il reste la grand-mère d’Aurel, qui a assuré la gestion de la menuiserie à la mort de son mari, et a continué avec Arnaud : assurément, c’est la pièce maîtresse de l’entreprise. Si elle n’en laisse guère paraître pour ne pas accabler inutilement son petit-fils, on sent bien qu’elle redoute la fermeture en raison de son investissement personnel (elle avait laissé sa fonction d’institutrice) ; ce sera alors la deuxième mort de son époux.

Au-delà du cas de cette menuiserie, cette bande dessinée indique plusieurs enjeux. Elle révèle également la fragilité de ces entreprises qui reposent essentiellement sur des familles, et leurs difficultés à être en conformité avec une réglementation dont le sens échappe trop souvent. Ici, la nature de leur activité, artisanale ou agricole, importe peu : les problèmes sont les mêmes. Et c’est également le rapport des hommes au patrimoine familial, et qui donne un sens à leur vie : la confusion entre leur destinée et l’entreprise est complète. C’est enfin le problème de la pérennité d’une activité économique en milieu rural (et même le rural « profond »), autre que l’agriculture : la question tient alors à l’aménagement du territoire.
Au fond, La Menuiserie révèle peut-être la transition qui s’opère, avec toutes les incertitudes qui pèsent sur les hommes qui n’en maîtrisent pas tous les tenants et les aboutissants. Elle est surtout la part qu’Aurel a probablement souhaité apporter à l’œuvre familiale. On peut aussi y retrouver la même démarche et le souci qu’avait eu Raymond Depardon en filmant, entre autres, les paysans du Massif central au cours de la précédente décennieRaymond Depardon, Profils paysans. L’Approche, 2001 ; Le Quotidien, 2005 ; La Vie moderne, 2008 : conserver la trace d’un monde qui disparaît, dont il est issu lui-même.