Frédéric Chauvaud et Thierry Sauzeau sont professeurs d’histoire à l’université de Poitiers ont organisé en 2020 un colloque à visée internationale, avec le soutien du GIS Histoire et Sciences de la mer, du CRIHAM, de la MSH de Poitiers, de l’EMF et de la CIBDI d’Angoulême. Le présent ouvrage, publié aux Presses Universitaires de Rennes, correspond à la publication des actes de ce colloque. Il croise des contributions pluridisciplinaires (historiques, géographiques, esthétiques, sociologiques, littéraires ou philosophiques). Il s’agit pour les auteurs d’ouvrir un vaste chantier qui interroge les représentations de la mer, des océans, des sociétés maritimes dans la bande dessinée. Bulles marines est composé de trois parties, chacune introduite par un texte de Frédéric Chauvaud et Thierry Sauzeau qui présente les contributions. Imaginer la mer, comptoirs et îles et la mer comme contrée touristiques sont ainsi des thèmes abordés successivement.

Imaginer la mer

« Les récits de traversées, de découvertes de contrées lointaines, de conquêtes ont façonné les imaginaires sociaux du passé comme celle d’aujourd’hui ». La bande dessinée regorge de récits d’aventure de cette sorte, dessinant des territoires imaginaires. Cinq contributions rendent compte de ce premier aspect des bulles marines : Pierre Pétrou s’intéresse au bestiaire fantastique des BD de SF subaquatique (Martin le malin en 1959, Donjon Monsters  en 2004,…), Pascal Robert à la ville sous-marine dans la BD franco-belge (Mu d’Hugo Pratt, Spirou et les hommes bulles de Franquin, L’Incal de Moebius et Jodorowsky), Lucie Malbos aux mers gelées dans Thorgal, Fatima Seddaoui aux territoires maritimes dans Dolorès de Bruno Loth et Le Phare de Paco Roca et Camille Roelens la condition humaine à travers l’étude des œuvres maritimes de François Bourgeon (Les Passagers du vent) et Pierre Schoendoerffer (Le Crabe Tambour).

Pascal Robert développe l’idée d’un « décor-actant » dans la bande dessinée comme le géographe André Gardies a pu le développer dans L’Espace au cinéma en 1993. Le décor offre un ensemble d’informations qui situent les personnages, les objets, les relations potentielles. Il participe de la narration. Ainsi, la ville sous-marine constitue un objet graphique singulier qui joue un rôle dans la « la logique narrative ».

Les deux ouvrages étudiés par Fatima Seddaoui traitent de la retirada et de la guerre d’Espagne et sont conçus comme des « palimpsestes mémoriels graphiques ». Ce sont deux récits mémoriels familiaux où les personnages principaux sont livrés à eux-mêmes dans les eaux de la Méditerranée. La mer présente plusieurs fonctions dans ces deux récits graphiques : elle évoque la mort ou le rêve et l’espoir, elle structure le récit, elle est « un blanc laissé à dessein dans le texte graphique comme une ouverture vers l’ailleurs »

Le parti pris des comptoirs et des îles

Dans de nombreuses bandes dessinées maritimes, les îles et les ports d’escale, de traite ou de comptoirs sont des sources d’inspiration largement partagée. Ce sont des lieux de métissages et de (re)naissances. Guy Saupin analyse la vision de l’Afrique dans Le Comptoir de Juda de François Bourgeon. Léa Pradel étudie l’adaptation de L’île au trésor de Stevenson en bande dessinée. Pierre-Eric Fageol et Frédéric Garan s’intéressent à la représentation de l’insularité dans la BD du sud-ouest de l’océan indien et Norbert Danysz dans la BD taïwanaise.

Léa Pradel compare plusieurs versions de l’adaptation du roman d’aventure de Stevenson « L’île au trésor » : celle de Pratt et Milani en 1980, celle de Simon et Chauvel en 2007et 2008, celle de Stassen et Venayre en 2012 mais également celle de Tezuka en 1947. Ce travail sur les adaptations d’un récit fictionnel d’aventure interroge la littérature même.

Que cela soit dans les BD produites dans l’océan indien ou à Taïwan, les auteurs oscillent entre peur, fascination et répulsion pour les espaces marins. La mer y apparaît à la fois comme la matrice mais également comme une source de tous les malheurs.

La mer comme une contrée historique

Chauvaud et Sauzeau rappellent qu’en novembre 2011, à Pau, s’était tenu le premier colloque international sur la bande dessinée historique consacrée à la représentation de l’Antiquité gréco-latine dans la bande dessinée, qu’elle soit franco-belge, américaine (comics) ou asiatique (mangas). Ainsi, Eric Vial observe la « présence de la mer » dans Astérix et François Pernot dans Buck Danny, François Drémeaux dans Théodore Poussin. Thierry Sauzeau aborde l’image de Champlain et Caillé, deux explorateurs charentais, dans la BD.

Dans Astérix, la mer est omniprésente. Eric Vial rappelle que lorsqu’Albert Uderzo demande à son auteur où doit se localiser le village des deux héros qu’ils viennent de créer, Goscinny lui répond : « n’importe où au bord de la mer, cela facilitera les voyages ». Ainsi, chez Astérix, la mer est-elle à la fois présente (elle permet à nos deux héros de voyager à travers le monde antique) et absente (on n’en découvre que les ports pour les embarquements et els débarquements). L’apparition récurrente des pirates, « plaisir de l’itération », rappelle les dangers de la mer hauturière que la potion magique vient contrer en un retour du même toujours un peu différent.

La mer est aussi ce fluide intriguant que des explorateurs vont défier. Thierry Sauzeau en s’intéressant aux figures de Champlain et Caillé montre que ces deux explorateurs charentais ont d’abord eu une solide formation maritime. Samuel Champlain passait pour un fin connaisseur de l’Atlantique et puit rejoindre Pierre Dugua du Mons, gentilhomme de Royan qui préparait un voyage de colonisation. De son côté, René Caillié, au XIXe siècle, connaissait par cœur les côtes africaines après des années de service auprès de négociants bordelais.

Les bandes dessinées historiques, rares, qui se sont intéressées aux figures de Champlain et Caillié sont très dépendantes du contexte dans lequel elles ont été créées. Champlain, je me souviens, de Girard et Michel, publiée en 2008, apparaît à l’occasion du 400e anniversaire de l’installation des Français en Amérique du Nord. Abdallahi de Dabitch et Pendanx (2006) s’enrichit de tous les travaux scientifiques intervenus autour du personnage.

Chez Buck Danny de Charlier et Hubinon, aviateur dans l’US Navy, la mer est d’abord un milieu peuplé de prédsateurs. Elle est le cadre d’aventures historiques. Le courage et la technique apparaissent comme les seules solutions pour venir à bout d’un élément globalement négatif, la mer.

L’analyse de la série Théodore Poussin, apparue dans le Journal de Spirou en 1984, montre que la mer structure le récit. Théodore Poussin, personnage créé par Franck Le Gall, est un jeune employé dunkerquois qui travaille dans les bureaux d’une compagnie maritime. François Drémeaux montre que la mer apparait comme un chronotope, notion qui a été définie par Mikhaïl Bakhtine : « principale matérialisation du temps dans l’espace », « centre de la concrétisation figurative ». Le navire, quelle que soit sa forme, devient alors le véhicule initiatique : il aide le héros à progresser géographiquement mais également dans son parcours intérieur.

Si comme tout ouvrage qui veut rendre compte des interventions diverses ayant eu lieu dans un colloque, les communications sont de qualité très diverse autant sur l’aspect critique que sur le plan de l’analyse de l’image et des planches. Cependant, l’apport scientifique de l’ouvrage est indéniable. Il ouvre, à l’instar de son objectif clairement affiché par ses auteurs, la réflexion  et le regard sur la représentations des espaces maritimes et marins dans la bande dessinée.