Jean-Marc Berlière, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, est un spécialiste de la France sous l’Occupation et de l’histoire de la police. Parmi ses principales publications : La naissance de la police moderne (Perrin, coll. « Tempus », 2011), Policiers français sous l’Occupation (Perrin, coll. « Tempus », 2009, édition revue, corrigée et augmentée de Les policiers français sous l’Occupation Perrin, 2001.). Il a publié en 2013 chez Perrin, (avec François Le Goarant de Tromelin), Liaisons dangereuses. Miliciens, truands, résistants. Paris, 1944. Historien, Franck Liaigre est l’auteur d’une thèse sur les FTP dont la publication est annoncée en 2015. Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre ont déjà publié ensemble plusieurs ouvrages appuyés sur le dépouillement de nombreux dossiers d’archives dont ceux de la Préfecture de police (Le sang des communistes. Les Bataillons de la jeunesse dans la lutte armée : automne 1941, Fayard 2004 ; Liquider les traîtres. La face cachée du PCF (1941-1943) [http://www.clio-cr.clionautes.org/liquider-les-traitres-la-face-cachee-du-pcf-1941-1943.html#.VPy1NXyG_To] , Robert Laffont 2007 ; L’Affaire Guy Môquet. Enquête sur une mystification officielle, Paris Larousse, 2009 [http://www.clio-cr.clionautes.org/l-affaire-guy-moquet-enquete-sur-une-mystification-officielle.html#.VPyzu3yG_To], Ainsi finissent les salauds. Séquestrations et exécutions clandestines dans Paris libéré, Robert Laffont, 2012.
L’exploitation d’archives inédites
Dans tous ses travaux historiques Jean-Marc Berlière ne cesse de prôner l’absolue priorité du travail de l’historien dans les archives et de critiquer durement ceux dont il estime qu’ils n’y ont pas suffisamment recours. Une fois de plus, Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre exploitent les dossiers issus de nombreux fonds d’archives, qu’ils ont l’habitude de fréquenter avec assiduité : Archives nationales, archives de la Préfecture de police de Paris, archives de la Justice militaire, archives du Service historique de la Défense à Vincennes. Mais cette fois ils ont exploré en plus un « véritable trésor documentaire » à l’Institut polonais de la mémoire nationale (IPN), où ils ont découvert « une documentation qui complète, corrige, précise celle de la DST et de la justice militaire ». À ces fonds d’archives ils ajoutent quelques précieux témoignages recueillis très récemment auprès des descendants de ceux étaient en France les agents d’un service de renseignement polonais et que la Pologne avait exfiltré lors de la découverte de leurs activités d’espionnage par la DST, dans les années 1950.
Une enquête historique sur un réseau d’espionnage polonais en France
Cet ouvrage est bien, comme l’indique la quatrième de couverture, une « enquête historique ». Il n’est pas une étude historique du même type que celles des précédents ouvrages des mêmes auteurs, dont certains ont fait l’objet d’un compte rendu sur ce site. Les auteurs nous montrent de façon concrète et précise la constitution, le recrutement, le fonctionnement puis le démantèlement d’un réseau d’espionnage implanté en France par les services secrets polonais dans les années 1940 et 1950. Ils dressent les portraits et retracent les parcours biographiques des principaux acteurs de ce réseau d’espionnage, qui ont souvent eu des vies exceptionnelles et fascinantes. Mais l’ouvrage ne dépasse pas le stade du récit d’enquête pour aborder celui de la synthèse historique qui élargirait, problématiserait et ouvrirait le champ sur une étude de l’espionnage en France par les services des pays de l’Est. Tout en précisant néanmoins que le solide appareil de notes qui appuie le texte, ouvre des perspectives et donne de nombreuses indications bibliographiques.
La construction du livre et du récit
La construction du récit s’apparente d’une part à celle d’une enquête policière au cours de laquelle les découvertes se complètent et se recoupent au fil des chapitres, d’autre part à celle d’une recherche et d’une investigation historiques conçues pour permettre au lecteur de suivre à côté du chercheur les étapes de sa recherche et de son enquête. Cette méthode rend la lecture du livre agréable et passionnante. Mais le lecteur s’arrête avec l’historien quand se referment les cartons d’archives dont le contenu a été lu et présenté, et avant que leur exploitation historique ne soit réellement proposée. Le lecteur accompagne d’autant plus l’historien qui découvre le contenu des archives, que de nombreuses pages du livre sont constituées par des citations extraites des diverses dépositions recueillies au cours des enquêtes de la DST en France, ou par l’instruction et les dépositions recueillies au cours du procès du chef du réseau jugé en Pologne de 1959 à 1961. Était-il d’ailleurs bien nécessaire d’accorder une telle importance à la vie privée de ce personnage, et de citer de longs extraits des lettres échangées avec sa famille depuis sa prison, fussent-elles « terriblement émouvantes » ?
Jerzy Bryn, le chef du réseau
Le personnage principal du livre est le chef de ce réseau, « un certain » Jerzy Bryn, dont la biographie, dans la mesure où il est possible de la faire, est un véritable roman… d’espionnage. L’homme a changé maintes fois d’identité, parle le polonais, l’hébreu, l’anglais, l’allemand et le français, et de vastes zones d’ombre demeurent dans une vie au militantisme politique très marqué. La reconstituer est une entreprise difficile et passionnante dont les auteurs nous relatent les étapes et les résultats.
Né dans une famille juive de Varsovie en 1916, il a adhéré à un mouvement de jeunesse juive et sioniste de gauche, puis il a émigré en Palestine sous mandat britannique et pris contact avec le PC palestinien, alors illégal. À la fin de 1937, il s’engage dans les Brigades internationales et adhère au parti communiste espagnol. Après la défaite des Républicains, il est interné en France, puis gagne la Grèce et retourne en Palestine, qu’il quitte en 1947 pour la Pologne. Il est recruté comme officier par le service de renseignement polonais, échappe aux purges, et est chargé de créer un réseau d’espionnage en France. Il y séjourne de mai 1949 à décembre 1952. Par la suite il est nommé représentant polonais à la Commission internationale de surveillance et de contrôle mise en place dans le cadre des accords de Genève de 1954, et rejoint Saïgon en janvier 1956. De retour en Pologne, en février 1957, il quitte l’armée pour entrer au ministère des Affaires étrangères. À ce titre il est envoyé à Tokyo pour y préparer la mise en place de l’ambassade que la Pologne va ouvrir au Japon. En août 1958, pour de complexes raisons, après avoir mis sa famille en sécurité, il décide de passer à l’Ouest et de se livrer aux services secrets américains.
Les Américains le conduisent sur la base militaire de l’île d’Okinawa et entreprennent de l’interroger pendant des jours et des jours. Bryn leur donne des informations sur les services de renseignement polonais, leur mission, leur organisation, leurs méthodes, leurs responsables, leurs agents etc. Mais les Américains en connaissent déjà l’essentiel car il est le onzième officier à passer à l’ennemi depuis 1951 ! Ce qui pose problème aux Américains ce sont les silences de cet agent sur un certain nombre de moments de sa vie, et ils finissent par penser qu’il est une « taupe » au service des Polonais. L’histoire devient alors tout à fait stupéfiante, car cet agent qui ne manquait pourtant pas d’expérience, constatant qu’il n’obtiendra pas la confiance des Américains… décide de retourner en Pologne.
Arrivé à Varsovie, en avril 1959, il raconte à ses supérieurs une histoire invraisemblable, affirmant qu’il a été victime d’un enlèvement par les services secrets américains. « De même que les Américains ont vu en lui un provocateur cherchant à gagner leur confiance pour mieux infiltrer leurs services, les Polonais sont persuadés que Bryn a été retourné par la CIA et qu’il est rentré en Pologne avec une mission ». Il est immédiatement incarcéré à la prison centrale de Varsovie et il y restera pendant les deux ans que va durer l’instruction de son procès. « Pendant ces deux années où il est coupé du monde, sans courrier, sans journaux, Bryn, qui souffre de la faim, du froid, de la méfiance de l’administration, de l’hostilité, de l’antisémitisme des autres détenus, ne cesse de protester de son innocence et de clamer sa foi communiste avec toutefois de grands moments de « déprime » et de découragement. » Son procès se tient à huis clos en novembre 1961, il est accusé de trahison de la patrie et de détournement de l’argent public. Le 30 juillet 1962 il est condamné à la peine de mort et à la perte de tous ses droits civiques. Le 4 février 1963, sa peine de mort est commuée en prison à perpétuité. Commence alors une « longue nuit d’agonie de 16 ans », jusqu’à sa mort en prison le 1er juin 1976.
Gros plan sur le réseau
Les dossiers d’instruction et les débats du procès de Jerzy Bryn constituent la source majeure des historiens pour reconstituer et nous présenter la vie d’un réseau : « le dossier dans les archives de l’IPN comporte plus de 40 cotes. Leur lecture permet de plonger -de l’intérieur- dans les arcanes de l’espionnage polonais en France et de découvrir en détail le fonctionnement du réseau que Bryn, après Adler, y a dirigé. Cette plongée dans le réseau, son fonctionnement, ses agents, ses finances, ses résultats… à partir de la propre parole des responsables des acteurs s’exprimant dans le secret de l’instruction ou dans un procès à huis clos dont nul ne pouvait imaginer à l’époque qu’il serait mis 50 ans plus tard à la disposition des chercheurs, est inédite. » Ces archives permettent aux deux historiens « de préciser, nuancer, approfondir, corriger » le contenu des archives de la DST.
Les auteurs peuvent ainsi présenter la façon dont le chef du réseau a organisé son voyage en France en brouillant les pistes et en effaçant ses traces, comment il s’est installé en France, a acheté un appartement, s’est construit une situation qui lui serve de couverture, a repris le réseau solidement constitué par son prédécesseur et recherché de nouveaux agents. Les renseignements recherchés sont d’ordre scientifique et militaire ; le recrutement se fait sur des bases professionnelles, personnelles mais surtout idéologiques. Les agents français sont recrutés parmi des femmes et des hommes qui sont des militants communistes convaincus, qui considèrent avec admiration le socialisme réel qui se construit à l’Est de l’Europe (le dernier chapitre nous montre leurs désillusions quand ils durent vivre en Pologne où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la justice française, et où ils constatèrent les réalités du système). Ce sont souvent des ex-FTP, et plus particulièrement des militants de la MOI. Cet aspect qui donne son titre au livre est d’ailleurs peu développé. Il s’agit parfois de couples, et les profils socioprofessionnels sont variés. Il n’est pas rare que l’argent, envoyé par la centrale pour rémunérer les agents, soit pour eux une motivation importante. Bryn est en rapport constant avec ses supérieurs à Varsovie qui le surveillent, le conseillent et l’évaluent. Mais ni le chef du réseau, ni ses supérieurs n’avaient de relations avec le Parti communiste français. Pour contacter ses agents, il utilise des méthodes variées. La plus courante est l’emploi de signes inscrits dans des endroits convenus que lui et les agents doivent vérifier deux à trois fois par semaine, par exemple une croix dans les toilettes d’un café.
Dans une brève conclusion les auteurs font le procès qu’ils ont l’habitude de faire aux historiens « sérieux », « spécialistes de synthèses de haute altitude de seconde main », qui constituent « le monde académique » et qui sont à leurs yeux tous plus ou moins cryptocommunistes, accusés une fois de plus de ne pas suffisamment fréquenter les dépôts d’archives. À cet aspect critique désormais bien connu et présenté dans un précédent compte rendu ([http://www.clio-cr.clionautes.org/liaisons-dangereuses-miliciens-truands-resistants-paris-1944.html#.VPyyKXyG_To]) s’ajoute une vigoureuse (et peu nuancée) défense des travaux d’investigation historique, ceux de Thierry Wolton et de Jacques Baynac en particulier (concernant Pierre Cot et Jean Moulin), qui ont été fortement critiqués par les historiens « sérieux », tant du point de vue de leurs méthodes que de celui du contenu de leurs conclusions.
© Joël Drogland