La revue Parlement[s]

Créée en 2003 sous le titre Parlement[s], Histoire et politique, la revue du CHPP change de sous-titre en 2007 pour affirmer sa vocation à couvrir tous les domaines de l’histoire politique. Chaque volume est constitué pour l’essentiel d’un dossier thématique (partie Recherche), composé d’articles originaux soumis à un comité de lecture, qu’ils soient issus d’une journée d’études, commandés par la rédaction ou qu’ils proviennent de propositions spontanées. Quelques varia complètent régulièrement cette partie. La séquence (Sources) approfondit le thème du numéro en offrant au lecteur une sélection de sources écrites commentées et/ou les transcriptions d’entretiens réalisés pour l’occasion. Enfin, une rubrique (Lectures) regroupe les comptes rendus de lecture critiques d’ouvrages récents. Enfin, la revue se termine systématiquement par des résumés des contributions écrits en français et en anglais (suivis de mots-clés).

Cette revue a été publiée successivement par plusieurs éditeurs : Gallimard (n° 0) en 2003, Armand Colin (n° 1 à 6, H-S n° 1 et 2) de 2004 à 2006, Pepper / L’Harmattan (n° 7 à 20, H-S n° 3 à 9) de 2007 à 2013, Classiques Garnier (n° 21 et 22, H-S n° 10) en 2014 et, enfin, les PUR (depuis le n° 23 et le H-S n° 11) à partir de 2016.

La revue Parlement(s) Hors-série n° 15 a pour thème : Les lois mémorielles en Europe. Ce quinzième dossier Hors-série a été coordonné par Sébastien Ledoux (Docteur en histoire, chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Comme d’habitude, le dossier se compose de deux éléments distincts : une première partie consacrée à la [Recherche] (avec 6 contribution de 6 chercheurs, jeunes ou confirmées) et la seconde à des [Sources] (au nombre également de 8) commentées par 9 enseignants-chercheurs : Maïté Recasens, Laurent Bihl, Richard J. Golsan, Noëlline Castagnez et Sébastien Ledoux, Sophie Baby, Audrey Kichelewski, Sévane Garibian et, enfin, Duygu Tasalp. De plus, dans ce numéro, nous trouvons à nouveau une partie consacrée à des [Lectures] (au nombre de 6) critiquées par 6 historiens.

En introduction, sous-titrée « Normer le passé au présent. Généalogie des lois mémorielles européennes » (p. 11-20), l’enseignant-chercheur de Paris 1 Sébastien Ledoux présente le dossier consacré aux « Les lois mémorielles en Europe ». Les contributions de ce hors-série signées par des chercheurs français et étrangers documentent, pour la première fois en France, l’ampleur des lois mémorielles adoptées en Europe par plusieurs parlements nationaux et par le Parlement européen lui-même depuis une trentaine d’années (des années 1990 à aujourd’hui). Quinze ans après l’apparition en France de l’expression « loi mémorielle» pour désigner une pratique politique controversée, effectuée au nom du devoir de mémoire, ce quinzième hors-série analyse l’adoption de lois relatives à différents événements historiques en Europe depuis les années 1990. À partir de plusieurs études de cas (Allemagne, Belgique, Espagne, Pologne, Russie, Parlement européen), il pointe à la fois les circulations transnationales et les spécificités proprement nationales de ces dispositions normatives votées par les parlements, qui prescrivent à leur société une grande variété d’actions publiques et de narrations sur le passé. Rendant compte des débats suscités par ces lois et par certains passés (Seconde Guerre mondiale, génocides, communisme, franquisme, période coloniale), ce numéro saisit l’évolution récente du rapport des sociétés européennes à leur histoire. Un entretien avec Henry Rousso et divers documents commentés permettent d’élargir le propos à des périodes antérieures en France et à des cas nationaux sur d’autres continents; des recensions sur le thème complètent ce tour d’horizon inédit.

[RECHERCHE]

I-EUROPE DE L’EST

R 1- Le « virus français » à Moscou ? La législation russe de la mémoire historique : (p. 25-43)

Nikolay KOSOPOV – Emory University

L’article examine la loi mémorielle russe de 2014 dans le contexte de l’idéologie de Poutine et des conflits de mémoire de l’Europe de l’Est. Cette loi qui criminalise la « diffusion de fausses informations concernant les actions de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale » est unique parmi les lois mémorielles, parce qu’elle protège la mémoire d’un régime oppressif plutôt que celle des victimes des crimes de l’humanité.

R 2- La législation sur l’histoire de la Pologne : vers un régime victimo-héroïque : (p. 45-65)

  • Kornelio KONCZAL – Maître de conférences en histoire, Université Louis-et-Maximilien de Munich

Quatre lois mémorielles sont en vigueur en Pologne : la première (1998) a pénalisé le négationnisme de la Shoah et des crimes communistes, la deuxième (2011) a imposé une nouvelle interprétation de la résistance anticommuniste d’après 1945, la troisième (2016) a introduit une définition très précise du communisme, la quatrième (2018) a modifié les règles de la pénalisation du négationnisme et a interdit la négation des « crimes ukrainiens ». Tous ces actes législatifs contribuent à la création d’un imaginaire du passé du pays qui peut être caractérisé comme « régime victimo-héroïque ».

II-EUROPE DE L’OUEST

R 3- De l’usage des « lois mémorielles » en Allemagne : le Droit au service de la mémoire (1960-2016) : (p. 69-86)

Emmanuel DROIT – Professeur d’histoire à Sciences Po Strasbourg, DynamE (UMR 7367, Université de Strasbourg)

L’Allemagne fait figure de pays modèle en Europe dans le traitement du passé national-socialiste. Elle fait partie des pays les plus engagés sur le plan juridique contre le négationnisme. L’article 130 du Code pénal occupe une place de choix dans le dispositif de lutte. Pourtant, cette croyance largement partagée selon laquelle le droit constitue une arme efficace de lutte contre le « mensonge d’Auschwitz » a été remise en cause par des historiens défenseurs du principe d’une société ouverte.

R 4- « Récupérer la mémoire historique » par la loi ? L’impossible justice transitionnelle espagnole : (p. 87-105)

Stéphane MICHONNEAU (Professeur d’histoire contemporaine, Université de Lille, IRHiS (UMR 8523)

Depuis les années 1980, les expériences de justice transitionnelle ont conduit à une révision de l’articulation de la politique et de la justice. En Espagne, là où la loi d’amnistie de 1977 inscrivait la question de la paix et de la réconciliation dans un registre politique qui excluait la question des poursuites judiciaires, la revendication de son abrogation qui s’élève depuis les années 2000 relève d’une logique où la justice serait à la fois vecteur de paix et de vérité historique sur lu passé. La justice transitionnelle se propose alors de lier ce que la loi d’amnistie avait précisément délié, la recherche de la vérité par la justice étant ici identifiée à un progrès démocratique.

R 5- Entre droit et contraintes : légiférer sur la mémoire en Belgique (1990-2020) : (p. 107-122)

Geoffrey GRANDJEAN (Docteur en science politique et sociale, chargé de cours à l’Université de Liège, Institut de la décision publique)

Les autorités publiques ne disposent pas du monopole de la contrainte mémorielle dans la mesure où elles ne sont pas les seules à promouvoir des mémoires collectives. L’article propose de catégoriser les lois mémorielles en Belgique en fonction de trois degrés différenciés de contraintes juridiques: sanctionnatrice, prescriptive et latente. Cette taxinomie propose une nouvelle lecture de l’exercice des contraintes juridiques tout en identifiant les tentatives des autorités publiques d’imposer des mises en récit spécifiques des génocides, des guerres du XXe siècle et de la période coloniale.

III-L’UNION EUROPEENNE

R 6- Le parlement européen, une arène mémorielle secondaire ? : (p. 125-142)

Christine CADOT (Maîtresse de conférences en science politique, Université Paris 8, CRESPPA-Lab Top)

Le Parlement européen s’affirme comme un acteur incontournable des politiques de mémoire, désormais discutées de façon indépendante des débats parlementaires supranationaux tenus initialement au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Supposés moins conflictuels, les débats relatifs aux cadres normatifs adoptés par l’assemblée communautaire en matière mémorielle relèvent d’un rapport exclusivement négatif au passé. À la faveur de l’élargissement européen à l’Est de 2004, la Shoah n’en constitue cependant plus le paradigme unique.

[SOURCES]

S 1- Imposer la mémoire. La « Réduction de Marseille » (17 février 1596) : (p. 145-152)

Maïté RECASENS (Doctorante à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, Framespa).

De 1585 à 1596, la cité phocéenne adhère à la Sainte Ligue catholique et entre ainsi en rébellion contre les rois de France Henri III puis Henri IV. Le 17 février 1596, le meurtre du premier consul Casaulx et l’ouverture des portes de la ville au duc de Guise marquent la soumission de Marseille à l’autorité royale. Trois jours plus tard, le nouveau Conseil de ville, réuni pour la première fois, rend diverses délibérations dont deux viennent fixer la mémoire officielle des événements. L’étude de ces deux articles invite à examiner les enjeux conduisant les autorités à mettre immédiatement en mémoire les faits. Ces deux délibérations font apparaître un double jeu dans la politique des élites municipales qui tentent d’imposer une mémoire unificatrice et positive pour la ville tout en la faisant correspondre aux attentes de la royauté. Leur analyse permet ainsi d’identifier les stratégies municipales utilisées afin de réglementer la mémoire et de la transmettre aux habitants de Marseille.

S 2- Une fatigue commémorationnelle ? La célébration du centenaire de 1789 vue par Albert Robida (La Caricature, 20 avril 1889) : (p. 153-161)

Laurent BIHL (Maître de conférences à l’Université Paris 1, ISOR-CRH 19)

L’année 1889 se situe au croisement de plusieurs thèmes essentiels combinant les champs politiques et symboliques : l’Exposition universelle, le centenaire de la Révolution française, l’exposition du Café de la paix qui révèle l’École de Pont-Aven. Mais c’est également le point d’orgue de la poussée boulangiste. Le camp républicain utilise les armes historiques, culturelles et iconographiques que lui offrent les festivités liées à la commémoration de 1789, pour répondre à ses détracteurs nationalistes au sein de cette crise franco-française, peut-être la plus grave qu’ait eu à affronter la jeune République entre 1875 et 1914. Le hors-série conçu entièrement par le républicain Albert Robida pour son propre journal, La Caricature, est justement le numéro du centenaire de 1789, intitulée « 89, salmigondis », datée du 20 avril 1889. Ce titre se place parmi les principales publications satiriques du moment. L’antiparlementariste dont témoigne la couverture traduit bien davantage la lassitude générale de l’opinion publique lors de l’inauguration de l’Exposition universelle, acmé du Centenaire 89, qu’un parti pris conservateur.

S 3- Lois mémorielles françaises et pratiques mémorielles états-uniennes : (p. 163-177)

Richard J. GOLSAN (Texas A&M University)

Les lois mémorielles se sont multipliées en Europe depuis trente ans, en particulier en France, mais la diffusion de cette pratique politique sur le passé n’a pas concerné jusque-là les États-Unis. En réalité, surtout depuis l’élection de Donald Trump à la présidence, les États-Unis se trouvent de nouveau aux prises avec un passé (et un présent) racistes et les efforts pour régler ou maîtriser cette question concernent aussi bien le domaine de la loi que les pratiques mémorielles et commémoratives, parfois paradoxales dans ce pays. Richard Golsan se propose de montrer malgré de grandes différences culturelles, face à un passé traumatique et traumatisant, les attitudes aussi bien que les pratiques mémorielles de la France et des États-Unis sont motivées – parfois à leurs risques et périls – par un même esprit de « réparation ».

S 4- Enjeux nationaux, globalisation et limites des lois mémorielles. Entretien avec Henry Rousso, directeur de recherche au CNRS : (p. 179-195)

Noëlline CASTAGNEZ – Professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, Polen (EA 4710) et Sébastien LEDOUX – Chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Cet entretien a été réalisé par Noëlline Castagnez et Sébastien Ledoux, à Paris, le 15 juin 2018, relu par Henry Rousso. Les deux historiens questionnent Henry Rousso sur les quatre lois mémorielles que sont la loi Gayssot (pénalisant la négation de la Shoah, en 1990), la loi Taubira (reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, en 2001), la loi reconnaissant le génocide arménien (en 2001) et, enfin, la loi reconnaissant la contribution à la nation des Français rapatriés d’Afrique du Nord (en 2005). Au travers de ces exemples, Henry Rousso explique l’évolution de sa pensée par rapport aux lois mémorielles mais aussi les enjeux nationaux, la mondialisation et les limites de ces dernières. La fin de l’entretien avec Henry Rousso peut servir de conclusion, dans les termes suivants : « La lutte contre le négationnisme, l’entretien de la mémoire ne se fera pas par la répression ou par des discours officiels mais par la nécessité de redonner vigueur, légitimité et pluralité à une connaissance scientifique de l’Histoire.

S 5- Franco décapité ? En couverture, photographie de la destruction d’une statue du général Franco (Galice, 7 décembre 2003) : (p. 197-202)

Sophie BABY (Maîtresse de conférences en histoire contemporaine, Université de Bourgogne Franche-Comté, LIR3S (UMR 7366), Institut universitaire de France.

Ce 7 décembre 2003, quatre activistes s’attaquèrent à une statue de Francisco Franco située dans les faubourgs de Nar6n, en Galice. Après l’avoir barbouillée de peinture rose, ils frappèrent le corps sculpté de l’ex-Caudillo à coups de massue et réussirent à en décapiter la tête, sous les applaudissements d’un groupe de militants accompagnés d’une banderole où était écrit « Symbolique fasciste, hors de Galice ». Ce geste hautement symbolique s’inscrit dans un mouvement social qualifié de « récupération de la mémoire historique » qui s’empara de l’Espagne du tout début du XXIe siècle et aboutit à l’adoption de la loi pour la Mémoire historique, en 2007. Ce mouvement bouleversa les perceptions collectives du passé en Espagne et continue aujourd’hui encore à peser sur sa vie politique.

S 6- (Re)faire l’histoire par la loi ? Débats autour de la « loi sur la Shoah » en Pologne, janvier-juin 2018 : (p. 203-210)

Audrey KICHELEWSKI (Maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg, ARCHE (UR 3400), Institut universitaire de France.

Le 26 janvier 2018, une loi a modifié le fonctionnement de l’Institut de la Mémoire nationale (IPN), après son adoption par la Diète polonaise. Celle-ci est confirmée par le Sénat, le 1er février suivant, et transmise dès le lendemain à la présidence pour signature. Le dimanche 4 février 2018, des manifestants étaient donc rassemblées devant le Palais présidentiel pour demander au président de la République polonaise, Andrzej Duda, de ne pas promulguer le texte adopté qui sera finalement abrogé, le 27 juin 2018. Les répercussions des débats sur cet amendement, et malgré son abrogation en juin 2018, sont multiples et durables. D’une part, on a assisté à une libération de la parole antisémite dans un contexte de recrudescence de la violence dans l’espace public polonais. L’image de la Pologne dans le monde sort passablement écornée par cette affaire. D’autre part, on peut se demander si de nouvelles vocations de chercheurs ou d’enseignants polonais ne seront pas refroidies par la crainte de sanctions toujours possibles au civil d’après les dispositifs existants, ou si, a contrario, un engagement civique leur donnera un second souffle.

S 7- Le 24demarzo argentin : généalogie d’une « holophrase » et loi commémorative de 2002 : (p. 211-219)

Sévane GARIBIAN (Professeure FNS à la Faculté de droit de l’Université de Genève)

La Ley de la Nacion n° 25.633 instituant, en Argentine, le 24 mars comme « Journée nationale de la mémoire pour la vérité et la justice » est adoptée en août 2002. Cette loi de 2002 vient officialiser les commémorations des victimes de la dictature militaire établie par le coup d’État du 24 mars 1976, qui aura entraîné des dizaines de milliers de disparitions forcées en sept ans – chiffre estimé à 30 000. Le sens de la date hautement symbolique du 24 mars, de même que sa matérialisation dans l’espace public argentin et les mobilisations impliquées, varient au fil des conjonctures politiques, juridiques et sociales. Traversé par des acteurs, trajectoires et attentes pluriels, le « 24demarzo » acquiert, au fil du temps, une dimension reflétant l’évolution parallèle du « droit à la vérité » en droit international : une dimension collective, sociétale, aux contours mouvants, plus perméables à l’idée d’une communauté politique et humaine.

S 8- Ceux dont il ne faut pas prononcer le nom. La décision du Parlement turc de juillet 2017 : (p. 221-228)

Duygu TASALP – CETOBAC (Centre d’Études Turques Ottomanes, Balkaniques et d’Asie Centrales)

Les mots « génocide arménien », « Kurdistan » ou « provinces kurdes » prononcés par des députés de l’Assemblée Nationale de Turquie sont punis d’une peine d’amende, depuis l’adoption de l’amendement du 27 juillet 2017 concernant le règlement interne de la Grande Assemblée Nationale de Turquie, préparée et soumise conjointement par les groupes parlementaires de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) et du MHP (Parti Nationaliste du Peuple) qui constituent ensemble une majorité absolue au Parlement turc. Ainsi, ordonner un « passé commun de la nation turque » revient à solidariser entre eux tous les parlementaires dans un déni d’histoire sous peine d’exclusion. La « nation turque » est alors entendue comme une entité éternelle, méta-historique, transcendant le passé, le présent et le futur, soit une entité qui relève d’un registre très différent du peuple, réalité historique, c’est-à-dire éphémère, en constante réinvention, que le Parlement est censé représenter. En tant que représentation de la nation turque, le Parlement est ainsi identifié par le pouvoir politique turc d’Erdogan comme une « communauté imaginée » homogène, univoque dans son discours sur le passé, ne supportant aucun écart langagier qui mettrait en cause son unité narrative.

[LECTURES]

L 1- Nikolay Koposov, Memory Laws, Memory Wars. The Politics of the Past in Europe and Russia, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, 338 p. par Jérôme NOSSENT – Université de Liège (p. 233-235)

L’ouvrage de Nikolay Koposov propose une analyse des lois mémorielles au travers de leurs histoires, de leurs contenus et de leurs effets. Autour de ces lois centrales existent d’autres types de lois périphériques, souvent antérieures, qui sont déclaratives (utilisation de symboles, organisation de commémorations). L’auteur examine principalement les lois sanctionnatrices dans le cadre de son étude, lois qui, selon lui, incarnent « la conscience historique actuelle » (p. 6). Les lois périphériques n’entrent en compte dans l’étude qu’en fonction de leurs interrelations avec les lois sanctionnatrices. L’espace étudié est conséquent puisqu’il couvre les pays d’Europe de l’Ouest et de l’Est, l’Ukraine et la Russie post-soviétique.

Dans les développements proposés, l’auteur s’appuie sur un corpus très exhaustif de recherches menées par lui-même et par ses pairs. C’est d’ailleurs l’une des grandes qualités de l’ouvrage que de donner à voir l’étendue des connaissances et des réflexions accumulées sur le sujet, ces trente dernières années. En outre, c’est avec une grande subtilité que celles-ci sont articulées entre elles et intégrées aux raisonnements proposés. Le caractère inédit de la recherche vient essentiellement de l’intérêt témoigné pour les législations mémorielles adoptées en Ukraine et en Russie, intégré par Nikolay Koposov dans une réflexion plus large sur les politiques du passé en Europe.

L 2- Marc-Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, 352 p. par Elishéva GOTTFARSTEIN – Université Sorbonne-nouvelle Paris 3 (p. 235-237)

L’objectif de l’ouvrage de Marc-Olivier Baruch est de faire reculer les incompréhensions entre les historiens et le droit. Les deux premiers chapitres reviennent de manière synthétique sur la période 1970-2010, au cours desquels une confrontation a surgi entre l’histoire, le politique et le droit. L’auteur entraîne son lecteur de la naissance médiatique du négationnisme (fin des années 1970) à la question de sa répression en passant par la « querelle des historiens » qui agite l’Allemagne au milieu des années 1980 pour en venir aux grands procès pour crime contre l’humanité tenus en France lors du tournant mémoriel des années 1980-1990 (Barbie, Touvier, Papon), et enfin finir sur la question de la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans la persécution et la déportation des Juifs de France.

Le troisième chapitre constitue le cœur de l’ouvrage, en revenant sur la polémique qui a vu s’opposer (à partir de l’année 2005) des historiens et diverses personnalités publiques ayant pétitionnés contre quatre lois françaises qualifiées de « mémorielles » (« Loi Gayssot » de 1990, loi de reconnaissance du génocide arménien en 2001, « loi Taubira » de 2001 et loi de 2005 en faveur des rapatriés d’Algérie). L’historien reprend point par point les affirmations des pétitionnaires et en démontre systématiquement leur caractère infondé autour de la notion d’abus consubstantielle à celle de liberté d’expression, celle-ci n’étant ni absolue ni menacée en ce qui concerne la pratique historienne. Le chapitre 4 est consacré au prolongement de ces questions dans le débat public français durant la période 2008-2011. Dans le cinquième et dernier chapitre, Marc-Olivier Baruch s’attache à distinguer les trois motifs récurrents de la littérature mémorielle, tous connotés négativement : la repentance, le communautarisme et la victimisation. À l’interrogation du titre, l’auteur répond sans détour : l’histoire est libre, et la discipline historienne n’a pas tant à s’inquiéter de la justice que d’un respect excessif envers certaines institutions et quelques « icônes sociales ».

L 3- Aline Sierp, History, Memory and Trans-European Identity. Unifying Divisions, New-York, Routledge, 2014, 192 p. par Sarah GENSBURGER – CNRS-ISP, Université Paris Nanterre – ENS Paris Saclay  (p. 238-240)

Dans cet ouvrage, Aline Sierp entend questionner deux acquis de la littérature sur les rapports entre mémoire, nation et politique. Il s’agit tout d’abord d’éprouver le mythe du silence sur les événement de la Seconde Guerre mondiale qui aurait été celui des responsables politiques italiens et allemands dans les années 1950. Il s’agit ensuit d’interroger de manière critique la primeur donnée le plus souvent aux déterminants internes dans l’évolution des mémoires publiques nationales pour prendre au sérieux la possible existence de facteurs externes et transnationaux. Pour conduire ces questionnements, Aline Sierp propose de mobiliser plusieurs des concepts de la science politique, afin d’enrichir la boîte à outils de l’historien et ainsi (re)penser les politiques de mémoire. Elle s’inscrit à cet égard dans une tendance également présente dans l’espace académique français. L’auteure prend pour matériau principal d’enquête les discours publics commémoratifs des responsables politiques. Ce choix résulte de la volonté de saisir les changements de la mémoire publique afin de les mettre en relations avec les transformations des contextes politiques et sociaux, internes comme externes. Les discours fluctuent en effet davantage que les monuments et autres mémoriaux inscrits dans la pierre. Cet ouvrage constitue un des premiers travaux de ce qu’il est désormais d’usage de qualifier de transnational turn des études sur la mémoire. À ce titre, il constitue une étude de cas stimulante tant d’un point de vue méthodologique que théorique.

L 4- Michael Rothberg, Mémoire multidirectionnelle. Repenser l’Holocauste à l’aune de la décolonisation, traduit par Luba Jurgenson, Paris, Éditions Petra, 2018, 403 p. par Simon PEREGO – Inalco (p. 240-242)

On ne peut que saluer la traduction en français par Luba Jurgenson (dans la collection « Usages de la mémoire » qu’elle dirige aux Éditions Pétra) de l’ouvrage de Michael Rothberg Multidirectional Memory: Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization. Depuis sa publication en 2009, ce livre d’une grande densité a accédé au rang de « classique » dans la foisonnante littérature académique sur la mémoire. C’est pourquoi en faire la recension dix ans après sa parution doit tant conduire à évaluer l’influence de ce livre qu’à présenter les révisions qui ont depuis été apportées à certaines de ses analyses. Cet ouvrage ambitieux poursuit deux objectifs : d’une part montrer comment la mémoire du génocide des Juifs s’est progressivement élaborée, au cours du second XXe siècle, en croisant les questions de l’esclavage, du colonialisme et de la décolonisation ; d’autre part, théoriser ce que l’auteur appelle le « modèle de mémoire multidirectionnelle », en opposition au modèle dit « compétitif ». Longtemps dominant dans l’appréhension des mémoires de violences extrêmes, ce dernier aborde leur expression sous un registre conflictuel, considérant l’espace public dans lequel elles s’affirment comme une « ressource rare ». Une telle approche fait de la sphère publique un champ d’affrontement pour des mémoires concurrentes engagées dans un « jeu à somme nulle », celui d’une lutte pour la reconnaissance du passé et des identités qui s’y arc-boutent.

L 5- Claire Eldridge, From empire to exile : History and memory within the pied-noir and harki communities, 1962-2012, Manchester, Manchester University Press, 2016, 337 p. par Andrea BRAZZODURO – University of Oxford (p. 242-244)

Les sources mobilisées pour venir à bout de cette véritable « genealogy of memory» (p. 31) sont extrêmement abondantes et variées, et l’auteure les maîtrise avec un niveau de détail souvent impressionnant. En ce sens, il s’agit sans doute du travail le plus à jour et le plus complet dont nous disposons aujourd’hui sur les communautés harkies et pieds-noirs ainsi que leurs associations. Il ne s’agit pas de dresser un état des mémoires en 2012 mais de relever et d’analyser leurs changements à partir de 1962. Le résultat de l’enquête est donc une très convaincante révision du paradigme « absence/retour » qui laisse apparaître une histoire de ces mémoires beaucoup plus complexe et nuancée. Eldrige propos ainsi une nouvelle périodisation articulée en quatre séquences : l’émergence entre 1962 et 1975, la consolidation entre 1975 et 1991, l’accélération à partir de 1991, jusqu’aux « guerres de mémoire » d’aujourd’hui. L’expérience des harkis et plus particulièrement celle des pieds-noirs est très opportunément resituée dans le cadre de la migration des 7 millions d’Européens dans les années 1950 consécutives à la Seconde Guerre mondiale.

L 6- Audrey Kichelewski, Les Survivants. Les Juifs de Pologne depuis la Shoah, Paris, Belin, 2018, 505 p. par Ewa TARTAKOWSKY – Institut des Sciences Sociales du Politique (UMR 7220) – (p. 245-247)

Dans Les Survivants. Les juifs de Pologne depuis la Shoah, Audrey Kichelewski explore la manière dont la société et les autorités polonaises perçoivent les Juifs depuis la Shoah. Pour ce faire, l’auteure analyse les trajectoires des survivants juifs après la guerre. L’ouvrage s’inscrit dans la lignée de travaux portant sur les rapports entre Juifs et non-Juifs en Pologne durant et après la Seconde Guerre mondiale. L’analyse de l’historienne dépasse le cadre de l’immédiat après-guerre, auquel elle a consacré sa thèse de doctorat. Son livre traite des relations à la « minorité » juive jusqu’à nos jours, relations dont l’histoire est certes marquée par l’antisémitisme mais également par des représentations et des perceptions parfois ambivalentes de la société dominante polonaise non juive. Comprendre la persistance de l’antisémitisme dans l’immédiat après-guerre, avec les pogroms, implique de prendre en compte le fonctionnement de la société polonaise. Le détour par cette période est également indispensable pour comprendre les choix d’une éventuelle émigration de ces survivants du génocide, revenus des camps. Après la guerre, la Pologne compte, selon les recensements des comités locaux du Comité central des Juifs de Pologne (CKZP), environ 240 000 Juifs en juillet 1946. En février 1947, 140 000 d’entre eux ont déjà quitté le pays !

 

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© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)