Si dire de Maurice Ducreux qu’il est l’Abbé Pierre de l’urbanisme peut sembler une hérésie pour les puristes, force est de constater que ce religieux ayant consacré sa vie à rendre la ville meilleure possède des points communs avec le médiatique ecclésiastique de l’hiver 54. Maryvonne Prévot, maîtresse de conférences à Lille 1, publie ici le texte remanié de son HDR (Habilitation à Diriger des Recherches), consacrée à ce prêtre, un des fondateurs et chargé d’études du BERU (Bureau d’études et de réalisations urbaines), « le plus influent bureau d’études privés en urbanisme et aménagement, fort apprécié des instances publiques, en France et dans le monde » (p. 17).

Pendant une époque marquée par une mutation des villes et de leurs banlieues, l’Église prend conscience de la déchristianisation en cours parallèlement à la montée du poids du PCF dans la vie locale et nationale. Pour répondre à cet état de fait, la Mission de France expérimente l’immersion de religieux au sein de la société par le biais des prêtres-ouvriers. « Le problème n’est plus de christianiser la modernité mais de vivre en chrétien dans un monde moderne qui se passe fort bien de Dieu » (p. 49). Pour cela, on assiste à un « passage progressif d’une stratégie de « conquête » à celle de « présence » et de « témoignage » » (p. 53). L’expérience sera toutefois de courte durée puisqu’elle est interdite par la hiérarchie ecclésiastique en 1954, Maurice Ducreux ayant été ordonné prêtre en 1950.

Contrairement à ses « collègues » qui pointent à l’usine, Maurice Ducreux va s’impliquer dans la crise du logement par le biais des « Castors » ou la Rénovation des centres anciens. Maryvonne Prévot fait remonter à sa jeunesse son goût pour l’aménagement lorsque, animateur de colonies de vacances, il expérimente « le service et le jeu (scénario, prospective) comme éléments constitutifs d’une archéologie des pratiques professionnelles en aménagement et urbanisme » (p. 45). Il est la cheville ouvrière du plan d’urbanisme de Rouen avant de partir à Kinshasa œuvrer pour l’élaboration d’un recensement économico-social de cette nouvelle capitale. Cette mission lui permet de renouer avec les objectifs de la Mission de France très réticente sur son implication « à l’égard du « spatialisme urbain » » (p. 12) puisque, dans le même temps, elle envoie là-bas une équipe pour former les cadres religieux dans le contexte de l’indépendance et d’une sensibilisation aux thèses tiers-mondistes. Le retour de Maurice Ducreux en métropole se fait dans le contexte de la « fin du BERU à papa » (p. 151), la crise économique voyant le début des « vaches maigres » des budgets consacrés aux études urbaines. Autodidacte, « hors statut » et proche de la retraite, il est licencié et se tourne, pendant un temps, vers le PCF dans le cadre de la désindustrialisation affectant les villes avant de défendre la cause des immigrés au sein du MRAP.

Une fois immergée dans le contexte historique (où fourmillent des noms, des lieux et des sigles), la lecture de cet opus permet de comprendre comment s’est faite la fabrique de la ville pendant les Trente Glorieuses par le biais du BERU, l’ancêtre de nos actuelles agences d’urbanisme. Par ailleurs, la présentation du travail mené par Maurice Ducreux à Kinshasa est du plus grand intérêt. Pour orienter des actions de la planification urbaine dans le contexte de la spectaculaire croissance démographique connue par cette capitale, Maurice Ducreux met au point des méthodes, croisant à la fois la photo-interprétation et des approches socio-économiques, ayant permis l’élaboration d’un plan détaillé des différents quartiers, cet Atlas de Kinshasa, publié « en 1974-1975, (…) sert, aujourd’hui encore, de fond cartographique de références aux publications scientifiques. » (p. 148). L’approche biographique, prenant appui sur les archives personnelles et familiales de Maurice Ducreux, sur celles de la Mission de France, de l’Institut français d’architecture ou des archives municipales mais aussi sur des entretiens menés auprès de témoins des actions de Maurice Ducreux, permet de donner corps aux opérations d’urbanisme menées lors des Trente Glorieuses. Tout au fil du livre, on suit l’histoire de ce drôle de bonhomme ayant fait le choix d’évangéliser ses prochains en empruntant des chemins de traverse bien souvent au mépris de sa hiérarchie ecclésiastique comme celle de ses commanditaires institutionnels. L’histoire d’un rebelle, en somme.

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes