Cette enquête sur la frontière franco-italienne du côté de Briançon interroge le concept de frontière et celui de l’exil. En été comme en hiver, l’enquête auprès des exilés vise à reconstituer leur périple dans le contexte géopolitique bouleversé.

La première lecture proposée est le récit d’un passage de la frontière par une famille iranienne. Dans ce prologue les auteurs, l’anthropologue Didier Fassin et la sociologue Anne-Claire Defossez inscrivent leur démarche dans les pas de l’anthropologue Max Gluckman, à partir d’études de cas pour analyser un phénomène.

Ils présentent les trois groupes d’acteurs enquêtés : les migrants, les bénévoles qui les accueillent, les policiers chargés de la reconduire à la frontière. Deux entités jouent un rôle dans cette chronique : la frontière qui a sa propre histoire, et la montagne, dangereuse car méconnue des migrants. Les auteurs situent leur travail dans le contexte géopolitique qui a jeté sur les routes de l’exil des millions de personnes depuis le début du XXIe siècleMême si ce phénomène n’est pas nouveau : Traverser la frontière franco-italienne aux XIXe et XXe siècles par Yvan Gastaut, RVH Blois 2019 – Franchir les Pyrénées hier, les Alpes aujourd’hui par Aude Vinck-Keters, Maëlle Maugendre, Festival de géographie de Saint-Dié 2019.

Les auteurs justifient le choix de leur terrain d’étude. En effet, la frontière au col de Montgenèvre voit passer selon les estimations plus de 4 000 migrants chaque année.

D’une migration, l’autre

En avril 2018, une manifestation de Génération identitaire au col de l’échelle rappelle que l’Europe n’est pas une terre accueillante pour les candidats à l’exil, alors même que les chiffres de passage demeurent modestes

1 899 reconduites à la frontière en 2018 et 2 207 personnes accueillies par le refuge solidaire de Briançon qui voit passer quasiment tous les migrants. On est très loin de l’invasion dénoncée par Génération identitaire (dissous par le gouvernement en Conseil des ministres en mars 2021).

Cette action a eu pour conséquence la mobilisation de citoyens solidaires qui s’organisent, alors pour l’accueil et des maraudes en montagne.

Cette frontière est assez récente (1713) malgré le fait que la région est une terre de passage depuis des siècles. Des marchands, des pèlerins et des exilés (Vaudois, Huguenotsl’exil des Huguenots après la révocation de l’Édit de Nantes : article de Michelle Magdelaine, Le voyage interdit : l’exil des huguenots, in Religion et exclusion XIIe-XVIIIe siècle, Gabriel Audisio, Presses universitaires de Provence, 2001) ont franchi les cols, une frontière qui a connu des périodes de militarisation ? Les auteurs rappellent cette histoire, démographique, économique et politique de Briançon. Ils abordent l’histoire de la législation des « étrangers réfugiés » et l’instauration du passeport. Enfin, ils rappellent l’augmentation des migrations vers l’Europe depuis 2015.

Ce premier chapitre se termine sur les suites policières et judiciaires des manifestations de 2018 et un parallèle avec la vallée de la Roya.

Partir, puisqu’il le faut

Ce chapitre s’ouvre sur le témoignage d’un Nigérian sur son périple à travers la dangereuse Libye, la Méditerranée et ses motifs de son départ : l’irruption de Boko Haram dans sa vie de petit paysan. C’est l’une des 90 histoires d’exil collectée pour cette enquête. Elles sont toutes différentes avec des points communs, pour les migrants africains, le passage par Agadez au Niger et la Lybie.

Au cours des 5 années de l’enquête, les profils des exilés ont changé : en 2019, ce sont des hommes seuls, des Africains, puis dès 2020, majoritairement des Afghans et Iraniens, et des mineurs aussi accompagnants leurs parents, passés par la Turquie. En 2023, les auteurs constatent l’accroissement des passages, et les Marocains représentent la moitié des migrants.

Les causes politiques et économiques sont souvent liées, comme dans l’exemple de l’anthropologue iranien Shahram Khosravi.

Les auteurs montrent qu’ils sont conscients des limites des témoignages qui leur sont confiés, mais qui néanmoins sont corroborés par d’autres sourcesAtlas des migrations dans le monde, Migreurop, Armand Colin, 2022.

Les violences d’État à l’égard des opposants sont souvent présentes. Le changement climatique apparaît désormais comme élément de l’équation de départ, générateur de pauvreté accrue, de déplacements à courte distance, il occasionne des conflits intercommunautaires, comme au Tchad, des exactions sur les réfugiés qui peuvent conduire à l’exil lointain.

Les auteurs expliquent l’accroissement récent des exilés marocains.

Enfin, ils évoquent la violence intrafamiliale comme motif de départ des femmes11 % dans l’échantillon étudié entre 2019 et 2021. et des jeunes80 mineurs isolés entre 2020 et 2021 + 64 majeurs dont le périple a commencé alors qu’ils étaient mineurs.. Des situations diverses qui ressortent des témoignages évoqués.

Le choix de la France comme terre d’accueil est, pour certains, justifié par l’apprentissage de la langue à l’école et par l’histoire de la colonisation.

Des routes qui ne disent pas leur destination

Le cas d’un jeune Afghan montre le chemin erratique de l’exil, un racket à chaque passeur, à chaque frontière. Le périple est très long. Des arrêts pour refaire un pécule, des arrêts en prison ou en camp de rétention, la migration est devenue un businessA qui profite l’exil ? Le business des frontières fermées, Taina Tervonen et Jeff Pourquié, Editions Delcourt La Revue dessinée, 2023. Jusqu’en 2012, le passage des frontières au Sahel et vers l’Afrique du Nord était irrégulier mais non clandestin. La politique migratoire de l’Europe a accru la répression, notamment au Niger, on a assisté à une criminalisation de la mobilité, ouvrant la porte à toutes les exactions comme en témoignent les migrants interrogés, y compris le renvoi vers le désert. Les auteurs font référence à un reportage de CNN qui, en 2017, dénonçait la vente d’esclaves en Libye. Sur ces parcours, les femmes sont les plus exposées.

Des témoignages rappellent le danger de la traversée de la MéditerranéeSur le site de l’UNHCR : La traversée de la Méditerranée est plus meurtrière que jamais, selon un nouveau rapport du HCR, rapport en 2018- Une BD reportage : Rescapé-e-s, Lucas Vallerie, Michael Bunel, La Boîte à bulles, 2023.

Les auteurs décrivent, à partir des entretiens, différentes routes migratoires, des récits terribles et les réalités de l’attitude des autorités française à la frontière des Alpes.

Une frontière qu’on outrepasse

Le premier témoignage évoque le jeu de cache-cache, dans les bois, sur les sentiers de montagne, entre les candidats au passage de la frontière et les gendarmes qui ne sont pas dupes de l’inefficacité du dispositif malgré l’augmentation des effectifs depuis 2018. L’attitude des forces de l’ordre varie selon leur profil (gendarmes de montagne, gardes mobiles) et les pressions politiques.

Quand les migrants tentent la fuite, c’est d’autant plus dangereux que c’est de nuit, l’hiver ou plus haut dans la montagne, les accidents ne sont pas rares.

Les auteurs comparent ce contrôle de la frontière avec la chasse aux contrebandiers à différents moments de l’histoire. Ils rappellent les textes de la convention de Schengen et les formes de son application sur la frontière alpine.

La militarisation de la frontière a fait augmenter le nombre de non-admissions sans pour autant empêcher les passages, beaucoup renouvellent leur tentative après les reconduites en Italie. Si l’attitude des policiers est le plus souvent correcte, des dérapages existent, comme en témoignent les bénévoles de « Tous migrants » qui maraudent dans la montagne.

L’attitude des habitants de la vallée de la station de Montgenèvre à Briançon varie de la délation, souvent raciste à l’entraide, mais la neutralité semble majoritaire. Du côté italien, il y a le refuge salésien décrit dans sa configuration et ses missions, c’est aussi l’occasion d’évoquer les effets de la politique italienne, de 2019, plus restrictive qui remet sur les routes des migrants installés depuis 2 ou 3 ans, souvent comme saisonniers agricoles dans le Sud.

L’exercice de la force publique

Le tribunal de Gap a eu à juger des faits de vols et brutalité contre de jeunes migrants par des agents de la force publique, mais faute de preuves tangibles la sanction est faible au regard des faits. Les auteurs reviennent sur la composition hétérogène des forces amenées à être en fonction sur la frontière. Une hétérogénéité qui explique, en partie, les différentes attitudes à l’égard des migrants, des injures racistes et la brutalité envers les plus faibles. Ils évoquent le durcissement sous Sarkozy et la politique du chiffre qui favorise les déviances, et un suicide de policier.

À Briançon même, qui n’est plus dans la zone de la police aux frontières, la délinquance n’est pas le fait des migrants, mais plutôt lié aux touristes des « cars d’Anglais et de Polonais »Citation p. 242.

On constate, sinon un refus, au moins une passivité pour les contrôles d’identité autour du refuge s’il n’y a pas de trouble à l’ordre public.

L’attitude envers les passeurs, peu nombreux sur cette frontière, est plus sévère tant pour la police que face à la justice. Cette dernière n’est pas clémente envers les maraudeurs, souvent contrôlés par la police et les bénévoles qui aident les migrants : des intimidations répétées, des accusations non fondées, voire des procès comme le montre les exemples cités. « L’abus de pouvoir semblait aussi illimité que dangereux. »Citation p. 250

Le traitement des mineurs non-accompagnés38 % des exilés recueillis au refuge de Briançon en 2018 montre que les institutions ne respectent pas la loi qu’elles sont censés représenter. La situation est un peu plus favorable, depuis que les autorités italiennes, à Oulx, refusent de les reprendre et que peut s’appliquer la jurisprudence du tribunal administratif de Nice qui a condamné pour des non-admissions de mineurs la préfecture des Alpes-Maritimes. Toutefois, leur prise en charge dans les Hautes-Alpes est mauvaise. Les témoignages attestent de la méconnaissance, par les enquêteurs chargés d’évaluer la minorité, des réalités africaines vécues par les jeunes avant leur départ.

Des ponts par-dessus les murs

Ce chapitre témoigne de l’action des bénévoles et du soutien qu’ils reçoivent, comme le financement du refuge de 1 600 m², inauguré en octobre 2021 pour répondre à la fermeture du précédent par la nouvelle municipalité de Briançon. Le récit de la situation de surcharge du refuge montre à quel point il est difficile de trouver une à la situation humanitaire des exilés. La crise, durant cinq semaines, a soudé les bénévoles des maraudes et ceux du refuge.

Les auteurs rappellent la création de l’hospice du Montgenèvre au Moyen Age et son rôle au XIXe siècle dans l’accueil des migrants, notamment piémontais. Déjà le préfet dénonçait l’accueil comme un « appel d’air ».

Ce chapitre décrit l’action des maraudeurs, depuis l’hiver 2015-2016, qui portent secours aux exilés perdus en montagne. Leur action se développe après la fermeture de gare de Modane, la voie de transit par le train. Leur action, d’abord au col de l’Échelle, est plutôt le fait des locaux et des professionnels de la montagne et humanitaire puis, avec le déplacement des passages vers le col du Montgenèvre, on a assisté à une internationalisation des maraudeurs, elle est plus politique. La participation de Médecins du Monde a été diversement appréciée.

Les réalités de refuge en vallée sont aussi décrites, de l’accueil chez l’habitant aux refuges successifs. La sociologie des aidants montre une certaine diversité et témoigne d’une riche vie associative dans la vallée, même si la deuxième génération recrute pus loin des personnes engagées, depuis longtemps parfois, dans la solidarité. Les auteurs traitent aussi de l’action de plaidoyer de l’association « Tous migrants ».

La mort en ce vallon

La militarisation de la frontière, la « chasse à l’homme » a coïncidé avec les premiers mots vers la frontière. L’exemple de Blessing Matthew, une jeune Nigériane pose la question de la responsabilité des forces de l’ordre dans ces « accidents ». Si les morts sont bien identifiés, permettant une information aux familles, comment évoquer les disparus ? Les auteurs abordent les zones les plus meurtrières dans le parcours migratoire et l’action des ONG pour restituer une vie aux disparus, comme l’association néerlandaise « United for Intercultural Action » qui, depuis 1993, dresse une liste des morts. Une visite au cimetière de Lampedusa éclaire le propos.

Conclusion

Les auteurs concluent sur la notion de « sans-droit » et le témoignage de l’écrivaine afghane Aliyeh Ataei dans La Frontière des oubliés.

On ne ressort pas indemne de cette lecture qui décrit des situations dramatiques, mais montre aussi que les exilés font preuve de courage et de solidarité. Les témoignages de l’aide apportée par les bénévoles qui leur porte secours et accueil impressionnent.

Pour aller plus loin :