Pour son deuxième livre, Emmanuel Guy, Docteur en Préhistoire (Paris I) et historien de l’art spécialiste d’art paléolithique, nous invite à repenser la vocation de l’art pariétal et, au travers de celui-ci, toute l’organisation des sociétés du paléolithique.

Son précédent ouvrage « Préhistoire du sentiment artistique : l’invention du style, il y a 20 000 ans », fabula, Les Presses du réel, novembre 2010., mettait déjà en avant une idée révolutionnaire : l’invention d’un style unique transmis sur plusieurs millénaires. Il le concluait par une autre hypothèse non moins audacieuse : les arts pariétal et rupestre, n’auraient pas eu pour seule vocation à être religieux mais auraient eu une valeur sociale, auraient servi de marqueur territorial et permis à un clan, à une lignée, de s’affirmer au travers d’une hiérarchie. L’art aurait donc servi une noblesse préhistorique et aurait donc été le reflet d’une société paléolithique inégalitaire, qui plus est, semi-nomade voire sédentaire. Tout cela est bien loin de ce que pense habituellement la communauté des préhistoriens à propos des chasseurs cueilleurs et de ce qu’on enseigne actuellement en classe de 6e même si l’idée n’est pas totalement nouvelle (Cf. notamment les travaux de Brain Hayden Brian Hayden est un archéologue canadien à l’Université Simon Fraser de Burnaby (Colombie-Britannique). Il est particulièrement connu pour ses recherches sur ce qui a motivé la transition de la communauté des chasseurs à l’agriculture dans le croissant fertile du Moyen-Orient, il y a environ 10-12 000 ans. https://pm.hypotheses.org/6).

Ainsi, ce second ouvrage n’est que l’approfondissement de cette hypothèse dont la démonstration s’appuie sur des sources nombreuses et variées absentes du premier. Revenons justement un peu sur celui-ci. Son propos démontrait, très rapidement, la possible existence d’une différenciation sociale individuelle (chapitre 1 pp.19-20), puis celle de possibles écoles artistiques (chapitre 2), d’une permanence de conventions sur 20 000 ans (chapitre 4) et leurs évolutions (chapitre 5). L’hypothèse de l’existence d’un code symbolique avec ses stéréotypes, ses représentations enseignées, ses ateliers spécialisés clôturait le livre avec la question de l’existence de sociétés inégalitaires (l’hypothèse était fondée notamment sur le traitement inégalitaire des morts avec notamment l’exemple de Sungir http://www.joh.cam.ac.uk/prehistoric-humans-are-likely-have-formed-mating-networks-avoid-inbreeding et les travaux de Brian Hayden).

L’ensemble était relié au climat : en effet, l’extrême rigueur des températures il y a 22 000 ans aurait permis une extension des réseaux d’échanges et d’alliances en même temps qu’une diminution des ressources en générale ; L’Europe du Sud-Ouest et la plaine russe devenant dès lors des lieux favorables.
A l’inverse, le réchauffement climatique aurait induit la réduction des réseaux et un repli sur le local avec à la clef des styles régionaux plus marqués et une spécialisation artistique accrue en même temps que se développait le naturalisme de l’art. On serait passé ainsi du style gravetto-solutréen de Foz Côa http://whc.unesco.org/fr/list/866 (Portugal) au style Magdalénien de Lascaux tout en gardant des conventions, un style et une signification.

Une reprise et un approfondissement.

Dans « Ce que l’art préhistorique dit de nos origines » , Emmanuel Guy est allé plus loin, démontrant à l’aide de nombreuses citations d’articles, de travaux La bibliographie cite 115 ouvrages ou articles notamment en archéologie pour ce qui concerne les ressources naturelles et le stockage alimentaire mais aussi en anthropologie avec, entre autres, Levy-Strauss et Testard. Ces deux auteurs étant abondamment cités. les points qui n’étaient qu’abordés succinctement précédemment.

Sa démonstration est construite de façon à montrer dans un premier temps, grâce à de nombreux indices, que les économies des chasseurs-cueilleurs étaient en partie (ou non) sédentaires et reposaient sur le stockage, soit l’inverse de ce qu’on pense depuis de nombreuses années (l’absence actuelle de véritables preuves ne serait que le fait de la remontée des eaux lors du réchauffement climatique des époques suivantes).

Le problème des ressources et de leurs conservations tient une part fondamentale dans cette partie puisque c’est à partir du stockage d’un surplus que celui-ci peut faire l’objet d’une captation, d’un contrôle et d’une supériorité du groupe qui en bénéficie.

Les peuples qui lui servent de modèle sont les mêmes que ceux de Brian Hayden. Ce ne sont plus ceux d’A. Testard (les sociétés de chasseurs-cueilleurs Aborigènes d’Australie et les Bushmen d’Afrique du Sud…) mais les amérindiens de la côte nord-ouest du Pacifique. Comme ceux-ci, les peuples du paléolithique n’auraient plus dépendu uniquement de la chasse très régulière du gibier pour leur survie mais de stockage des denrées tant l’abondance des ressources aurait été grande dans les bonnes saisons de l’année.

Par la suite, sa démonstration reprend les idées de Hayden : ce dernier pense que l’augmentation de la compétition sociale parmi les groupes de chasseurs plus densément peuplés (en raison de cette abondance des ressources à un endroit) a créé une plus grande division hiérarchique et a mis davantage l’accent sur la démonstration du pouvoir et des ressources. Les cadeaux et les mealies ont ainsi peut-être développé des sociétés hiérarchisées (comme cela a été observé, entre autres, chez les Indiens d’Amérique).

C’est à partir de là qu’ Emmanuel Guy développe son idée d’une noblesse paléolithique. Elle repose sur de nombreux indices et témoignages archéologiques comme les tombes richement dotées dont l’exemple de Sungir (Russie, vers -24 000) est fortement mis à contribution
On trouvera une illustration de Libor Balák en pages centrale. (voir http://donsmaps.com/sungaea.html ) http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/ajpa.10273/abstract;jsessionid=65A71894251974D4DDE942EA679E094C.f04t03 http://www.iabrno.cz/agalerie/gravett.htm. Même si le manque de preuves ne peut en faire une hypothèse, les faisceaux d’indices ne peut que faire prendre celle-ci au sérieux.

Le livre aurait pu s’arrêter là ; la révolution aurait déjà été importante : Fini l’évocation des chasseurs-cueilleurs nomades égalitaires, place au stockage et à une société inégalitaire. Mais c’est bien dans sa troisième partie, celle consacrée à l’art, son domaine de prédilection, qu’on trouve l’idée audacieuse de l’auteur : Les représentations non seulement pariétales mais aussi rupestres et mobilières seraient les témoins de l’organisation inégalitaire de la société à l’instar des blasons de lignages nobles du Moyen-Âge. Concrètement, c’est l’utilisation des surplus par les chefs qui entraînerait la formation de réseaux de privilégiés au moyen d’échanges et de cadeaux et d’avantages pour leur lignée, leur clientèle. Cette entreprise d’accroissement du pouvoir personnel passerait par la « reconnaissance du droit de propriété » et quoi de mieux qu’un « blason » pour reconnaître ce droit ancré dans le territoire. Toujours plus audacieux, ces liens d’échanges et de clientèle iraient jusqu’au Moyen-Orient et notamment à l’Egypte. Sans aller jusqu’à cette extrémité, l’ensemble de sa théorie est cohérent : L’art (représentation à l’extérieur et à l’intérieur, représentations spectaculaires) et les artistes (apprentissage organisé en école, standardisation des représentations, diffusion des styles) sont au service de lignages nobles (Cf. les inhumations spectaculaires) qui ont acquis une position dominante par le contrôle d’un territoire suffisamment riches en ressources pour en permettre le stockage.

Des écueils évités.

Des termes qui peuvent surprendre.

Certains rapprochements entre le paléolithique et le Moyen-Age, la Renaissance ou l’emploi de certains termes économiques pour cette période peuvent surprendre (accumulation de capital, capitalisation, inégalités). Mais on ne se rapproche d’ouvrages d’ethnologie économique déjà existants et ce n’est donc pas véritablement nouveau (Cf. Hayden et même Sahlins qui parle bien de productivité dans son chapitre « la première société d’abondance » « Stone age economics », 1972 (Editions Gallimard, 1976 pour la traduction française et réédition en mars 2017 dans la collection folio histoire, Gallimard sous le titre « Âge de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives »).
L’analogie avec le Moyen-Age est plus audacieuse : Emmanuel Guy parle de contrôle de territoire, de blasons, de noblesse… Mais, après tout, ne parle-t-on pas de chapelle Sixtine de la préhistoire pour Lascaux.
Même si les termes peuvent paraître bien anachroniques, il reste bien la possibilité d’avoir une société inégalitaire dans laquelle l’art à une fonction sociale bien particulière E. Guy ne parle pas ici des petites représentations des grottes ou de celles qui sont balbutiantes mais des véritables chef d’œuvres pour lesquels il a fallu un véritable et long apprentissage., « un rôle ostentatoire, impressionnant la masse des gens du commun et renforçant le prestige de l’aristocratie à la gloire de laquelle elles avaient été exécutées ».

Le comparatisme ethnographique.

Les très nombreuses références à l’ethnologie servent d’appui à la démonstration. Cette science de l’homme peut en effet apporter en matière d’études préhistoriques une aide à la compréhension des sociétés paléolithiques car celles-ci auraient eu un mode de vie similaire.
Cette démarche a eu par le passé ses contradicteurs et E. Guy prend bien soin d’éviter qu’on lui reproche de l’avoir utilisée et de faire la même erreur que Clottes et Lewis sur le chamanisme On ne pourra s’empêcher de noter que cette hypothèse ressurgit régulièrement, encore et toujours… Le petit paragraphe sur la scène de l’Homme de Lascaux reproduit la même erreur que nombre de chercheurs ont fait auparavant à savoir prendre cette scène pour un ensemble narratif (Cf. « L’homme de Lascaux et l’énigme du Puits » dans lequel J-L Le Quellec démontre au moyen de l’analyse des pigments que les différentes composantes de cette scène n’ont pas été faites au même moment. https://clio-cr.clionautes.org/l-homme-de-lascaux-et-l-enigme-du-puits.html).. Comme il le dit lui-même, il ne plaque pas une pratique d’aujourd’hui de façon artificielle sur ce qui pourrait avoir lieu il y a plusieurs dizaines de milliers d’années mais s’appuie sur les travaux d’Alain Testard et de Claude Levy-Strauss et sur des découvertes archéologiques récentes dont les nombreuses références au cours de cette première partie font écho.

Quid des diverses théories précédentes ?

Il s’éloigne de l’hypothèse totémiste en montrant que celui-ci se rencontre dans des sociétés bien différentes et il n’y aurait aucune contradiction avec l’hypothèse mythologique car «les figurations ne représentent pas littéralement les mythes, mais elles sont les chevilles graphiques qui permettraient aux hommes de mémoriser une parole mythique ».

Conclusion.

Emmanuel Guy se positionne entre Leroy-Gourhan et Alain Testard dont il reprend une partie des thèses mais une partie seulement traçant son propre chemin, écrivant ses propres hypothèses sur la signification de l’art du paléolithique.
Le plus intéressant, on l’aura compris, c’est que l’auteur dégage une toute nouvelle conception de l’organisation de la société à cette époque : stockage des denrées , relation de groupe (que viendrait confirmer les toutes dernières recherches qui proviennent justement du site de Sungir
http://www.joh.cam.ac.uk/prehistoric-humans-are-likely-have-formed-mating-networks-avoid-inbreeding, territorialisation, inégalités.

Il n’y a certes pas de preuves absolues mais un faisceau de faits archéologiques qui convergent. C’est ce qu’on peut lui reprocher mais il l’assume : même si les citations sont nombreuses il prend soin de préciser de nombreuses fois que son propos est « plausible », « probable », que beaucoup d’éléments « suggèrent ». ou que si «c’était une base incertaine [elle était] néanmoins plausible ». Il le répète plusieurs fois, sa théorie est en état actuel des connaissances invérifiablesElle souffre de manque de données pour qu’elle puisse être considérée comme statistiquement fiable, données qui sont souvent sous l’eau actuellement du fait de la remontée du niveau des mers et océan depuis la fin du paléolithique. et ses hypothèses ne demandent qu’à être confirmées par d’éventuelles découvertes. Il s’agit peut-être là d’un futur ouvrage fondateur pour une nouvelle compréhension de l’organisation des peuples du paléolithique.