C’est en 1954 que débute officiellement, aux États-Unis, le premier acte rendant inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques (arrêt de la Cour suprême, Brown contre le Board of Education of Topeka). Certes, il ne suffisait pas d’un simple arrêt pour démanteler du jour au lendemain la ségrégation. D’autres actions symboliques suivirent, notamment dans les États du Sud, pour faire appliquer cette législation : boycott des bus à Montgmory en 1955 dans l’Alabama ; intervention de la garde nationale sur ordre du président Eisenhower dans l’Arkansas à Little Rock pour appliquer la déségrégation dans cet État ; sit-ins (freedom rides) en 1960 à Greensboro, en Caroline du Nord par quatre étudiants noirs pour protester contre la ségrégation dans la chaîne de magasins de supermarché Woolworth’s. Puis, le 6 mai 1960, le président Eisenhower signe le Civil Right Act qui donne la possibilité à l’État fédéral de contrôler les registres électoraux locaux. Sibylline dans la forme, voire incolore ou inodore, cette législation est perçue par les élus du Sud comme une atteinte à la démocratie locale. Pour preuve, un groupe de dix-huit sénateurs prit la parole sans discontinuer au Sénat pendant près de 43 heures pour retarder l’adoption de cette loi.

Aux Etats-Unis, l’action menée pendant plus de dix années par le Mouvement pour les droits civiques (désigne la lutte des Noirs américains pour l’obtention du droit de vote symbolisée par la figure du pasteur Martin Luther King) porta ses fruits. Le Congrès, après bien des débats, adopta une législation reconnaissant aux Afro-américains de se situer, juridiquement, sur un même pied d’égalité et de disposer des mêmes droits que leurs concitoyens blancs. Un seul texte de loi, voté en 1964, en constitue le socle majeur. Cette législation, entamée sous l’administration du président Kennedy puis menée à son terme sous le mandat du président Johnson confère une égalité de fait entre blancs et noirs dans trois domaines de la vie américaine : l’emploi, l’espace public et l’éducation. Bien entendu, ces évolutions donnèrent lieu à de fortes tensions au Sénat, principal contre-pouvoir de l’exécutif. Les sénateurs issus des États du Sud, traditionnellement ségrégationnistes, firent feu de tout bois pour faire avorter ces nouvelles dispositions. Il s’agissait, selon eux, d’une réelle menace et d’une remise en cause totale de leur mode de vie qui, jusqu’alors, avait été garanti par la Constitution américaine depuis au moins 200 ans. Leur objectif est double. D’une part, les élus du Sud souhaitent mener une véritable guérilla parlementaire en utilisant tous les artefacts légaux pour tenir jusqu’aux élections de 1964. Ensuite, placer au centre du débat politique l’idée de l’intrusion et de l’ingérence de l’État fédéral dans des affaires purement régionales. Cette dernière idée avait ainsi l’avantage d’évacuer la question de l’égalité raciale et de placer le débat sur un plan strictement juridique.

Quel est alors le contexte ? Le président Lyndon Johnson ayant succédé, dans les conditions dramatiques que l’on connaît à John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963 à Dallas, il doit faire face à de nouvelles échéances électorales à la fin de l’année 1964. Le Mouvement des droits civiques, relayé par les médias, télévisions, radios, progressent dans l’opinion. Le mouvement prend de l’ampleur sur fond de guerre du Vietnam et de rivalité avec l’URSS au plus fort de la guerre froide. Il était alors malaisé voire intenable politiquement, pour la République américaine alors meneur du monde libre, de faire perdurer sur son sol une ségrégation qui relègue une partie de sa population au rang de citoyens de seconde zone. L’administration Johnson veut aller vite et clore rapidement le sujet. Les élections présidentielles de novembre 1964 arrivant à grand pas. Cet élément temporel est important pour comprendre la genèse de l’obstruction parlementaire des élus du Sud. La désignation des candidats démocrates s’est effectuée durant le premier trimestre de 1964. Il faut du temps et de l’argent pour mener campagne. Les élus du Sud profitent alors de l’absence de leur futurs collègues à la Chambre des représentants pour faire voter de très nombreux amendements afin d’atténuer la portée initiale du texte en préparation. Le but de cette tactique est le maintien, pour ne pas dire la survie des États de la Old Dixie (appellation familière des États du Sud) pour ses représentants.

L’ouvrage se présente par l’analyse du discours des sénateurs des États du Sud. L’auteur dénoue arguments et stratagèmes de ces hommes politiques rompus aux joutes politiques verbales. Parfois ouvertement racistes, les propos tenus tendent à renvoyer l’image d’une certaine vision qu’ils se font de la société américaine. Voici en substance ce que nous propose de découvrir Eric Agbessi, spécialiste des droits civiques aux États-Unis. L’étude se décompose en deux parties. La première s’articule autour du politique, du juridique et sur l’évolution de la citoyenneté. La communauté noire n’est quasiment pas évoquée, ce qui peut paraître paradoxal. Cela montre en fin de compte, dans les esprits des politiciens de cette époque, la situation profondément inégalitaire de la communauté noire sur le plan institutionnel. Elle reste en arrière plan, ne présente pas de forme juridique. Elle est à la fois présente dans le paysage politique mais imprécise dans son organisation et sa représentation. Le choix de l’étude d’Eric Agbessi consiste à nous présenter les interventions sénatoriales et les contre-argumentations des élus du Sud. Il faut donc chercher à interpréter les discours des principaux opposants à la loi en cours de préparation. La seconde partie se focalise sur l’analyse des débats politiques sénatoriaux en 1964. Quelles logiques accompagnent les orateurs ? Quelles sont leurs motivations profondes ? Trouve-t-on des points de compromis ? Pour ce faire, l’auteur utilise une définition diachronique de la rhétorique (p. 135 à 144) des élus du Sud. Ce sont les caractéristiques de l’argumentation qui assurent, de fait, la force de la persuasion. Les fondements du raisonnement et la déclinaison de ce dernier doivent être en phase si l’on souhaite obtenir l’adhésion des électeurs. Et cette sensation de rallier l’opinion à soi est renforcée par la succession des élus du Sud à la tribune du Sénat afin de monopoliser la parole.

Les dispositions de la loi vont, finalement, intervenir dans plusieurs champs de la vie politique locale : abolition des règles inégales régissant l’inscription sur les listes électorales ; les lieux et services publics sont déségrégués et tout citoyen pourra saisir la Justice pour réparation ; De ce fait, par l’entremise du ministre de la Justice, l’État fédéral reste très présent. Il peut, concrètement, par l’entremise de l’Attorney general faire avancer la déségrégation dans les États récalcitrants devant la législation. La déségrégation scolaire est également en marche avec les images amplement relayées par les chaînes de télévision sur les neuf enfants de Central High à Little Rock admis à l’école sous escorte policière. Les financements locaux, portés par les parlementaires fédéraux sont désormais passés à la loupe et accroissent ainsi, un peu plus, la tutelle du Sénat sur la politique locale. Quant au monde du travail, la loi crée l’Equal Employment Opportunity Commission dans les entreprises de plus de 25 salariés. Cette disposition est chargée d’examiner les plaintes pour discrimination dans le recrutement, la rémunération et l’avancement.

Comment se perçoit le Sud depuis la Guerre de sécession ?

L’identité sudiste reste très forte. Cette conception de soi, en tant que région, considère qu’elle a suffisamment de forces pour se régénérer à elle seule. Il ne s’agit pas d’un simple conservatisme réfractaire à tout changement. Ce n’est pas un lieu d’immobilisme mais une terre où les individus sont capables de s’adapter à toute situation. Ce sentiment reste toutefois profondément centré sur la façon dont ces hommes et ces femmes comptent que l’évolution doit se produire. Et ce ressentiment reste particulièrement prégnant, notamment durant la Guerre civile (1861-1865). Cette façon d’envisager le fonctionnement de la société à montré comment les acteurs sudistes durant ce conflit ont alors pris conscience de leur spécificité et de leur régionalisme. C’est toujours le cas en 1964. La représentation du « soi collectif » est un lien fédérateur. Les sudistes entretiennent alors la « cause perdue ». Le Nord a imposé aux vaincus un fonctionnement à l’opposé de ce qu’il avait toujours été. La révolte se mua en mouvement littérature et artistique jusqu’aux années vingt connu sous le nom de Renaissance du Sud. Et qui d’autre de mieux pour incarner ce mouvement littéraire que William Faulkner (1897-1962) ? Dès lors, le Sud tente de se redéfinir alors que la région, en pleine mutation, est en train de s’industrialiser. On veut comprendre ce que l’on devient devant le changement. On assiste donc à une nouvelle identité sudiste entre passé, présent et futur. Devant cette menace rampante, la volonté de préserver certaines caractéristiques persiste qu’il s’agisse de la ségrégation ou du monopole électoral. C’est un lien complexe qui oscille entre tradition et modernité. Faulkner, dans son roman Hamlet publié en 1940 montre le changement social et la mutation des structures économiques du Vieux Sud en ce début de vingtième siècle. L’évolution est mal vécue, caractérisée par l’arrivée massive de gens sans le sou qui vont, comme le montre David L. Cohn (1894-1960) dans Good Shakes Creation, profondément modifier la génétique de cette région, rétrogradant au second plan le planteur, ses traditions, ses valeurs, bref, son art de vivre. Autre auteur de cette mouvance sudiste, Clarence Cason (1896 – 1935) porte aux nues ce Vieux Sud dans son roman 90° in the Shade. Il va même jusqu’à comparer le Traité de Versailles à la Reconstruction (1865-1877 destruction du système esclavagiste, retour du Sud dans l’Union mais échec de l’intégration des affranchis afro-américains dans le nouveau système politique et juridique) et définit sa région comme une nation dans la nation américaine ! Mais d’autres visions se détachent de ce mouvement. Ce n’est pas ce que partage William J. Cash (1900-1941) dans son œuvre The Mind of the South où il rejette le Sud au passé glorieux. Enfin, le journaliste louisianais Hodding Carter (1907-1972) considère qu’une intervention fédérale pour régler le problème de la ségrégation nuirait à l’ajustement en cours dans les États du Sud. Les élus du Sud ont grandit dans cette atmosphère d’un monde qui cherche à se détacher de ce qu’il a été tout en regrettant ce qu’il devient. Ce qui émerge, au final, des discours des parlementaires du Sud, est l’expression même de la conception du changement, de la ségrégation, des rapports interraciaux, de l’isolement géographique, de la domination nordiste…L’homogénéité de leurs discours est largement partagée dans le Sud où l’on ne supporte pas quelque ingérence que ce soit.

En définitive, la législation adoptée au soir du 2 juillet 1964 est considérée comme un élément déterminant dans l’évolution du concept de citoyenneté aux États-Unis, faisant des Afro-américains des citoyens de première classe. Mais, contrairement à une idée reçue, c’est à ce moment précis que l’Amérique considère qu’elle fait son entrée dans l’ère post-raciale.

L’œuvre d’Eric Agbessi est dense et pose d’étonnantes questions d’actualité. Une chronologie fournie en fin d’ouvrage permet de se repérer rapidement et efficacement. On peut regretter toutefois l’absence, en début d’ouvrage, d’une mise en perspective du contexte politique et international des États-Unis.

Bertrand LAMON