En juillet 1944, alors que la libération de l’Europe est en route, alors que des millions de Juifs ont déjà été assassinés, une partie de la dernière grande communauté juive d’Europe, celle de Hongrie, est encore en partie épargnée. Mais Eichmann est arrivé à Budapest et il a mis au point une organisation d’une extrême efficacité pour que les Juifs de Hongrie puissent être rapidement exterminés à Auschwitz. 400 000 ont été assassinés de mars à juin. C’est alors que Raoul Wallenberg arrive de Suède pour tenter de sauver les Juifs de Budapest qui n’ont pas encore été déportés. Pendant six mois, dans des conditions de négociation particulièrement difficiles et dangereuses, jouant des rivalités entre les autorités nazies et hongroises, il parvient à sauver près de 10 000 d’entre eux. Quand, en janvier 1945, l’armée Rouge entre Budapest, il est arrêté et disparaît dans les geôles soviétiques. Son sort fut alors l’objet de bien des rumeurs et ce n’est qu’après la chute du Mur et l’effondrement de l’URSS qu’on appris avec certitude qu’il était mort en URSS, en 1947. Parfois qualifié de « Schindler suédois », Juste parmi les Nations depuis 1963, citoyen d’honneur des États-Unis, Raoul Wallenberg est célèbre dans le monde entier, sauf en France, aussi convient-il « de dépasser la vision franco-centrée et de la guerre et du génocide des Juifs, en décentrant notre regard vers l’Est ».

Cet ouvrage est le prolongement d’une journée d’étude organisée à l’Institut suédois de Paris en novembre 2012 à l’occasion du centenaire de la naissance de Raoul Wallenberg. Il rassemble cinq communications, précédées d’une introduction de Fabrice Virgili (historien, directeur de recherche au CNRS) et Annette Wieviorka (historienne de la Shoah, directeur de recherche émérite au CNRS). Tim Cole (professeur d’histoire sociale à l’université de Bristol) traite de la ghettoïsation des Juifs de Hongrie à partir de mars 1944 ; Tal Brutmann (historien des politiques antisémites en France et de la Shoah) présente la déportation des Juifs de Hongrie à Auschwitz-Birkenau, de mai à juillet 1944 ; Paul Gradvohl (directeur du Centre de civilisation française et d’études francophones de l’université de Varsovie) traite de l’attitude de Wallenberg face à Eichmann et aux Croix fléchées, à Budapest, de juillet 1944 à janvier 1945 ; Beng Jangfeldt (auteur d’une biographie de Raoul Wallenberg, ex membre de la commission d’enquête suédoise sur Raoul Wallenberg) et Johan Matz (chercheur au Centre for Russian Studies et Eurasian Studies de l’Université d’Upssala) consacrent leurs communications au mystère qui entoure la disparition de Raoul Wallenberg après son arrestation par les soviétiques à Budapest en janvier 1945.

Qui était Raoul Wallenberg ?

Le groupe Wallenberg était et demeure l’un des groupes industriels et financiers le plus puissant de Scandinavie. Il a été fondé par l’arrière-grand-père de Raoul en 1856, et est devenu l’un des principaux acteurs de l’industrialisation de la Suède, puis de la conquête de marchés en Europe et dans le monde. À sa naissance en 1912, Raoul reçut le prénom d’un père dont il était orphelin. Il évolua dans la très haute société, partageant études et loisirs avec des membres de la famille royale. Au cours de ses études, il voyagea beaucoup à l’étranger, en Allemagne, en Angleterre, en France, aux États-Unis. Avant-guerre, il exerça au sein du groupe familial des fonctions qui le conduisirent en Afrique du Sud et en Palestine sous mandat britannique. Il passa l’été 1938 en Hongrie où il rencontra le fils du régent Horthy et où il se lia à la haute société de Budapest. En 1941, un homme d’affaires juif hongrois installé à Stockholm l’embaucha comme représentant en Europe de sa société spécialisée dans le commerce de produits alimentaires avec l’Europe centrale, la Meropa. Contrairement à son patron bloqué en Suède, sa nationalité suédoise lui permit de se déplacer à travers l’Europe occupée au cours des années 1941-1943. Il se rendit à Paris, Vichy, Zurich, Bucarest, Genève, Budapest et Berlin où son beau-frère était secrétaire de la légation suédoise.

Quelles furent les conditions politiques et géopolitiques de sa mission ?

Le 19 mars 1944, la Wehrmacht envahit là Hongrie, qui devint un « allié occupé ». Horthy demeura au pouvoir mais il dut nommer un premier ministre plus favorable aux Allemands. Adolf Eichmann et son équipe arrivèrent immédiatement avec l’objectif d’organiser au plus tôt la déportation vers Auschwitz et l’assassinat de la plus grosse communauté juive d’Europe encore intacte. En effet, malgré l’antisémitisme d’une partie de la société, le gouvernement refusait jusqu’alors de mettre en oeuvre dans son pays la « solution finale. La déportation des Juifs hongrois commença le 10 mai 1944, et les événements furent immédiatement connus et compris, car les réalités du camp d’extermination d’Auschwitz n’étaient plus ignorées. Un article du New York Times affirma immédiatement que le « gouvernement hongrois se préparait à l’extermination des Juifs hongrois ». En janvier 1944, Roosevelt avait accepté la création du War Refugee Board (WRB), agence pour les réfugiés de guerre, dotée d’une grande capacité d’action. Pour l’appuyer, le département d’État lança une importante campagne de propagande, s’adressa au Vatican, au Comité international de la Croix-Rouge, aux pays neutres comme la Suisse, et somma le gouvernement hongrois de cesser les persécutions. Elles cessèrent effectivement au début du mois de juillet 1944. Les Juifs de Budapest qui avaient échappé à la déportation étaient toujours menacés de mort, notamment par les Croix fléchées, organisation fasciste hongroise violemment antisémite.

La situation géopolitique était donc très particulière. Budapest était alors « à la croisée des alliances, des rapports de force et choix contradictoires ». L’Allemagne nazie occupait la Hongrie alliée, situation unique en Europe. La pression militaire des Alliés était forte : bombardements américains, approche de l’Armée rouge, intervention financière du WRB. Plusieurs pays neutres, la Suède, mais aussi la Suisse, le Vatican, Portugal et même le Salvador intervenaient pour sauver les Juifs de Budapest en leur fournissant des papiers. C’est cette particularité de la situation qui rendit possible l’action d’un personnage comme Wallenberg à Budapest, comme Raoul Nordling, consul général de Suède à Paris pendant la libération de la ville ([http://www.clio-cr.clionautes.org/sauver-paris-memoires-du-consul-de-suede.html#.VLk7ydKG_To]), ou encore comme le comte Folke-Bernadotte qui obtint la libération de près de 15 000 déportés, pour la moitié scandinaves, évacués vers la Suède.

Envoyé par le WRB, Wallenberg travailla sur place avec la Croix-Rouge internationale et ses actions recouvrirent de nombreux aspects de l’intervention humanitaire : soins, ravitaillement, création de lieux de protection, évacuation etc. Les équipes qu’il coordonna à partir de la légation suédoise (plus de 300 personnes), agirent dans une ville en proie à la violence, aux massacres puis aux combats, évoluèrent sans armes ou presque, « le drapeau suédois demeurant leur meilleur bouclier ».

La ghettoïsation tardive et originale des Juifs de l’Hongrie

C’est seulement après le 19 mars 1944, quand les Allemands occupèrent leur allié, que les Juifs furent astreints au port de l’étoile jaune, concentrés dans des ghettos et déportés. Les principes de base de la ghettoïsation étaient la ségrégation et la concentration mais il y eût en Hongrie une grande diversité de ghettos car ce sont les autorités locales qui furent chargées d’identifier où habitaient les Juifs et de délimiter les ghettos, dont les configurations précises varièrent en fonction des « conditions locales. L’opération de ghettoïsation, en particulier l’expropriation, devait en effet profiter matériellement aux non Juifs et à l’État hongrois. Les Juifs et les non Juifs vivaient généralement dans les mêmes quartiers, dans les mêmes rues et souvent dans les mêmes immeubles. Tenter de les déplacer impliquait donc de déplacer des Juifs aussi bien que des non Juifs. Quand ceux-ci se trouvaient lésés, ils refusaient telle ou telle disposition du ghetto.

À Budapest on craignait en isolant et en concentrant les Juifs dans un seul quartier d’exposer les autres quartiers aux bombardements alliés. Les autorités optèrent finalement pour une extrême dispersion du ghetto lui-même qui correspondait à près de 2000 « maisons-ghettos », où l’on autorisa les non Juifs à continuer d’habiter s’ils le souhaitaient. Les autorités tolérèrent donc l’existence de facto d’immeubles mixtes, et beaucoup de non Juifs continuèrent à vivre dans des immeubles rattachés au ghetto. Les Juifs se voyaient cependant appliquer un couvre-feu drastique qui les empêchait de se déplacer dans la ville, car il ne leur laissait pas le temps d’un aller-retour vers certains lieux essentiels. Cette réalité fut prise en compte par Wallenberg qui installa ses bureaux à un endroit de la ville où il était possible à un maximum de Juifs de se rendre depuis leur domicile, en dehors du couvre-feu. Le caractère très dispersé de la ghettoïsation permit également aux non Juifs qui étaient voisins de Juifs dans le même immeuble de leur fournir une aide précieuse, compte tenu de leur totale liberté de circulation notamment.

L’extermination des Juifs de Hongrie à Auschwitz-Birkenau de mai à juillet 1944

Bien que tardive, la déportation des Juifs de Hongrie fut rapide, massive, et constitua un moment charnière dans l’histoire du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Ce sont effet environ 430 000 personnes qui furent déportées depuis la Hongrie de la mi-mai à la mi-juillet 1944 et assassinées au rythme démentiel de 12 000 par jour. L’objectif d’Eichmann, quand il arriva en Hongrie, en mars 1944, était d’exterminer les 725 000 Juifs que comptait la Hongrie et qui constituaient la dernière grande communauté juive de l’Europe allemande. Des ghettos et des camps de rassemblement furent ouverts dans tout le pays, à l’exception de Budapest. L’extermination devait se faire en 90 jours, ce qui constituait pour les nazis une opération d’une ampleur inédite.

Une préparation qui s’avèra d’une terrible efficacité fut entreprise sous la direction de Rufolf Höss revenu à la tête du camp : fixation d’un calendrier avec les horaires des trains spéciaux acheminant les victimes, réfection des crématoires, suppression des congés des bourreaux, prolongement de la voie ferrée à l’intérieur du camp vers les crématoires, amélioration de la voirie du camp, réfection des bâtiments des chambres à gaz. Les efforts les plus importants furent portés sur les infrastructures de crémation des cadavres, la destruction des corps semblant être une obsession des cadres dirigeants. Malgré les préparatifs, les opérations se déroulèrent dans le chaos. Les convois arrivent plus rapidement que planifiés, et plus chargés aussi car les Hongrois mènaient avec zèle les opérations d’« évacuation ». « C’est durant ces jours de mai et juin 1944 qu’Auschwitz prend une dimension industrielle totalement inédite en matière d’assassinat. Chambres à gaz, crématoires, bûchers fonctionnent nuit et jour. ».

Wallenberg face à Eichmann et aux Croix fléchées, juillet 1944-janvier 1945

Le 7 juillet 1944 le régent Horthy décida de suspendre la déportation des Juifs vers Auschwitz. Deux jours plus tard Wallenberg arrivait à Budapest avec pour mission de jouer de la neutralité suédoise pour sauver quelques dizaines ou centaines de Juifs. Jusqu’à la chute des Croix fléchées, ultimes alliées européens d’Hitler, installée au pouvoir par l’Allemagne nazie en octobre 1944 après la destitution du régent Horthy, le sort des Juifs hongrois et l’action de Wallenberg dépendirent des tensions permanentes entre de multiples acteurs : autorités hongroises, autres acteurs hongrois, forces d’occupation allemande souvent en compétition entre elles, pouvoir central à Berlin, diplomates des pays neutres, War Refugee Board, associations juives hors de Hongrie. Usant des particularités de la situation géopolitique, de la probabilité croissante d’une défaite nazie, Wallenberg déploya avec les services de plus en plus étoffés qui l’entourèrent une activité multiforme pour éviter la déportation du plus grand nombre possible de Juifs de Budapest.

Il obtint une réelle autonomie d’action et le droit de correspondre directement avec Stockholm, ainsi qu’un un financement important par les organisations juives, par le WRB, et par les milieux d’affaires. Il mit en place un système de protection des ressortissants juifs hongrois qui devinrent quasiment des citoyens suédois. Il utilisa divers moyens : action diplomatique, contacts d’affaires, aide humanitaire et aussi corruption. Quand les Croix fléchées prirent le pouvoir après la destitution du régent Horthy, son action fut encore plus difficile et plus indispensable pour éviter les massacres et les déportations. Il négocia personnellement avec le ministre des affaires étrangères, il s’efforça de contrecarrer les exactions des fascistes, y compris dans les locaux abritant la Croix-Rouge suédoise, et de faire parvenir une aide humanitaire. Il fut confronté à des conditions de plus en plus difficiles, à une violence quotidienne, à une situation de moins en moins contrôlable. Dans Budapest assiégé par l’Armée rouge il devait changer de domicile chaque nuit. « L’ultime période montre une facette nouvelle de Wallenberg, qui réussit à faire preuve non seulement d’un héroïsme frontal en usant des privilèges de sa fonction, mais aussi à montrer des qualités d’homme de réseau sachant user de menaces personnelles et de corruption ouverte. » Incontestablement, par son action personnelle il a sauvé près de 10 000 personnes.

Le mystère de la disparition de Wallenberg

Wallenberg fut arrêté à Budapest le 17 janvier 1945 par l’Armée rouge, malgré son passeport diplomatique suédois. Il semble aujourd’hui assuré qu’il est mort en URSS en 1947. Malgré l’énorme dossier réuni par le ministère suédois des Affaires étrangères depuis 1945, il n’a jamais été possible d’établir pourquoi il avait été arrêté, pourquoi il avait été détenu par les soviétiques, ni pourquoi et comment il était mort en Union soviétique.
En février 1957, Khrouchtchev rendit publique la lettre du chef de la section médicale de la sinistre prison Loubianka, faisant état de la mort de Wallenberg, 17 juillet 1947, par crise cardiaque. En 1989, les archivistes du KGB prétendirent avoir découvert par hasard les effets personnels de Raoul Wallenberg. En 2011, le gouvernement russe décida de déclassifier la totalité des communications cryptées par câble entre la mission soviétique de Stockholm et le ministère soviétique des Affaires étrangères dans les années 1944-1947 : « les questions de fond n’en restent pas moins sans réponse ».

Les chercheurs mettent en évidence le fait que le gouvernement suédois, et plus encore l’ambassadeur suédois à Moscou, n’ont pas, dans les années de l’immédiat après-guerre suffisamment insisté pour obtenir des informations sur la détention de Wallenberg. Le moins que l’on puisse dire est que la Suède n’a pas eu une attitude ferme, tant elle était désireuse de voir s’améliorer rapidement les relations avec l’URSS. Elle a très vite choisi d’oublier Wallenberg.

© Joël Drogland