Cet ouvrage collectif intitulé C’est l’anarchie adopte une démarche originale déjà utilisée par la maison des Editions du Caïman dans Brigadistes et Des nouvelles de mai 68. Originale par le regroupement d’auteurs aux horizons divers : auteurs de polars, poètes, philosophes, sociologues, historiens (Rachel Mazuy) scénaristes, chanteurs. Démarche originale aussi par la diversité des choix littéraires adoptés qui rend le livre très vivant. On y trouve en effet des nouvelles noires, des nouvelles documentaires, des récits historiques, des poèmes, des scénarii. Cette richesse de contributions permet d’évoquer le parcours de vingt anarchistes, hommes et femmes, et d’en retracer ainsi la biographie, les choix politiques, les combats. Si la démarche est littéraire, elle n’en reste pas moins très intéressante au point de vue historique car elle permet d’aborder à la fois la diversité des parcours d’hommes et de femmes engagés au profit d’idéaux pris dans les différents évènements des luttes sociales et politiques du XXème siècle mais aussi d’évoquer le rôle de la violence dans la vie politique et enfin l’importance de la mémoire, de l’histoire et de l’héritage.
Ce livre évoque donc les parcours de vingt hommes et femmes engagés au profit d’idéaux et à travers ces portraits se dessine une géographie et une histoire du mouvement anarchiste. Ce projet montre aussi que ce mouvement n’est pas monolithique même si certaines lignes de force la traversent. On note tout d’abord que la majorité des héros viennent de milieux populaires, ouvriers, paysans. On peut y voir par exemple évoluer Lucy Parsons née de parents mexicains et indiens et ayant grandi dans une plantation du Texas, Anne Steiner, professeur de sociologie dresse le portrait d’Eugène Vigo alias Miguel Almereyda ayant grandi dans la misère, orphelin, qui surmonte la faim avec fierté mais qui craint de ne pas trouver un logement par peur d’être envoyé en prison. Normand Baillargeon raconte la misère de Voltairine de Cleyre alors qu’elle était enfant en France. Les différentes nouvelles dressent une géographie particulière du mouvement anarchiste : la France, les Etats Unis, l’Italie, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine principalement. Et l’on voit surtout l’importance des villes ouvrières où les mobilisations se faisaient fortes : Chicago, Paris, Kiel, Turin…
De ces textes, on voit apparaître une véritable solidarité et un sentiment de fraternité entre les anarchistes qui s’affranchissent des conventions sociales. C’est particulièrement remarquable pour les mariages interraciaux comme celui de Lucy et Albert Parsons et celui d’Emilie Busquant avec Messali Hadj. C’est aussi notable de manière plus quotidienne dans le récit sur les infirmières de Manacor mené par Patrick Dewdney et dans celui sur May Picqueray écrit par Serge Utge Royo. Les idéaux pour lesquels ils se battent sont nombreux : le féminisme (May Picqueray, Voltairine de Cleyre, Lucy Parsons, Germaine Berton), la lutte contre l’esclavage (Lucy et Albert Parsons), la lutte pour l’indépendance algérienne (Emilie Busquant), la lutte pour le droit des paysans (Emiliano Zapata) et celui des ouvriers. Ce dernier motif donne lieu à de nombreuses descriptions de grèves comme celles de Chicago et du 1er mai 1886, celles de Neuves-Maisons en Lorraine en 1906….
Le livre n’élude pas la question de la violence en politique. Presque tous les textes évoquent soit la violence dont font preuve les anarchistes comme arme d’action, comme outil pour faire avancer les luttes et les combats soit celle de la répression à laquelle ils sont soumis et dont ils sont parfois les victimes, la policière et l’« informelle », celle des milices et celle des communistes. Les anarchistes utilisent des méthodes plus ou moins violentes. La nouvelle de Michel Embareck « la mèche est allumée » est l’histoire d’une chanson « la Dynamite » de Jean Baptiste Martenot dont les paroles auront des répercussions sur les héros contemporains de la nouvelle. Elle avait été rédigée lors de la vague d’attentats menés en France par les anarchistes et qui s’est terminée par l’assassinat de Sadi Carnot. Cet assassinat est raconté par Michele Pedinielli dans sa nouvelle « La ballade de Sante Caserio ». L’utilisation d’engins explosifs est aussi contée dans la nouvelle sur Miguel Almereyda qui, adolescent apprenti photographe s’initie à la chimie des explosions avec de la poudre photographique. Enfin, la violence de la bande à Bonnot est évoquée dans le scénario de Tancrède Ramonet « avant la curée ».
Mais la force de la répression policière et étatique est partout : celle de la surveillance policière, des indics, celle de la répression des manifestations (Haymarket square en 1886, Neuves Maisons) et celle de la prison en particulier la description très émouvante de la prison pour enfants « la petite Roquette » ou celle de l’encellulement de Lucy Parsons. Celle aussi de l’interdiction faite à Messali Hadj qui, en résidence surveillée ne peut assister aux derniers instants de sa femme et à qui l’on interdit d’être présent à l’enterrement. L’interdiction fut levée à la dernière minute face à la pression et l’émotion. Enfin, la mort est omniprésente et apparait dans de très nombreuses nouvelles. La question de la condamnation à mort est particulièrement sensible comme dans l’histoire de Sacco et Vanzetti racontée par Maurice Gouiran, comme dans celle de Lucy Parsons car son mari est condamné ou dans celle de Sante Geronimo Caserio qui a tué le président Sadi Carnot. Michelle Pedinielli signe une nouvelle polyphonique qui donne à lire les pensées des présents à l’exécution et son aspect tragique.
La violence qui s’exerce contre les anarchistes n’est pas seulement étatique mais également de milices ou de partis. La nouvelle « noires hirondelles, chasseurs tricolores » montre comment dans les années 70 les groupes d’extrême droite filaient les anarchistes. Les infirmières de Manacor sont assassinées à Majorque pendant la guerre civile espagnole par les troupes franquistes. Dans « rue de la grange aux belles », François Muratet évoque quant à lui le tournant des groupes armés du parti communiste qui fait tirer sur deux anarchistes pendant une réunion. Dans sa nouvelle sur Vergeat et Lepetit, Rachel Mazuy évoque leur mort, dans un bateau qui quittait l’URSS et l’hypothèse qu’ils aient pu être tués par les Communistes. Voltairine de Cleyre est victime d’une tentative d’assassinat par un individu isolé et déséquilibré tandis que Libertad est assassiné à l’hôpital dans la nouvelle de Gilles del Pappas.
Au-delà des idéaux et de l’action, le livre tisse les fils de la mémoire, de l’histoire et de l’héritage.
Les différents textes évoquent le travail d’histoire et de mémoire. En effet, dans de nombreuses nouvelles, on cite des articles des différents journaux surtout le Libertaire et l’Humanité, on évoque des rapports de police, on décrit les photos. Celles de Germaine Berton sont le fil directeur de l’histoire écrite par Alice Jack. Rachel Mazuy en insère une dans sa nouvelle, une photo trouvée chez un brocanteur et qui est le prétexte à l’enquête menée. Ces sources donnent lieu à des enquêtes comme celles sur la mort d’Albert Libertad ou de Vergeat et Lepetit. Le travail d’histoire peut aussi bien être la création de films, de récits…..
Mais ce qui ressort surtout de cet ouvrage, c’est l’interrogation sur l’héritage de ces personnages historiques, leur legs intellectuel et moral aujourd’hui en 2020. Que reste-t-il d’eux dans les luttes actuelles ? Que retenir de leurs écrits ? de leurs engagements ? A ce titre, la nouvelle de Nadia Khiari #FreeMax questionne le legs de Max Stirner dans la Tunisie actuelle. Elle opère un va-et-vient entre les écrits de Stirner et l’héritage de la révolution de 2011. La nouvelle de Michel Embareck évoquée plus haut fait quant à elle le lien entre la chanson «La dynamite » et le mouvement des Gilets jaunes. C’est enfin deux autres nouvelles qui s’interrogent sur le legs des valeurs et de l’action. Dans le très beau poème-thrène de Serge Pey à Victor Pey mort au Chili, l’auteur utilise l’image du réveil qui doit réveiller les consciences quand elles sont endormies. Enfin, que retenir de la nouvelle de Patrick Fort Au nom du père, du fils et de l’anarchie, entretien de Carl Einstein, juif anarchiste persécuté par les Allemands avec le père supérieur Buzy qui le cache des Allemands pendant la seconde guerre mondiale sinon qu’au-delà des différences de conception, l’essentiel est l’attention portée aux êtres humains, les plus fragiles, quelles que soient leurs différences religieuses, raciales, sociales pour leur donner humanité, dignité et liberté.
D’un point de vue pédagogique, cet ouvrage est parfaitement adapté à des lycéens, les histoires sont accessibles, rapides à lire et incarnent une pensée politique. Certaines histoires peuvent compléter l’étude de thèmes de 1ère ou de Terminale comme la mise en place du projet républicain (les attaques contre la république), les permanences et les mutations de la société, le rôle des femmes dans l’éducation (Voltairine de Cleyre). En spécialité HGGSP, elle peut aussi accompagner une réflexion sur les démocraties directes et indirectes et en EMC sur l’engagement et la peine de mort.
Bonjour Monsieur Fort
L’information a été mise à jour.
Bonne journée !
Bonjour Monsieur Fort.
L’information a été ajoutée au compte rendu.
Bonne journée à vous !
Vous allez me trouver pénible…mais je tiens à vous préciser que l’interlocuteur de Carl Einstein dans son entretien n’est pas un moine mais le Père Supérieur Buzy. Merci d’avance !!!
Bonsoir et merci pour cet excellent article ! Vous serait-il possible d’ajouter mon nom lorsque vous évoquez ma nouvelle, Au nom du père et du fils et de l’anarchie ? Non par ego excessif mais juste pour réparer l’oubli ! Merci ! Patrick FORT