Cet ouvrage rassemble des communications présentées lors de deux journées d’études organisées par le Centre d’histoire et de recherche sur la Résistance, à Besançon en juin 2009 (« Histoire de la Résistance en France : questionnements, prospective et perspectives ») et à Paris en mars 2010 (« L’Écriture de l’histoire de la Résistance : usages, traitements et interprétations des sources »). Le Centre d’histoire et de recherche sur la Résistance est un pôle de recherche créé en mars 2009 qui réunit des historiens travaillant sur l’histoire de la Résistance.
Les actes de ce colloque sont originaux à la fois par leur contenu et par la qualité de leurs participants. En effet ces deux rencontres avaient pour objet, comme le précise Laurent Douzou dans son propos introductif, « de réfléchir à partir de cas pratiques aux problèmes épistémologiques et méthodologiques posés par l’écriture de l’histoire de la Résistance : Comment un objet de recherche se construit-il et se saisit-il ? Que faire lorsque la définition de ses contours se dérobe au fur et à mesure que l’enquête avance ? Comment composer avec l’abondance, l’absence ou le caractère parfois éminemment biaisé des sources ? »
Ces deux journées réunissaient de jeunes chercheurs qui venaient de soutenir leur thèse de doctorat d’histoire ou qui allaient le faire. Il ne leur était pas demandé de résumer leurs travaux mais de « décrire leurs expériences, de réfléchir aux obstacles auxquels ils s’étaient heurtés et aux solutions qu’ils avaient mises en oeuvre pour tenter de les surmonter ou de les contourner ». Chacun d’entre eux devait donc faire part de sa propre expérience en insistant sur les difficultés rencontrées.
Les historiens participants et les thèmes de leurs recherches
Sébastien Albertelli a soutenu sa thèse, Les services secrets de la France Libre : le Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA), 1940-1944, sous la direction de Jean-Pierre Azéma a l’IEP de Paris en 2006. La Cliothèque a rendu compte du second ouvrage publié à partir de cette thèse ([http://www.clio-cr.clionautes.org/au-commencement-de-la-resistance-du-cote-du-musee-de-l-homme-1940.html#.U9CtfuN_vTo]).
Johanna Barasz a soutenu sa thèse, De Vichy à la Résistance. Les vichysto-résistants 1940-1944 sous la direction de Jean-Pierre Azéma en 2010.
Julien Blanc a soutenu sa thèse, Du côté du musée de l’Homme. Les débuts de la Résistance en zone occupée, été 1940-été 1941, sous la direction de Laurent Douzou à l’université de Lyon en 2008 ; un ouvrage a été tiré de cette thèse dont la Cliothèque a rendu compte ([http://www.clio-cr.clionautes.org/les-services-secrets-de-la-france-libre-le-bras-arme-du-general-de.html#.U9CtLON_vTo]).
Emmanuel Chevet a soutenu sa thèse, Gendarmerie et maquis sous l’Occupation (1943-1944), sous la direction de Serge Wolikow à l’université de Bourgogne en 2011
Thomas Fontaine a soutenu sa thèse, Déporter. Politique de déportation et répression en France occupée. 1940-1944 sous la direction de Denis Peschanski en 2013.
Sylvain Grégori a soutenu sa thèse, « Forti saremu se saremu uniti », entre continuité et rupture, Résistance (s) et société corse, juillet 1940-septembre 1943, sous la direction de Jean-Marie Guillon à l’université de Provence en 2008.
Cécile Vast a soutenu sa thèse, Une histoire des Mouvements Unis de Résistance (de 1941 à l’après-guerre). Essai sur l’expérience de la résistance et l’identité résistante, sous la direction de François Marcot en 2008 à l’université de Franche-Comté.
L’ouvrage rassemble onze communications de ces sept historiennes et historiens, regroupées en deux parties, « Une histoire toujours en chantier », « Sources et écriture de l’histoire de la Résistance ». Quelques problématiques, thématiques et autres questions transversales touchant à la recherche et à l’écriture de l’histoire sont abordées et analysées en fonction des recherches de chacun. Tous ont préalablement et constamment réfléchi à la nécessité de cerner leur objet d’étude, tous ont éprouvé la nécessité et ont à la question des sources et à la nécessaire mise à distance de leur objet historique par rapport au poids des mémoires.
La définition et la construction de l’objet d’étude historique
Julien Blanc expose comment et pourquoi son projet originel a dû être modifié. Il pensait au départ étudier une organisation de résistance précise, connue sous l’appellation officielle de « réseau du musée de l’Homme ». Mais dès les premières recherches, il a dû se rendre à l’évidence : les débuts de la Résistance en France étaient fort mal connus. « Se pencher sur la phase initiale de la désobéissance en zone occupée, c’était s’aventurer sur un terrain en friche, presque un angle mort, aborder en tout cas un continent largement méconnu. ». Il comprit alors qu’il lui faudrait explorer un territoire plus vaste, encore en friche, dont il allait devoir délimiter le champ et la chronologie. Il n’allait plus travailler sur le réseau du musée de l’Homme, dont il découvrit assez rapidement que l’appellation était par trop simplificatrice, mais sur la résistance pionnière.
Avec les « vichysto-résistants » Johanna Barasz utilise un concept dont elle n’était pas « l’inventrice » et « dont les acceptions successives suscitaient, si ce n’est une farouche hostilité, au moins des réticences parmi les historiens. » Un long cheminement intellectuel et historique la conduisit à élaborer une définition qui servit de base à son travail : « en définitive, j’ai défini les vichysto-résistants comme des hommes qui, engagés dans la résistance active, ont été des soutiens effectifs de l’État français, approuvant, au-delà de la personne du maréchal Pétain, le régime, son idéologie ainsi que les politiques mises en oeuvre, et dont l’expérience vichyste marque, d’un point de vue idéologique, organisationnel, stratégique et/ou relationnel, les formes de leur résistance. » Cette définition lui permet de constituer un corpus et d’en faire l’histoire.
Pour entreprendre une étude des mécanismes de la déportation envisagée comme un mode de répression, Thomas Fontaine doit définir un cadre notionnel. Il crée une expression accolant deux notions qui, prises individuellement, ne posent pas de problème de définition : la déportation et la répression. Cette notion de « déportations de répression » relie trois critères essentiels dans la compréhension des processus et des dynamiques à l’oeuvre : « l‘arrestation en France occupée, l’entrée dans le système concentrationnaire et carcéral du Reich, le déplacement forcé hors de France suivant des politiques théorisées et appliquées ». Cette notion a été l’objet de fortes contestations, dont celle d’Annette Wieviorka qui ne la considère pas comme « pertinente ».
Sylvain Grégori fait le choix d’étudier le phénomène résistant non pas en lui-même mais dans ses liens avec la société corse.
Cécile Vast « s’engage dans une histoire du sens et du sentiment d’identité », « une histoire qui emprunte largement à l’anthropologie historique, comme à l’étude des mentalités et des représentations ». Elle expose dans sa contribution comment il lui est nécessaire de délimiter son cadre d’étude, de définir ses outils et les grilles de lecture de ses sources.
La question des sources
Elle est essentielle et traitée dans toutes les contributions, qu’il s’agisse de leur rareté, de leur surabondance, de la manière de les aborder et de les interroger.
Sébastien Albertelli entreprend sa thèse au moment où les archives du BCRA déposées aux archives nationales font l’objet d’une dérogation générale qui permet de les consulter librement. Il a accès à un fonds de plus de 600 cartons d’archives ! Il présente l’origine et le contenu de ce fonds et réfléchi à la manière, pour un chercheur dont la durée de travail est limitée à trois ans dans le cadre d’une thèse, de ne pas être enseveli sous la masse des informations. Il insiste sur la nécessité, même quand les sources sont abondantes, « de rester fidèle à l’une des bases du travail historique en s’appliquant à croiser ses sources. »
Sylvain Grégori travaille sur des sources déjà inventoriées, mais il entend les revisiter « à l’aune de l’anthropologie historique de l’histoire culturelle ».
Après avoir exposé le processus d’homologation des résistants, procédures administratives complexes qui permirent aux membres survivants ou à leurs ayants droit de percevoir pensions, décorations et autres titres de reconnaissance,
Julien Blanc présente une source qu’il estime être « irremplaçable mais biaisée » : les dossiers d’homologation des résistants. Ces dossiers offrent aux chercheurs un cadre rassurant car il s’agit de dossiers individuels qui permettent de cerner les profils sociologiques des résistants, leurs parcours et états de service etc. Mais il montre pourquoi ils sont un « prisme déformant ».
Johanna Barasz ne disposait pour étudier les vichysto-résistants d’aucun fonds d’archives constitués et immédiatement accessible, ni même d’une bibliographie spécialisée. La définition à laquelle elle est parvenue ne s’est évidemment pas imposée d’emblée, mais elle a été concomitante des recherches elles-mêmes. Elle la donc dû beaucoup tâtonner dans la consultation de sources très variées : archives et bibliographie de la Résistance, mais aussi archives et bibliographie de Vichy. Il lui fallut donc bien vite « abandonner tout fantasme d’exhaustivité, et travailler davantage sur les discours produits par les vichysto-résistants et autour d’eux, que sur leurs activités », et se concentrer sur un terrain d’observation privilégiée : l’armée. Retenons cette judicieuse observation de conclusion : « La rigueur scientifique voudrait que le choix des sources, la décision de les circonscrire et d’en exclure certaines, procède d’un raisonnement, une justification scientifique, préalables. L’honnêteté oblige à dire que ce ne fut pas toujours, loin de la le cas. »
Emmanuel Chevet consacre sa contribution aux archives de la gendarmerie comme source de l’histoire des maquis. Il montre que les archives de gendarmerie « nous renseignent toujours d’une manière ou d’une autre sur la résistance », qu’ « à travers l’évaluation de l’état d’esprit des gendarmes à l’échelle départementale, l’historien peut sentir l’évolution de la confiance, la méfiance puis la peur qui s’installent ici ou là dans les rangs d’une institution ancrée au coeur du monde rural » et qu’« à travers les rapports sur l’état d’esprit des populations, l’historien peut ressentir combien le mythe de la Résistance -et des maquis- se construit en corollaire du mot lui-même. ». Il propose une leçon de méthode critique des archives de gendarmerie et montre qu’il est nécessaire de les croiser constamment à d’autres.
Cécile Vast travaille sur les documents internes (circulaire, consignes d’action, directives, procès-verbaux de réunion, télégrammes etc.) et la presse clandestine des Mouvements Unis de Résistance (MUR), sources contemporaines de l’événement. Elle a fait le choix d’ancrer sa réflexion sur l’identité résistante dans l’histoire des MUR afin d’éviter « l’écueil d’une vision désincarnée ». Ses recherches mêlent l’histoire politique et institutionnelle à une approche anthropologique et socioculturelle et, pour les mener, elle doit « revisiter les grilles de lecture des écrits clandestins », qui ont jusqu’alors servi à ce qu’elle appelle une perspective historique « très positiviste » : « au risque d’énoncer une évidence, le même document peut être interprété différemment en fonction des questions spécifiques de l’historien ». Elle se livre à une analyse qualitative de contenu des documents internes et à une analyse lexicale de la presse clandestine, techniques qui permettent de confirmer, d’infirmer, de renforcer ou de nuancer ses hypothèses.
Le poids des mémoires
Les mémoires ont bien souvent conditionné l’historiographie et le travail historique doit rompre avec les discours commémoratifs et les visions épiques Avant que des études historiques rigoureuses ne soient entreprises, le BCRA n’était connu que par les mémoires du colonel Passy. Thomas Fontaine est confronté à différentes mémoires patriotiques qui ont instrumentalisé le thème de la déportation et conduit à une histoire écrite sous le contrôle des acteurs concernés : l’historiographie de la déportation était à la fois limitée en nombre de travaux, peu universitaire, dominée par les travaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et par ceux de déportés historiens, de fonctionnaires chargés d’archiver les fonds de la déportation, voire parfois de journalistes. Entreprenant de travailler sur la résistance corse, Sylvain Grégori constate qu’ « avec près de 40 années de retard sur l’ensemble national et européen, l’historiographie de la résistance corse demeure, pour l’essentiel, un champ de recherche presque vierge, prisonnière de sa propre image et de ses mythifications ». Sans faire table rase des travaux précédents (en particulier les recherches pionnières d’Hélène Chaubin : [http://www.clio-cr.clionautes.org/la-corse-a-l-epreuve-de-la-guerre-1939-1945.html#.U9Ct1-N_vTo]), il lui apparaît que la résistance corse est un phénomène qui mérite une relecture.
En exploitant des ressources jusqu’alors inaccessibles (les archives du BCRA par exemple) ou méconnues (les dossiers d’homologation des résistants), en procédant à une critique constructive de l’historiographie antérieure (il s’agisse de l’histoire de la résistance corse ou de celle de la déportation), en déplaçant les questionnements (la presse clandestine et les documents internes des mouvement de résistance relus et analysés dans le cadre d’une étude qui porte sur l’identité résistante et non sur les activités de résistance), en diversifiant les échelles, ces jeunes historiennes et historiens font la preuve de la vitalité, de l’originalité et de la diversité des études récentes entreprises dans la dernière décennie sur le champ de la Résistance. Leurs communications s’adressent d’abord à d’autres historiens auxquels elles se proposent de fournir des « pistes et outils », mais les thèmes et les problématiques abordés (délimitation d’un sujet, construction d’un objet historique, réflexion critique sur les sources) ne sont pas propres au seul domaine des recherches sur la Résistance et pourront concerner non seulement des chercheurs de toutes périodes de toutes thématiques mais aussi tous ceux qui s’intéressent à l’écriture de l’histoire.
© Joël Drogland