Laurence Louër : Chiisme et politique au Moyen-Orient

Laurence Louër : Chiisme et politique au Moyen-Orient
Dans cet ouvrage paru dans chez Tempus, la collection de poche de Perrin, Laurence Louër, chercheur au centre d’études et de recherches internationales de Sciences-Po, présente de façon transversale le rôle d’un du chiisme dans la situation au Moyen-Orient. On sait l’importance du facteur religieux ou dans la détermination de la politique étrangère de l’Iran, même si l’on ne peut plus parler véritablement pour ce qui concerne ce pays de théocratie. En effet son évolution, depuis la disparition de l’ayatollah Khomeiny, et son remplacement comme guide suprême par Ali Khamenei, est devenu beaucoup plus heurtée. Certes l’Iran est redevenu une puissance régionale, mais son évolution intérieure est bien difficile à prévoir.
Le chiisme comme composante de l’islam a la particularité d’être concentré à quelques espaces spécifiques. En dehors de l’Iran et de l’Irak où il est majoritaire, ainsi qu’au Bahreïn, le chiisme est une composante minoritaire de l’islam que les sunnites les plus traditionalistes rejettent parfois avec une certaine vigueur. Au Liban, avec le Hezbollah, le chiisme est devenu une composante essentielle de l’évolution du pays, en première ligne face à Israël, et principal bénéficiaire du retrait de l’armée de l’État hébreu du Liban sud.

L’évolution des mouvements chiites

D’après l’auteur, le chiisme est en train d’évoluer, dessinant la carte d’un monde chiite de plus en plus multipolaire et, du même coup, révélant une distanciation par rapport à l’autorité religieuse elle-même, en tant que principe organisateur et initiateur des dynamiques politiques. Aujourd’hui, les formations chiites affirment leur autonomie par rapport à l’institution de la marja`iyya (autorité religieuse suprême, source d’imitation à laquelle se référer) de laquelle elles sont nées il y a quelques décennies. Dès lors, leur autonomisation relève d’une dynamique de sécularisation, au sens d’affaiblissement de la religion comme principe d’organisation de la société et, ici, comme source principale de la décision politique.
Dans la plupart des formations chiites, les positions de commandement sont occupées par des clercs et les choses ont peu changé en la matière depuis les années 1960. Le clivage entre les cadres laïcs et les cadres cléricauxs’est approfondi au cours des années et constitue l’un des moteurs de la sécularisation en cours.

Actuellement, deux mouvements semblent achevé leur sécularisation, par le simple fait que les clercs y ont disparu des positions de commandement et qu’ils ne revendiquent en outre aucun lien avec la marja`iyya : Al-Da’wa en Irak, et Amal au Liban. On l’a vu, la sécularisation d’al-Da’wa est le résultat de la scission, à la fin des années 1980, entre les cadres laïcs et les clercs, puis du retrait des oulémas du champ politique. Les cadres laïcs se sont imposés dans des positions clés du nouveau régime en Irak. La sécularisation du mouvement Amal est aussi le résultat d’une scission entre effendis et oulémas quand, après la disparition de Musa al-Sadr, les clercs ont fondé Amal islamique, qui a fini par fusionner avec le Hezbollah. Le « parti de Dieu » a attiré à lui la plupart des clercs, si bien qu’aujourd’hui les oulémas ne représentent qu’une infime minorité au sein d’Amal (deux membres au sein de son bureau politique, qui en compte vingt) et, de plus, n’y occupent pas des positions aussi importantes que les effendis, comme on désigne les leaders laïcs. Amal ne se définit pas aujourd’hui comme un « mouvement islamique » mais comme un « mouvement de croyants » où la pratique religieuse des militants ne fait pas partie des critères de recrutement.

La sécularisation des mouvements

Le fait qu’al-Da’wa et Amal aient abandonné toute référence, dans leurs statuts, à une autorité religieuse supérieure garante de la conformité de leur programme et de leurs actions avec la loi islamique indique que la sécularisation n’est pas simplement une réalité de fait mais qu’elle est parfaitement assumée en droit. En d’autres termes, ils ont pris pleinement acte de l’autonomie de la politique par rapport à la religion.
Ces dynamiques sont à l’œuvre dans d’autres mouvements chiites de la région, quoique de manière moins directement perceptible. Par exemple, dans toutes les monarchies du Golfe, même si les mouvements chiites sont tous dirigés par des clercs, leur processus de décision interne a été grandement sécularisé ou est en voie de l’être.
Cela signifie que les oulémas dirigent les mouvements en consultation avec les cadres laïcs, soit de manière institutionnalisée, comme c’est le cas pour al-Wifaq au Bahreïn, soit par un jeu de pouvoir informel comme pour l’Alliance islamique nationale au Koweït. Par exemple, le secrétaire général Husein al-Ma’tuk, dûment formé à Qom et portant le turban, dispose d’un pouvoir moindre que l’effendi Adnan Abd al-Samad, qui n’a aucune responsabilité formelle mais peut mobiliser, dans la compétition électorale, des soutiens de toutes sortes bien au-delà des milieux chiites religieux.

Et l’Iran ?

D’autre part, la sécularisation se manifeste dans le regard que les militants portent sur la carrière cléricale. En effet, si celle-ci continue de jouir d’un grand prestige, le statut de clercs est de plus en plus souvent considéré comme une entrave à l’exercice d’une réflexion politique libre. Ainsi, il est fréquent de rencontrer des militants formés qui s’abstiennent de porter l’habit clérical.
Cela signifie au final qu’il existe dans l’évolution de l’Iran, des possibilités que les laïcs, de façon significative ne se détachent d’Ali Khamenei. Mahmud Ahmadinejad a développé un discours millénariste, affirmant une proximité avec le Mahdi, c’est-à-dire l’Imam caché qui, pour les chiites reviendra à la fin des temps. Cela lui permet de légitimer son discours politique, mais le fait aussi rentrer en concurrence avec Ali Khameni, qui est le guide suprême. Ceci laisse augurer à termes des tensions au sein du groupe qui dirige l’Iran aujourd’hui. Une situation paradoxale sans doute et dont les évolutions ne sont pas clairement perceptibles.

Bruno Modica