Etude de la destinée sociale et du comportement anthropologique et patrimonial d’une lignée de la noblesse de robe de l’époque moderne.
Cette vaste saga familiale n’est pas seulement la chronique exemplaire de l’ascension mais aussi, plus singulièrement, du déclin social puis de l’extinction biologique d’une lignée de grands officiers qui appartint à l’élite de robe du royaume durant la période tourmentée qui va du mariage d’Anne de Bretagne jusqu’au siècle de Louis XIV. Car, placée sous le triple signe de la microhistoire, la généalogie et l’anthropologie, l’étoffe de cette thèse universitaire exigeante s’avère tout aussi passionnante sur le plan intellectuel et méthodologique. Pour tout lecteur tant soit peu familier des archives notariales, qui forment une grande partie des sources employées, elle est en outre particulièrement impressionnante en termes d’investigations et d’acquis.

C’est bien d’une destinée collective, tour à tour triomphante puis régressive, qu’il s’agit. On découvre ainsi l’épopée des Miron, famille catalane originaire de Perpignan et peut-être d’ascendance marrane qui intégra, vers 1492, la dynamique ascensionnelle des charges curiales au service de la monarchie. Durant quatre générations, d’Anne de Bretagne jusqu’à Henri III, ses membres vont exercer l’influente fonction de médecins du roi. Parallèlement, ils s’implantent dans le patriciat urbain de Tours et s’agrègent au milieu des financiers qui contractent de fructueux mais périlleux traités avec l’état. Le troisième d’entre eux, François I Miron, accomplit un bond social décisif en conjuguant emplois curiaux, enrichissement foncier et alliance matrimoniale au sein d’une dynastie de grands commis bientôt ministérielle, les Morvillier.

La descendance de son fils aîné essaime ensuite dans la noblesse de robe, fondant sa réussite collective sur le maintien durable d’une forte solidarité intrafamiliale. Accumulant capital patrimonial et, apport tout aussi essentiel, capital d’alliances et de parenté, ce puissant rameau de l’arbre des Miron bâtit une solide dynastie dévouée au service de l’état – lequel sert, en retour, la stratégie de promotion sociale de la lignée. Loyaux serviteurs de la maison des Valois, qui leur attribue des missions de confiance, les Miron aînés couronnent leur translation géographique et sociale en s’établissant à Paris, où ils intègrent l’univers des charges municipales et accèdent aux offices de magistrature des cours souveraines. Le représentant le plus éminent de cette portion de la lignée est Robert II Miron, qui fut président de la Chambre des requêtes, prévôt des marchands de Paris, président de l’assemblée du Tiers aux États généraux de 1614 et intendant du Languedoc. Les positions acquises par les siens dans les magistratures urbaines et parlementaires garantissent leur pérennité sociale quand l’accession au trône des Bourbons les prive de leur rôle de familiers du pouvoir, et des ressources qui en découlent. Dès lors, l’intégration de cette branche aînée à l’idéologie de son milieu d’accueil est à ce point absolue qu’un de ses descendants, Robert III Miron, devient un des fleurons de la mouvance parlementaire et perd la vie en 1652, assassiné au cours des luttes intestines de la Fronde.

En contrepoint, la réussite des protagonistes de la branche cadette est moins florissante. Eux aussi ont largement prospéré au service personnel des Valois, en pratiquant missions, commissions et lucratifs traités dans le parti des finances. Mais, restés provinciaux contrairement à leurs cousins, les Miron cadets n’ont pas pris la précaution de s’arrimer à la sécurité statutaire de l’univers des grands offices. En les coupant de la sève nourricière de la faveur royale, l’avènement des Bourbon les contraints prématurément à un repli lignager sur le noyau économique et identitaire constitué par leur patrimoine seigneurial. Ils n’en sont pas moins parvenus à générer également leur grand homme : Charles Miron (1569-1628), évêque d’Angers puis archevêque de Lyon, qui fut un agent combatif et contesté du parti dévôt et, côté privé, un intermédiaire familial incontournable.

Dans le registre tumultueux mais haut en couleur des moutons noirs, les Miron durent également s’accommoder d’illustrations familiales encombrantes. Sulfureux beau-frère de l’intendant des finances Robert I Miron, Geoffroy Vallée est exécuté en 1574 pour hérésie, après avoir publié un opuscule spiritualiste provocateur où il rejetait dos à dos les dogmes catholiques et réformés. Fille peu vertueuse d’un illustre parlementaire indignement pendu par la Ligue, Marie Brisson fait scandale en 1606 en tentant de résoudre la faillite conjugale de son union avec le magistrat François Miron par une tentative d’assassinat commanditée contre son époux. L’auteur dramatique Tristan L’Hermite (1601-1655), romancier picaresque du Page disgrâcié, est le fils, spolié successoralement, d’un gentilhomme brigand et d’une demoiselle Miron. Enfin, le très honorable François-Ours Miron, président de Chambre aux enquêtes du parlement de Paris, avoue sur son lit de mort, en 1670, les tourments de son âme janséniste en confessant dans son testament diverses malversations familiales, dont la plus flétrissante pour sa mémoire avait été la captation de l’héritage de ses nièces, perpétrée en mettant indélicatement à profit son rôle de tuteur.

Ce bouillonnant tableau familial ne constitue cependant qu’une partie du propos de Claire Châtelain. Celle-ci explore également, avec beaucoup de minutie, les modes d’incarnation du patrimoine et les vécus de la parenté. Transmission des valeurs lignagères et insoumissions individuelles, discipline et discordes familiales, arbitrages et angoisses des transferts patrimoniaux, complexité des montages juridiques, mécanismes d’adhésion et de reconnaissance de la parenté, objets de mémoire dynastique et choix de sépulture sont autant d’angles richement et finement envisagés. En émerge l’importance cruciale des rôles féminins dans l’arbitrage et la transmission. « Ponts et planches » du marché interlignager, pierres de voûte du régime dotal et forces redistributrices des biens de leur maison, filles à marier, épouses et veuves disposent d’un authentique pouvoir familial qui s’exprime à travers la médiation notariale.

On suit enfin avec beaucoup d’intérêt l’analyse de l’impressionnante sophistication des processus matrimoniaux. Au XVIe siècle, les logiques d’alliance des milieux dans lesquels évoluent les Miron s’inscrivent dans un réseau endogamique élargi “ni trop proche ni trop lointain”, où les transactions matrimoniales et successorales organisent la circulation des biens entre parents et affins en faisant jouer de subtils systèmes de compensation et de réassurance. La souplesse de cet organisme collectif complexe permet une exogamie contrôlée par le biais du mariage hypogamique des filles, un mode conjugal qui permet l’intégration d’époux mieux pourvus en espérances qu’en honneurs. Mais la patrimonialisation des offices qui caractérise le XVIIe siècle, du fait de la mise en place de la paulette, dérègle ce système cognatique ouvert de redistribution. Une mutation de l’ordre de la parenté s’opère alors au profit d’un régime patrilinéaire qui avantage les aînés et assigne les cadets à l’église ou au célibat. Or, obstinément attachés à l’égalité successorale et asphyxiés financièrement par la machine infernale de l’hérédité des charges et l’hyperinflation capitalistique qui en résulte, les Miron échouent à s’adapter à cette nouvelle logique. Contrastant avec la reconversion réussie de leurs cousins ennemis Lefèvre de Caumartin, leur décadence les mène de la souffrance sociale à l’extinction en l’espace de trois générations.

Tragédie intime tout autant que défaite familiale, la chute de la maison Miron prend ainsi, en dernière analyse, le visage d’une absorbante plongée dans l’univers social et mental de la famille d’Ancien Régime.

Guillaume Lévêque © Clionautes.