Un attaché de défense témoigne
Estimant son devoir de réserve levé par la déclassification des archives diplomatique sur les événements de 1989, le général Roudeillac bâtit son témoignage en s’appuyant sur ses dossiers personnels, composés de ses notes de travail, de revues de presse hebdomadaires et sans doute de synthèses périodiques de renseignement. Un corpus riche et varié de pièces annexes complète d’ailleurs le volume : l’agenda des rencontres de l’auteur durant son mandat comme attaché de défense, ordres de bataille et organigrammes militaires allemands, textes de référence (lois, traités, plans, discours majeurs), une analyse de la conception du traité «2+4», un document de doctrine exposant l’évolution stratégique de l’OTAN en 1991, des fiches sur la Brigade franco-allemande et l’Eurofigher, et deux articles historiques étudiant des unités spécialisées des ci-devant forces est-allemandes.
La forme rédactionnelle adoptée suit une construction très méthodique rappelant les sommaires du XIXe siècle : cet appareil original s’avère pratique, chaque chapitre étant précédé d’un sous-titre détaillé et éclairé par un éphéméride chronologique. Un effort indéniable a été fait pour éditer de nombreuses notes infrapaginales, ce qui compense en partie l’aridité du style militaire de la rédaction, caractérisée notamment par une certaine profusion de sigles hermétiques. Peut-être aurait-il été plus approprié de composer un lexique d’ensemble, permettant un repérage plus aisé. Un petit dossier cartographique d’accompagnement aurait aussi rendu service. Mais l’intérêt du contenu n’en est pas affecté, pourvu que l’on soit disposé à une immersion dans le tableau d’ensemble des implications militaro-stratégiques d’une transition imprévue et complexe.
De 1989 à 1992, l’attaché de défense français accompagne une période de mutation majeure. La menace à l’Est s’estompe, et les paradigmes stratégiques qui structuraient l’ordre du monde ainsi aboli subissent une refondation totale. Les militaires sont concernés au premier chef. Tout change sur le territoire allemand : les ordres de bataille qui s’y déployaient, l’architecture des alliances qui les étayaient, tout comme les deux entités étatiques antagonistes qui la divisaient. Les négociations menant à la réunification et les réflexions qui leur sont associées sur le plan militaro-stratégique sont perçues depuis la coulisse des débats internes à l’armée et au gouvernement allemand. La vérification des mesures de désarmement décidées par les traités concorde avec un retrait progressif -quoique seulement partiel pour les premières- des forces alliées et soviétiques.
Trois enjeux majeurs
Trois thèmes principaux suscitent un intérêt particulier. Le premier concerne la question, aussi épineuse que méconnue, de la fusion entre la Bundeswehr et la NVA. L’amalgame entre ces deux forces ennemies dont les expériences, le statut des personnels et la culture étaient situées aux antipodes représentait un véritable défi. L’absorption de l’ex-armée est-allemande par la Bundeswehr s’avère en fait «plus une dissolution qu’une intégration» (p.83), caractérisée par un filtrage très serré des personnels (seulement 12% des officiers de la NVA sont conservés) et par la mise au rebut presque complète du matériel d’origine soviétique (au risque de ventes douteuses des équipements déclassés sur le marché international des armes). Fatalisme, frustration et amertume règnent parmi les ex-militaires est-allemands, d’autant qu’ils sont soumis à des conditions de départ désavantageuses. La nouvelle Bundeswehr conserve les puissants chromosomes atlantistes qui caractérisaient sa mouture antérieure. Armée Otanienne dont les chefs ont été formés aux États-Unis, elle entretient de fortes réticences envers l’UEO en tant que pilier possible d’une éventuelle défense européenne. Elle s’adapte néanmoins au contexte nouveau de menace globale diffuse qui émerge de la fin de l’ordre bipolaire. L’évolution de la doctrine d’emploi, du format et du panel des missions de l’armée allemande débouche en 1992 sur les «directives Rühe».
Cette mutation militaire s’inscrit dans un contexte diplomatique de rétablissement de la pleine souveraineté allemande qui constitue le deuxième angle d’intérêt majeur. De ce nouvel état de fait, émerge une douloureuse prise de conscience des responsabilités internationales accrues qui en résultent pour le pays, en contradiction avec les obligations souscrites par les traités, les limitations constitutionnelles et l’état d’esprit de l’opinion publique. Le débat s’ouvre lors de la Guerre du Golfe de 1991, dans laquelle l’Allemagne s’implique précautionneusement à travers un simple soutien logistique et financier. Cet épisode est un moment charnière dans la prise de conscience de l’élargissement des missions futures découlant de la normalisation internationale de l’Allemagne réunifiée, amenée à assumer dans des cadres juridiques multilatéraux (ONU-OTAN-CSCE-UEO) les servitudes et responsabilités inhérentes à son nouveau rang de puissance. L’urgence yougoslave succède à la crise du Golfe. Un débat constitutionnel s’ouvre sur l’amplification des formes d’engagement extérieur pouvant impliquer la Bundeswehr. Ce sujet délicat n’est que l’une des multiples controverses qui animent la classe politique, l’institution militaire et l’opinion publique. La question du désarmement nucléaire demeure un sujet hautement sensible Outre-Rhin. Les exportations d’armement et la participation au programme de l’Eurofighter font polémique. Une crise d’identité complexe affecte la nouvelle armée allemande après la réunification. En effet, les changements fonctionnels d’emploi et de structure questionnent le patriotisme constitutionnel des militaires, qui n’implique pas une adhésion automatique aux perspectives expéditionnaires de l’Allemagne souveraine, tandis que, dans un contexte de récession démographique, la question du service militaire et de l’objection de conscience impose une réduction des formats.
Le troisième sujet d’importance évoqué par le général Roudeillac est l’évolution de la coopération militaire franco-allemande. Consécutif aux traités de réunification, le retrait des FFA met un terme à une relation riche et variée en activités. Des liens poussés (exercices communs, concertations, échanges, stages de formation) avaient été institués dans le cadre du traité de l’Elysée de 1963. C’est donc une relation privilégiée et ancienne qui doit être redéfinie après 1989, en fonction des attentes d’un partenaire germanique devenu plus exigeant en matière de réciprocité multilatérale et supranationale. L’incompréhension très continentale des Allemands envers les tropismes nucléaire et ultramarin de la France, analysés comme les avatars d’un néogaullisme périmé, fonde le voeu d’une normalisation euratlantiste de celle-ci. La réticence envers l’émergence de la défense européenne prônée par la France s’appuie entre autres sur l’animosité suscitée par le missile nucléaire tactique Hadès. Une volonté d’impulsion conjointe permet pourtant un approfondissement vertueux des synergies militaires entre les deux nations. 1991 voir la création d’une école commune de l’ALAT et la fondation de l’Eurocorps sur le socle de la BFA. Le Hadès est retiré du service. Les efforts d’interopérabilité opérationnelle sont accrus, tandis qu’une vaste coopération est déployée en matière de programmes d’armement.
L’expertise de l’attaché de défense s’inscrit au coeur des processus décisifs qui redéfinissent, entre 1989 et 1992, les rapports entre l’Allemagne réunifiée et ses partenaires militaires, en particulier la France. En livrant ce témoignage technique mais de première main, le général Roudeillac, observateur bien informé, apporte un éclairage indéniablement utile qui permet de mieux comprendre les équilibres de l’Europe d’après le Mur, les mécanismes du partenariat franco-allemand et surtout à quel point fut complexe la réappropriation de sa pleine souveraineté par l’Allemagne.
© Guillaume Lévêque