Derrière un titre à rallonge, un regard singulier et stimulant sur le Larzac, causse singulier aux résonnances multiples et aux paysages rudes et beaux.

Philippe Artières, directeur de recherches au CNRS, est un historien réputé qui travaille sur les marges de la société mais aussi sur les forces qui la contestent l’ordre social. Plusieurs de ses ouvrages ont été recensés par La Cliothèque. Il en est ainsi de La banderole, paru en 2013 et réédité en 2020, ou du livre dirigé avec Michelle Zancarini-Fournel, 68, une histoire collective (1962-1981), qui date de 2008 et a été réédité en 2018. Le lecteur apprendra, par ailleurs, que l’auteur parcourt depuis longtemps ce causse d’où une branche de sa famille est originaire.

Une démarche originale pour un plateau singulier

 Il existe déjà une excellente histoire de la lutte des paysans de ce plateau, de Pierre-Marie Terral, Larzac de la lutte paysanne à l’altermondialisme (Privat, 2011)[1], que l’on ne peut que recommander à tous et que cite d’ailleurs Philippe Artières. Qu’apporte de plus cet ouvrage ? En quoi le regard porté par Ph. Artières sur ce causse peut-il intéresser les historiens, les géographes et un public plus large ? L’auteur explique sa démarche dans l’introduction. Il entend tout d’abord présenter cet espace et ceux qui le peuplent dans la longue durée, si chère à Braudel.

L’ouvrage se veut aussi « polyphonique », « pluriel », il donne la parole à tous et évoque les hommes et les femmes bien, sûr, mais aussi les roches, les végétaux et les animaux qui vivent sur le plateau.  Il est, par ailleurs, « attentif à cet en-deçà de l’histoire dont parlait Michel Foucault » (p. 15) se plaçant dans le courant de l’histoire « populaire ». Enfin, les événements locaux sont replacés dans une dynamique plus large, l’histoire locale ne peut être comprise sans référence à l’histoire mondiale.

Pour mener à bien ce travail, Philippe Artières s’est appuyé sur sa connaissance intime des lieux, sur les travaux d’historiens, sur les recherches menées par une association millavoise qui travaille sur l’histoire sociale du Sud-Aveyron (la Main chaude), sur des sources déposées par des acteurs de la lutte aux archives municipales de Millau ainsi que sur bien d‘autres travaux…

« Commencements »

 La première partie, présente les paysages de ce plateau longtemps couvert de forêts et dont l’aspect actuel, par certains aspects désertique, est lié à l’action de l’homme. Après avoir présenté les « Premiers feux », l’auteur rappelle que les statues-menhirs sont nombreuses dans le Sud-Aveyron et que le pastoralisme s’y est implanté très tôt.

« A la croisée des mondes »

 La deuxième partie, met en évidence les liens entretenus avec d’autres régions méditerranéennes parfois lointaines. Les poteries de La Graufesenque (aux portes de Millau) étaient exportées dans une grande partie de l’empire romain. Au 12ème siècle, les Templiers revenus de Jérusalem bâtissent des villages que les Hospitaliers fortifieront. C’est aussi aux Templiers que l’on doit les débuts de l’activité fromagère. Qu’ils en soient éternellement remerciés !

« Des brebis et des femmes »

 Tel est le titre de la troisième partie qui présente l’histoire de l’animal emblème du causse. Les brebis ont bénéficié de l’aide de Pasteur qui met au point un vaccin contre la fièvre charbonneuse. Mais les brebis de la race Larzac sont concurrencées par les Lacaune plus productives. Et, ce sont ces dernières qui offrent leur lait au roi des fromages de nos jours. Les chapitres 10 et 11 évoquent des grèves de femmes : cabanières à Roquefort (1907) et gantières à Millau (1935). Ils permettent aussi de comprendre quels étaient alors, en plus du fromage, les atouts de l’économie locale. En effet, le Roquefort ainsi que les gants de luxe en peau d’agneau étaient largement exportés.

« Le temps des camps »,

La quatrième partie, s’étend sur les 19èmeet 20èmesiècles. Cette région périphérique, isolée, fort austère en hiver, devient « un espace de relégation et d’incarcération ». Le « Larzac se transforme […] en camp » et « une partie de ses habitants deviennent des prisonniers » (p. 119). À partir du milieu du 19ème siècle, est créée une « colonie agricole pénitentiaire » pour « jeunes garçons indisciplinés » (p. 121) comme il en existait d’autres (voir Marie Roanet, Les enfants du bagne, 1992) et dans laquelle les conditions de vie étaient très dures et les mauvais traitements fréquents. Un camp d’entrainement militaire est créé à La Cavalerie, à partir de 1899. À partir de 1939, des réfugiés espagnols qui veulent combattre le nazisme rejoignent la Légion puis des régiments de marche de volontaires étrangers s’entrainent sur le causse.

Après-guerre, des prisonniers militaires allemands y sont enfermés en vue de « dénazification ». La guerre d’Algérie contribue à maintenir sur le causse cette fonction de relégation et d’enfermement : plus de 4000 Algériens favorables à l’indépendance y ont été emprisonnés puis des milliers de harkis y passent plus ou moins longtemps en 1962. Ce n’est qu’en 1963 que le camp retrouve sa fonction militaire.

« La cause du causse »

Cette partie revient sur l’histoire de la longue lutte des paysans du Larzac contre l’extension du camp militaire (1971-1981). Et l’auteur de montrer la diversité des soutiens, l’écho international de cette lutte ainsi que la diversité et l’originalité des moyens d’action utilisés mais aussi la ténacité nécessaire aux acteurs et actrices de ce combat. Le rôle de Bernard Lambert (paysan contestataire) n’est pas oublié, l’humour déployé est évoqué et les moments de doute ne sont pas gommés. Ces éléments sont certes connus mais l’auteur cite largement divers acteurs de ce combat ce qui rend le texte vivant.

 « Nouvelles ʺgouvernancesʺ, nouveaux modes de vie »

L’arrêt porté à l’extension du camp n’a pas signifié pour cette région périphérique un repli sur elle-même. Des paysans contestataires avec José Bové et la Confédération paysanne ont réussi à rassembler des centaines de milliers de personnes contre l’OMC, un jour d’intense chaleur, à l’été 2003. Des défenseurs du causse ont obtenu le classement du Larzac comme patrimoine mondial par l’UNESCO au titre de paysage culturel vivant de l’agropastoralisme méditerranéen. Le viaduc de Millau, prouesse technique, prouve que ce « pays » n’est pas seulement tourné vers le passé. Et les touristes semblent apprécier ce Sud-Aveyron. Qu’ils soient gastronomes et amateurs de bonne chère ou sportifs et fans des trails des Hospitaliers ou des Templiers.

Une bonne idée, un travail original et une démarche stimulante. D’où un livre des plus intéressants et qui mérite qu’on s’y attarde.

Un seul regret que ne soient pas évoqués l’étrangeté des reliefs, la beauté des lieux aux belles saisons et le froid perçant du vent hivernal.

[1] Sans parler du très beau film Tous au Larzac de Christian Rouaud (2011).