Présentation
Vincent Capdepuy est géohistorien et enseignant dans l’académie de la Réunion. L’ouvrage publié en 2021 est l’héritier d’un doctorat soutenu en 2010 sous la direction de Christian Grataloup, intitulé Entre Méditerranée et Mésopotamie : étude géohistorique d’un entre-deux plurimillénaire[1].
L’originalité du livre tient à sa construction : le récit est en effet écrit à rebours, de l’époque contemporaine au passé le plus lointain. L’auteur s’en explique : « C’est une invitation à se retirer au désert, dans l’espace et dans le temps, en se défaisant progressivement des voiles de la connaissance postérieure pour s’enfoncer dans un passé de plus en plus insaisissable […] » (p.21). Dans cet ouvrage, l’auteur a comme objectif de raconter « [l]e blanc des atlas historiques » (p.13). Ainsi, ce texte accompagné de cartes et de photos de Vincent Capdepuy est autant un récit de voyage qu’un récit géohistorique.
Cet ouvrage riche de connaissances n’est pas facile à résumer. C’est pourquoi nous insisterons sur certains points. Le lecteur se reportera aux autres comptes rendus de lecture disponibles sur la toile[2].
Ce que l’automobile fait au désert
« Des progrès décisifs dans les techniques de transport ou de communication représentent toujours une mutation géographique essentielle. »[3]. Cette affirmation de Christian Grataloup illustre de façon tout à fait pertinente les lignes suivantes.
Dès le début du XXe siècle, « [l]a steppe était entrée dans la civilisation de l’automobile » (p.38). Cette introduction a pour conséquence un rétrécissement des distance-temps dans le désert. Rapidement se pose la question de l’utilité et de la rapidité du camélidé. Une concurrence se fait jour entre l’ancien moyen de déplacement (le chameau) et le nouveau (l’automobile). Dans l’ouvrage de Roland Dorgelès, La Caravane sans chameaux[4], le chef de la tribu des Sba’a reconnaît d’ailleurs la suprématie du dernier sur le premier : alors que pour un trajet donné, le chameau met quatre jours à parcourir la distance, l’automobile fait ce même trajet en une journée. Ce chef conclut ainsi : « Je te le dis : nos chameaux ne vont plus assez vite… ». « Le développement de l’automobile avait totalement chamboulé l’espace de la steppe en réduisant la distance à une question d’heures.» (p.44).
L’irruption de l’automobile au sein du désert se marque aussi dans le paysage par les traces laissées sur les bas-côtés des routes : les carcasses d’animaux cohabitent désormais avec des bidons d’essence, des pneus usagés, parfois le cadavre d’une automobile entièrement calcinée.
Les Bédouins ont intégré très vite ce nouveau mode de transport notamment dans leurs attaques surprises ou la chasse. Dans les récits de batailles, se mêlent désormais voitures, chevaux et chameaux. Au sein de ces sociétés nomades, la possession d’une automobile renforce les inégalités sociales : les cheiks s’en dotent les premiers comme objet de prestige.
Le désert : du réseau à la surface
Depuis longtemps, le désert est un espace privilégié pour borner des territoires. Que ce soit le mur de Chapour édifié par l’empereur sassanide Chapour II (309-379) pour contenir les incursions des tribus arabes (chapitre 38), ou le limes romain renforcé par l’empereur byzantin Justinien (482-565) (p.329) contre les incursions saracènes, le désert est un espace flou idéal pour fixer des limites.
Ainsi, au sein des Etats-Nations issus du partage du Moyen-Orient (accord Sykes-Picot de 1916, puis traité de Sèvres de 1920), le nomadisme du Bédouin « constitue un anachronisme qui ne pourra faire que s’accentuer à mesure que les Etats du mandat français ou européens se développeront et rentreront dans le cadre de la vie sociale des Etats occidentaux » (p.51). Selon une vision évolutionniste, allant du nomadisme ancien à la sédentarité contemporaine, l’objectif des puissances européennes (France et Royaume-Uni) est de pousser les Bédouins à la sédentarisation au sein des nouvelles bornes étatiques. « Il n’y avait plus de place pour les marges. » (p.72). Ces dernières et leurs habitants devaient être intégrés à l’intérieur du puzzle international mis en place après la guerre de 1914.
Qui habitent le désert ? Sarrasins, Arabes, Bédouins.
Plusieurs ethnonymes qualifient les populations du désert : Sarrasins, Arabes, Bédouins. Parfois ces mots se recoupent, parfois ils s’excluent. Ces noms proviennent tous d’une vision extérieure au désert. Les frontières sémantiques entre les ethnonymes sont parfois floues, les termes se recoupant parfois les uns les autres.
Le mot « Sarrasin » apparaît pour la première fois dans la Géographie de Ptolémée au 2e siècle. Ce terme désigne les habitants au sud des montagnes de l’« Arabie heureuse » (p.324). Au 4e siècle, Ammien Marcellin étend le terme « Sarrasins » aux peuples qui résident de l’Assyrie jusqu’au Nil et en Nubie. Pour les Chrétiens du 7e siècle, le terme « Sarrasins » est synonyme de musulmans.
Quant au mot « Arabe », il émerge pour la première fois chez Hérodote (5e siècle avant notre ère) dans son Enquête. Il n’y a cependant pas une corrélation complète entre Arabe et Arabie (p.355). Pour Hérodote, l’Arabie est un espace qui s’étire de l’Egypte au Yémen en passant par la Syrie. Pour ce père de la géographie et de l’histoire, l’Arabie « forme l’ensemble du bassin de la mer Rouge » (p.359). Mais, il ne dit pas qui sont les Arabes. Eratosthène (3ème siècle avant notre ère) mentionne des Arabes nomades (ceux des « tentes ») et tout une série de peuples aujourd’hui non identifiables mais qualifiés d’Arabes (p.364). Selon la lecture qu’on en fait, le mot « Arabe » devient un terme générique pour qualifier tous les habitants de l’Arabie, qu’ils soient indépendants ou nomades : au 12e siècle, l’archevêque de Tyr Guillaume confond dans une même identité Arabes et Bédouins.
Enfin, « Bédouin » naît au 13e siècle. Dans sa Vie de saint Louis (début du 14e siècle), Jean de Joinville décrit ces femmes et ces hommes dont le mode de vie nomade a de quoi surprendre les voyageurs européens.
Le Bédouin : une figure dans le désert
Ibn Khaldun (14e siècle) oppose dans son Livre des exemples la vie nomade des Bédouins à celle sédentaire des Citadins (p.229). Il fait ainsi du Bédouin l’archétype de l’homme du désert. En tant que Cairote, Ibn Khaldun nourrit à l’égard de ces femmes et de ces hommes une forme d’admiration. Pour celui-ci, ce qui unit les Bédouins entre eux, c’est l’asabiya, concept central qu’on pourrait plus ou moins traduire par « clanisme » ou « tribalisme » (p.234).
Dans le désert, la figure du Bédouin se reconnaît par le port de vêtements spécifiques, notamment le keffieh[5] (p.285). Il faut attendre le 19e siècle pour que les colonisateurs européens, sûrs de leur supériorité, s’affranchissent du port de ce « costume arabe » au profit du casque colonial (p.284).
Bilan : « La géographie est histoire. » (p.365)
A la fin de la lecture, nous nous apercevons que ce désert dit « de Syrie » n’est pas aussi « désertique » qu’on pourrait le croire de prime abord. C’est un espace habité, traversé, vécu, imaginé. La marginalité géographique de ce désert est au centre de nombreuses histoires régionales, voire mondiale.
Notes :
[1] https://www.theses.fr/150779178
[2] Voir notre page dédié à Vincent Capdepuy : https://gaiaclioalecole.blogspot.com/p/vincent-capdepuy-chroniques-du-bord-du.html
[3] Grataloup Christian (2011), Faut-il penser autrement l’histoire du monde, Armand Colin, 213 pages, p.49.
[4] Dorgelès Roland (1928), La Caravane sans chameaux, Paris, Albin Michel.
[5] Pour aller plus loin sur ce sujet : Vincent Capdepuy, « La fabuleuse saga du keffieh à travers les âges. », OrientXXI, [en ligne], publié le 31 décembre 2020, consulté le 04 octobre 2021.