Qu’est-ce qui compose l’identité d’un pays ? Neil MacGregor, historien de l’art, s’empare de cette interrogation et l’applique à l’Allemagne. Il a précédemment publié le très intéressant « Une histoire du monde en 100 objets » en 2018. Ce livre fait parfois penser à une sorte de « Lieux de mémoire » à l’allemande. Richement illustré, il est organisé en six parties et comprend une bibliographie ainsi qu’un index très utile.
Le projet
Le livre explore donc ce qui fait l’identité de l’Allemagne et, souligne l’auteur dès le début, il s’agit d’une histoire fragmentée. L’histoire allemande est un composite de récits. Le lot de cartes historiques placées au début du livre en témoigne aussi. Neil MacGregor entend donc explorer à travers les édifices, les personnes et les lieux, certains des éléments qui ont formé l’identité nationale moderne de l’Allemagne. Il souligne que plusieurs traumatismes restent encore bien présents dans le pays. Il remarque d’ailleurs que l’Allemagne est le seul pays au monde à ériger des monuments à sa propre honte au coeur même de sa capitale.
Où est l’Allemagne ?
Il s’agit d’abord de se repérer spatialement car le pays a été longtemps fragmenté. L’auteur propose différents points de vue, comme une approche de la porte de Brandebourg, monument qui a été le lieu de plusieurs épisodes de l’histoire du pays. Il n’est donc pas réductible à l’époque de la Guerre froide. Neil MacGregor poursuit avec le mur de Berlin et cite Régine Falkenberg qui, à propos de la RDA, dit : « la difficulté de présenter ou d’expliquer un Etat totalitaire comme la RDA est que les traces écrites sont là, mais qu’elles sont délibérément tortueuses, dissimulantes et banales ». Gardant l’esprit de son précédent ouvrage, l’auteur montre une étonnante maquette de la zone de transit entre Berlin-Ouest et Berlin-Est qui servait de formation pour les gardes-frontières. L’influence de l’Allemagne s’est aussi fait sentir dans plusieurs villes qui n’appartiennent plus au pays aujourd’hui comme Prague. Une entrée est consacrée au Rhin et à Strasbourg tandis que la dernière de cette partie porte sur le Saint-Empire romain germanique. Les monnaies frappées au sein de cet ensemble font preuve à la fois d’une grande diversité mais aussi d’une histoire commune. On pourrait dire que le Saint-Empire est le « triomphe d’une fragmentation créatrice ».
Imaginer l’Allemagne
La deuxième partie traite de la construction d’une identité nationale. Neil MacGregor développe l’importance de la langue à ce propos. Martin Luther a donné accès à la Bible et il peut être considéré à la fois comme le grand diviseur mais aussi le grand unificateur. Il a eu le mérite de rendre la Bible vivante et 500 000 exemplaires ont été vendus de son vivant. Il a utilisé une langue de compromis qui pouvait être comprise partout. « A la fin du XVIe siècle, l’allemand écrit dans le Saint-Empire était celui de la bible de Luther ». Un foyer sur cinq avait acheté un exemplaire de la Bible de Luther. Les entrées suivantes portent sur les contes et sur leurs composantes comme la forêt, mais aussi sur l’importance de la figure de Goethe. « Les souffrances du jeune Werther » rencontra un énorme succès en Europe et, pour la première fois, il établit l’allemand en tant que langue littéraire européenne. L’approche se poursuit autour de monuments comme la salle des héros au sein du Walhalla. Le centre du bâtiment a été laissé vide car l’objectif est de servir de fond aux 130 bustes qui le composent. Le Walhalla a été le seul Panthéon de l’époque à inclure des femmes, le tout sans ordre chronologique cohérent. Quittant les lieux imposants, l’auteur consacre son entrée suivante à la gastronomie allemande à travers les saucisses ou la bière. A ce propos, on apprendra peut-être que l’Oktoberfest date de 1810.
Le passé persiste
Il s’agit, à présent, de repérer des traces de l’histoire qui marquent encore le pays. C’est d’abord Charlemagne qui est convoqué. On s’aperçoit qu’il s’agit d’une figure revendiquée à la fois par la France et l’Allemagne. Le Saint-Empire romain germanique a été divisé à partir des années 1520 et cela a eu des conséquences notamment artistiques. L’auteur s’arrête ensuite sur le cas de Tilman Riemeenschneider et ses œuvres réalisées en bois. Relativement peu connu en dehors de l’Allemagne, il explore pourtant de façon magnifique le spirituel, à l’image d’un Donatello selon l’auteur. L’histoire du pays, c’est aussi celle d’une réussite comme la Hanse. Celle-ci n’est peut- être pas pour rien dans l’image de qualité des produits du pays. Il reste encore quelques traces dans d’autres villes, comme Londres, et on a peut-être oublié aussi que le nom de la compagnie aérienne du pays s’en inspire. L’entrée suivante porte sur le fer, utilisé parfois dans des contextes inattendus, puis sur l’année 1848 qui a été différente en Allemagne de ce qu’elle a été en Europe. L’expérience constitutionnelle allemande fut un échec.
Made in Germany
Poursuivant une thématique effleurée précédemment, cette quatrième partie s’intéresse à ce « Made in Germany » qui est un label de qualité reconnu. Il s’agit ici d’inventorier des objets fabriqués en Allemagne qui ont formé et transformé, non seulement l’Allemagne, mais aussi le monde. A cet égard, l’imprimerie est une invention majeure. L’auteur revient sur le parcours de Gutenberg et cherche à identifier les éléments qui ont rendu possible cette invention à ce moment-là et dans ce lieu. « Cet homme était un grand combinateur, un grand entrepreneur et rares sont les lieux où il aurait pu opérer avec autant de succès dans les années 1450 en dehors de Mayence ». Dürer est ensuite examiné et il peut être considéré comme le filtre par lequel de nombreux Allemands ont découvert le monde en évolution de l’Europe de la Renaissance. « Les foires, les voies fluviales et les routes commerciales de l’Allemagne de la Renaissance disséminaient les images de Dürer avec autant d’efficacité que l’avaient été les livres de Gutenberg ». L’auteur revient aussi sur la folie autour de la porcelaine et poursuit également sur le métal. En terme artistique, l’Allemagne fut également le berceau du Bauhaus et l’ouvrage montre un superbe berceau, dans cet esprit, daté de 1922 et toujours en production aujourd’hui. Le souvenir du Bauhaus demeure très fort aujourd’hui et le mouvement a même connu deux significations selon que l’on se trouvait en RDA ou en RFA.
La descente
Cette cinquième partie se focalise sur la période de 1870 à 1945. La première entrée est sur Bismarck qui marqua l’histoire de son pays et de l’Europe de sa personnalité. Neil MacGregor nous fait découvrir un étonnant triple portrait qui, selon l’axe d’où on le regardait, faisait apparaître Bismarck, le prince héritier Frédéric et le Kaiser Guillaume. On apprend ensuite à connaitre la graveuse et sculptrice Käthe Kollwitz. La poétesse Ruth Padel a dit d’elle qu’elle faisait partie de ces rares artistes capables de créer de la beauté avec de la douleur et de la souffrance. Pour s’en convaincre, on pourra voir, par exemple, « Les Mères », extraites de la série « Guerre » en 1924 et reproduites dans le livre. Elle a été elle aussi l’objet d’un combat idéologique entre Est et Ouest mais, aujourd’hui, elle apparait comme une artiste à la fois socialiste et de toute l’humanité. L’entrée suivante évoque la monnaie et le peu qu’elle a valu aux lendemains de la première Guerre mondiale. C’est l’époque du Notgeld ou monnaie de nécessité : plus de 160 000 ont été émises. Le chapitre se poursuit avec une approche de l’art appelé alors dégénéré puis l’examen du camp de Buchenwald.
Vivre avec l’histoire
La sixième partie est tournée vers l’histoire de l’Allemagne après 1945. C’est le moment où 12 millions d’Allemands ont fui de chez eux ou ont été obligés de partir. « La majorité des réfugiés ont été assignés de force dans des parties de l’Allemagne qu’ils n’avaient jamais vues auparavant ». Tout est à recommencer après 1945 et, de ce désastre, naitra ce qu’on a coutume d’appeler le miracle économique. L’auteur avance l’idée que l’Union européenne serait, d’une certaine manière, une nouvelle version du Saint-Empire romain : économique et laïque, et non religieuse, paneuropéenne et non romaine. La situation des nouveaux Juifs allemands est ensuite abordée et le livre se termine par un monument symbole, le Reichstag.
L’ouvrage de Neil MacGregor est une réussite qui conjugue plaisir de lecture et réflexion sur ce qui fait l’identité de l’Allemagne. Richement illustré par ailleurs, le plaisir n’en est que plus grand. Il intéressera au-delà du simple cercle des amoureux du pays.
Jean-Pierre Costille