Les relations entre la psychanalyse et l’histoire, au sens de discipline historique, ont été et sont encore complexes. Sigmund Freud était plus sensible à l’anthropologie qu’à l’histoire, au nom de l’invariabilité supposée des structures psychiques, même si, au lendemain de la Première guerre mondiale, il s’est attaché aux névroses de guerre. Des psychanalystes comme Erich Fromm ou Wilhelm Reich se sont attachés à comprendre le nazisme en utilisant les concepts psychanalytiques. Parallèlement, dans les années 1950- 1970, un certain nombre d’historiens, comme Alphonse Dupront, Alain Besançon, Michel de Certeau (lui-même lacanien et membre de l’Ecole freudienne de Paris ) ou Saül Friedlander ont cherché à utiliser les concepts de la psychanalyse dans le cadre de leurs travaux historiques et à jeter des ponts entre les deux disciplines, mais le débat semblait un peu oublié.

C’est ce débat que reprend Hervé Mazurel, maître de conférences à l’université de Bourgogne et spécialiste de l’histoire culturelle et de l’histoire des sensibilités dont nous avons déjà chroniqué les écrits sur la Cliothèque. L’ouvrage impressionne par sa taille, près de six cents pages, mais surtout par l’ampleur de l’érudition et des analyses théoriques et historiographiques de l’auteur. Il montre l’importance des concepts psychanalytiques pour la compréhension de la psyché et de l’histoire humaines, mais il reproche à Freud ainsi qu’à de nombreux psychanalystes, le caractère anhistorique des concepts psychanalytiques. A ses yeux, il est indispensable de restituer à ces concepts leur dimension sociale et historique.

Le lecteur trouvera de nombreux développements sur la manière dont l’historien peut s’inspirer de concepts psychanalytiques et sur la manière dont la psychanalyse a mis en lumière de nouveaux objets d’étude : la sexualité, la violence, l’histoire et l’évolution des sensibilités, l’étude des frontières entre le licite et l’interdit, des moments exceptionnels qui font ressurgir des affects refoulés comme la transe ou le paroxysme. Trois aspects majeurs nous paraissent être développés par l’auteur.

  • –  La psychanalyse, que l’on en maîtrise les concepts ou que l’on s’en inspire, a marqué la culture historique. Les notions d’inconscient, de trace, de refoulement, l’attention portée à de nouveaux objets d’étude ( la sexualité, la famille ,la violence, la mémoire , l’intime, la sensibilité ,des objets considérés comme négligeables), ont rencontré ou nourri les réflexions des historiens. Comme le souligne l’historien italien Carlo Guinzburg L’histoire n’est plus conçue comme un récit continu et objectif, mais est attentive aux sources, aux traces de l’histoire. Elle est également attentive aux continuités ( on peut songer au « long Moyen Age » de Jacques Le Goff ) à la présence du passé dans le présent ,mais aussi au surgissement de la violence, aux évènements paroxystiques. Pour le dire autrement, nos objets d’étude et de réflexion, notre manière de penser et d’écrire l’histoire ne seraient pas les mêmes sans la psychanalyse.
  • –  Toutefois les concepts fondamentaux, les piliers de la psychanalyse peuvent faire l’objet de critiques. Il n’est pas sûr que le complexe d’Oedipe soit universel. Surtout

les concepts de la psychanalyse ( les instances psychiques comme le Ça ,le Moi ,le Surmoi , l’inconscient, le refoulement) sont coupés de l’histoire et de la société. Pour Hervé Mazurel, il faut au contraire les réinscrire dans l’histoire et la société. Il prend appui sur les travaux du sociologue Norbert Elias ( 1897-1990),admirateur de Freud ,mais critique sur l’aspect anhistorique de la psychanalyse. Ses travaux sur « la civilisation des mœurs » montrent qu’à la Renaissance, un certain nombre de conduites jusqu’alors admises ( manière de manger, de se comporter) ont été critiquées et fait l’objet d’un intense refoulement et de la mise en place de processus d’autocontrôle. Pour Hervé Mazurel, le processus de civilisation illustre bien le fait que l’inconscient,le refoulement ne peuvent être compris que dans un cadre historique. Hervé Mazurel s’appuie également sur les travaux de Pierre Bourdieu, en particulier la notion d’ habitus, pour montrer que les comportements, les attitudes corporelles sont le fruit de constructions sociales liées à l’éducation,au milieu social.

– A partir de ces prémisses, Hervé Mazurel analyse un certain nombre d’objets d’études comme la sexualité,la violence ,les phénomènes paroxystiques ,les sensibilités ,l’évolution de la psyché.

L’histoire au risque de la psychanalyse.

La psychanalyse a remis en question l’écriture traditionnelle de l’histoire. Elle a fait vaciller la souveraineté de la conscience, mis l’accent sur l’histoire de la psyché, la vie psychique souterraine, l’inconscient ,la sexualité ,le retour du refoulé. Les historiens français étaient sensibles à ces questions et évoquaient les forces psychiques profondes à l’œuvre dans l’histoire. Dans les années 1950, Lucien Febvre accordait une grande place à l’histoire des mentalités. L’intérêt des historiens pour la psychanalyse se développa dans les années 1960- 1970 avec des études comme celles d’Alphonse Dupront, dAlain Besançon sur le pouvoir des tsars ( de nombreux tsars ont fait assassiner leurs fils) ,de Michel de Certeau sur la mystique au XVIIème siècle, ou de Jean Delumeau sur la peur en Occident. L’historienne américaine Lynn Hunt , étudiant la Révolution française a montré que les révolutionnaires étaient hostiles à la société patriarcale et aspiraient à des structures familiales plus égalitaires. L’historien italien Carlo Guinzburg notait qu’il existait des points communs entre le travail du psychanalyste et celui de l’historien, comme le fait que le passé ne se laissait connaître que de manière médiatisée et par le déchiffrement de traces anciennes.

Symétriquement, plusieurs historiens ont étudié le contexte dans lequel était né la psychanalyse : Vienne et le monde bourgeois de la fin du XIXème siècle, les influences intellectuelles de Freud comme les présentations de malades du Dr Charcot à Paris ou l’influence de Nietzsche. Il existe des convergences entre le travail de l’historien et celui de l’analyste et le constat d’un rendez-vous manqué doit être fortement nuancé. L’historien et le psychanalyste sont à la recherche des éléments d’un passé qui n’est jamais directement accessible et ne subsiste qu’à l’état de traces. L’étude des grandes catastrophes du XXème siècle peut aussi donner lieu à l’utilisation de concepts empruntés à la psychanalyse. On peut songer au « syndrome de Vichy » étudié par Henry Rousso. On peut aussi analyser la manière dont cette histoire et cette mémoire cheminent au cours du temps.

Historiciser l’inconscient

La psychanalyse a longtemps considéré le sujet comme un être isolé, un « homo clausus »et refusé de prendre en compte le caractère historique social et culturel de l’inconscient. La psyché n’est pas immuable, elle est plastique et façonnée par des empreintes culturelles. Les affects ( le goût ,le dégoût) ,les interdits sont façonnés par l’histoire. Hervé Mazurel s’appuie sur les travaux du sociologue Norbert Elias, grand admirateur de Freud, de sa conception des affects, des pulsions, du refoulement, mais critique sur le caractère anhistorique de la théorie psychanalytique. On sait que l’une des principales thèses d’ Elias, développée notamment dans « La civilisation des mœurs »,c’est qu’à la Renaissance des nouvelles normes de bienséance se sont développées : ce qui était autrefois admis en public a été relégué dans le domaine privé et souvent réprimé. De nouvelles manières de table, avec l’usage de la fourchette, se sont développées. Pour Elias, et c’est un aspect essentiel de sa pensée, le développement de l’Etat qui a peu à peu monopolisé la violence légitime a conduit à une diminution de la violence dans la société, et par conséquent à la mise en place de puissants mécanismes de contrôle de la violence, mais aussi d’autocontrôle, dont l’étiquette de la société de Cour constitue une bonne illustration. Ces mécanismes n’ont pu que transformer les mœurs les habitudes, la psychologie profonde et provoqué un intense refoulement des pulsions, ce qui pouvait engendrer de puissantes frustrations.

A la suite du sociologue allemand Georg Simmel, Hervé Mazurel souligne que l’urbanisation du XIXème siècle a modelé le comportement des individus : diminution globale de la violence, développement de la civilité , développement des activité culturelles ,mais aussi repli sur la vie familiale et isolement et frustration.C’est le triptyque individualisation, privatisation , civilisation, qui pouvait provoquer les troubles psychiques qui caractérisaient les patients viennois de Freud. Enfin, à la suite de Pierre Bourdieu, Hervé Mazurel accorde une grande place à la notion d’habitus, c’est-à-dire un ensemble de pratiques sociales, de règles de conduite, qui varient selon les classes sociales et qui peuvent être inculquées par la famille et l’école, règles qui sont incorporées par les individus et modèlent profondément leur attitude,leur manière d’être ,leur gestuelle. Ainsi, ce qui pouvait apparaître comme le fruit d’un refoulement des pulsionsatemporel, se présente comme le résultat de contraintes historiques et sociales. Toutefois, on a souvent reproché à Pierre Bourdieu de priver les individus de liberté d’action face à ces contraintes. Plus récemment , des historiens et des sociologues ont souligné la marge d’ autonomie des individus et développé la notion d’agency , c’est à dire de possibilité d’action des individus. A la suite du sociologue Bernard Lahire, Hervé Mazurel reprend une comparaison qui fait de l’individu une feuille froissée ,un pli c’est à dire un individu qui peut utiliser, modifier les contraintes dont il a hérité.

Quelques domaines d’application

– La sexualité et les structures familiales . La psychanalyse a mis l’accent sur l’importance de la sexualité et du désir ,elle a redistribué les notions de normal et de pathologique et établi un lien entre sexualité et névrose. Mais là aussi une historicisation est nécessaire : historisation des pratiques sexuelles, de la répression, du poids des interdits religion, de « l’usage des plaisirs » étudié par Alain Corbin. De manière plus radicale, le philosophe Michel Foucault a critiqué la psychanalyse comme une pratique visant à faire parler les patients de leur sexualité ,un peu comme le faisaient les pénitentiels médiévaux. Il faudrait aussi étudier la manière dont les structures familiales ont évolué : affaiblissement du patriarcat ,égalité homme-femme ,développement de la question du genre. Pour Hervé Mazurel , cette évolution et ce relâchement des contraintes serait dû ,au moins en partie à une meilleure intériorisation des contraintes qui permet la relâchement de la répression. La démocratisation de la société est aussi un élément important. L’analyse historique n’est pas sans lien avec les études contemporaines relatives à l’évolution des structures familiales, à la question du genre ou à l’évolution des névroses. A la culpabilité liée à un intense refoulement aurait succédé l’angoisse qui laisse souvent l’individu seul face à lui-même.

  • –  L’incertain refoulement de l’agressivité. Au lendemain de la première guerre mondiale, Sigmund Freud avait remanié la théorie psychanalytique en développant la théorie du conflit entre la pulsion de vie, intégratrice et positive,et la pulsion de mort , désintégratrice et destructrice, Eros et Thanatos. Dans ce domaine de l’agressivité, une historicisation s’impose. Certaines périodes sont marquées par des violences extrêmes, souvent ritualisées comme lors des guerres de religion. D’autres périodes sont marquées par des sentiments d’horreur face à la violence et à la cruauté. Au XVIIIème siècle les supplices publics provoquent un sentiment d’horreur et d’hostilité au pouvoir royal. Au XIXème siècle, les exécutions publiques et l’exhibition, la « chaîne », des bagnards sont considérées comme insupportables. Cependant, la colonisation, les guerres mondiales, la violence nazie, les génocides, la shoah semblent invalider la thèse d’un processus continu de civilisation et de refoulement de la violence. On peut le concevoir comme un processus de « décivilisation » lié à la violence de la guerre, aux angoisses et aux frustrations identitaires et à la prise du contrôle de l’Etat par les nazis. Certains auteurs défendent l’idée d’«enclaves de violence » ( les colonies ,les camps de concentration et d’extermination). A la suite de Stéphane Audoin-Rouzeau ,Hervé Mazurel réfléchit sur la biographie de Norbert Elias. Pionnier de la théorie du processus de civilisation, il avait été confronté à la violence des deux guerres mondiales. Il avait participé très jeune et en première ligne à la Première guerre mondiale. Dans les années 1930, il était parvenu à émigrer au Royaume-Uni, mais ses parents avaient été exterminés par les nazis.
  • –  D’autres domaines peuvent également être étudiés. Il s’agit d’étudier à la fois les forces répressives, l’évolution des sensibilités, mais aussi la manière dont s’expriment les pulsions refoulées. Il peut s’agir d’études sur une meilleure compréhension de la folie au XIXème siècle Il peut s’agir également d’une meilleure étude de lapsychologie des individus. Hervé Mazurel analyse un fait peu connu : au moment de la conquête de l’Algérie, les soldats, très souvent des paysans vivant dans des communautés rurales fermées, connurent de graves atteintes de nostalgie, parce qu’ils étaient éloignés de leurs villages. D’autres éléments peuvent faire l’objet d’analyses : le surgissement organisé et ritualisé des transgressions comme le carnaval ou la transe , mais aussi le surgissement d’évènements exceptionnels « paroxystiques » . D’autres études peuvent être menées comme celle des cabinets de curiosité ou de l’«Enfer » des bibliothèques qui permettent d’analyser l’évolution des limites entre l’acceptable et l’interdit. A la suite d’Alain Corbin, Hervé Mazurel met l’accent sur le développement de l’histoire des sensibilités. Elle pourrait s’appuyer sur l’étude des journaux intimes ou les récits de rêve, expérience tentée par ceux qui ont étudié les rêves des Allemands sous le IIIème Reich. Il s’agit d’approcher au plus près les systèmes de valeurs, le surgissement des évènements les plus déconcertants ,les plus paroxystiques mais surtout la complexité et l’historicité de la psyché humaine à la frontière des sensibilités collectives et individuelles.