Professeur au collège de France, médiéviste et directeur de l’Histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron nous livre ici un prolongement à son émission sur Arte : Quand l’histoire fait dates autour de trente événements historiques.

L’historien confesse avoir eu du mal à retenir les dates, y compris les dates de son existence jusqu’aux attentats de 2015. S’ouvre alors un triptyque d’ouvrages consacré aux événements : Prendre dates. Paris. 6-14 janvier 2015 avec Mathieu Riboulet (2015), l’Histoire mondiale de la France (2015) et le présent ouvrage. Les dates sont ici classées en « 10 manières de créer l’événement » et constituent une collection de problèmes. Chaque événement est accompagné d’une courte bibliographie.

Années rondes, ans zéro – Histoire de jouer un peu avec le calendrier

  • L’An Mil est devenu un quasi-nom propre. Aucun événement marquant mais un fort imaginaire caractérise la date, en lien avec l’Apocalypse de Jean. S’il semble qu’elle n’ait provoqué que peu de réactions, la croyance que cette date aurait entraîné une panique chez les contemporains de l’An Mil se développe à l’époque moderne et plus encore au XIXe s, notamment chez Michelet. Patrck Boucheron évoque ensuite le texte de Raoul Glaber, principale source de l’historien du XIXe s. Au XXe s., Georges Duby a insisté sur une rupture autour de l’An Mil. Mais on retient désormais une rupture majeure au XIIe siècle, avec le renforcement du pouvoir seigneurial mis en évidence par Marc Bloch. Patrick Boucheron évoque le millénarisme et les peurs eschatologiques.

 

  • La Crucifixion est un fait de croyance et non un événement, qui fait date puisque le christianisme a colonisé notre manière de compter le temps. Etre chrétien, c’est avant tout croire en la mort et la résurrection de Jesus, soit le credo du premier concile de Nicée en 325. L’Eucharistie permet d’abolir le temps par le temps cyclique du rituel. L’affirmation de la résurrection est affirmée par ses disciplines à partir de la fin des années 70. Patrick Boucheron reprend la datation de l’événement, à partir des Evangile et de Flavius Josèphe. Il le replace dans un contexte de contestation du pouvoir romain. Jésus a bien été crucifié en tant que rebelle. L’identification des croyants à la croix a parfois suscité des incompréhensions en raison du caractère infamant du supplice et du fait que la croix est un instrument de torture. La représentation du Christ en croix date de l’an mil environ. De Christ de gloire, il devient un Christ souffrant, penchant la tête sur le côté au XIIe s. Sur les lieux de la Passion, la mère de Constantin, Hélène, aurait inventé la croix vers 325 et mis en place une scénographie de la mémoire du Christ : elle identifie l’emplacement du Golgotha, du tombeau du Christ et du Sépulcre.

 

  • L’Hégire (622) est en revanche un passage ou « comment un prophète nommé Muhammad décide de quitter les siens ». En allant de La Mecque à Médine, il rejoint ses compagnons et de prophète devient chef de guerre. Il apparaît longtemps plus comme un chef de guerre qu’un prophète. La charte de Yathrib, qui aurait été rédigée par Muhammad, documente les ralliements politiques à un projet impérial. Elle mentionne huit clans juifs ce qui montre que la prédication du Muhammad a une portée universaliste. Mais au 16e mois de l’Hégire, Muhammad décide que la prière ne doit plus être orientée par Jérusalem, mais vers La Mecque, conquête à venir.

Fondations et refondations – Histoire de prendre date avec l’avenir

  • La date de la fondation légendaire de Rome (753 avant notre ère) a longtemps varié avant de se fixer au Ier siècle de notre ère, selon une tradition représentée par Tite-Live et Denys d’Halicarnasse. Le règne d’Auguste s’appuie sur des représentations du mythe. La date plus ancienne à laquelle Romulus est mentionné comme fondateur de Rome est 289 même si le mythe s’appuie très probablement sur des histoires plus anciennes. Patrick Boucheron s’interroge sur les fonctions de l’archéologie, notamment lorsqu’elle est utilisée pour valider un mythe. L’Enéide, oeuvre commandée par Auguste, est finalement plus un récit de métissage que de fondation. « Ce que l’on appelle la fondation de Rome n’est rien d’autre que la fondation du mythe de la fondation de Rome » conclut l’historien.

 

  • Le serment du jeu de Paume (21 juin 1789) incarne la naissance d’une souveraineté populaire. En effet, les députés font le serment de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France. La majorité d’entre-eux sont alors des royalistes convaincus. L’événement est éclipsé par la prise de la Bastille dans la mémoire collective.

 

  • La sortie de prison de Nelson Mandela (11 février 1990) ne marque pas encore la fin de l’Apartheid. Robben Island symbolise à la fois l’oppression coloniale et la résistance de Mandela. Le processus de négociation initié par Frederick De Klerk se fait progressivement. La libération des leaders de l’ANC se poursuit par la fin de l’Apartheid, mais la lutte continue comme le souligne Mandela dans son discours.

Ici et pas ailleurs : ça a eu lieu

  • Le pèlerinage de Mansa Musa (1324) frappe par les richesses qu’il transporte avec lui. Il fait événement car il est raconté par les sources du Caire comme de la Mecque. Les multiples aumônes versées font de lui l’archétype du souverain musulman idéal, pieux et généreux. D’autre part, ce pèlerinage invite à s’intéresser au commerce de l’or ainsi qu’à une image d’un roi dispendieux.

 

  • Les apparitions de Lascaux se caractérise par une trois moments d’ouverture de la grotte : la formation de la grotte au temps géologique, la fréquentation de la grotte au Paléolithique supérieur et la brève ouverture de la grotte de 1948 à 1953. Les lampes retrouvées dans la grotte, a priori contemporaines des peintures, permettent une datation approximative au carbone 14 : environ 17 000 ans. La grotte retrouvée par des adolescents dans le contexte de la défaite de 1940, subit les dégâts de l’exploitation touristique d’après-guerre et doit être fermée. Elle n’est plus l’oeuvre artistique la plus ancienne, dépassée par la grotte Chauvet (37 000 ans), par 7 grottes de la région de Maros-Pangkep en Indonésie (40 000 ans), mais aussi par des motifs géométriques dans la grotte de Blombos en Afrique du Sud (75 000 ans).

 

  • La bombe nucléaire d’Hiroshima (6 août 1945) est replacée dans ces différentes temporalités. L’absence des corps et la vision de l’événement comme révolution scientifique dans un premier temps sont expliquées. Le discours de Truman est analysé de manière critique. Une analyse contrefactuelle de l’événement est aussi utilisée pour relativiser le lien entre bombardements atomiques et reddition japonaise. La menace soviétique était aussi un facteur en faveur de la capitulation japonaise. La mémoire de l’événement est aussi évoquée jusqu’à aujourd’hui.

Catastrophes ou fausses chutes

  • Pompéi (79 de notre ère) se caractérise par deux moments-clés : son anéantissement ainsi que sa découverte en 1748. La ville engloutie, jamais reconstruite, permet une face-à-face avec l’Antiquité. Les vestiges sont tous de la même époque, sans niveaux enchevêtrés. Dans les années 1860, du plâtre est introduit dans les cavités laissées par les corps. Le résultat est constitués de moulages saisissants recréant les expressions des habitants au moment de leur mort. 79 est une année de campagne électorale, événement dont les multiples graffitis témoignent.

 

  • La peste noire (1347) marque un autre type de destruction, qui concerne cette fois-ci les corps.  Elle se mesure par indices : des registres tenus par le curé de Givry en Bourgogne sur le prix des luminaires (et donc le nombre d’inhumations), la hausse du prix de la cire. En effet, la demande de cierges augmente à un tel point que leur nombre par enterrement est limité à Orvieto en Italie : 4 livres pour le peuple, 10 pour les nobles. Les notaires augmentent leurs tarifs car il est de plus en plus difficile de trouver des témoins, qui se font payer à prix fort. Les sources littéraires sont en revanche rares et décrivent peu l’épidémie. Les images de la faucheuse et de la danse macabre sont postérieures à l’épidémie. Les contemporains ont l’impression que les morts sont enterrés en masse, en négligeant les rites funéraires. Cette vision est infirmée par l’archéologue qui montre que les morts sont très largement enterrés dans des tombes individuelles. Autre moment crucial : la résurgence de la peste en Chine à partir des années 1860 qui permet des avancées scientifiques. Ainsi, le franco-suisse Alexandre Yersin identifie le bacille de la peste en 1894, suivi du médecin français Paul-Louis Simond qui découvre le rôle de la puce du rat dans la transmission de la maladie en 1898. En 2011, des recherches sur les ADN anciens ont permis de séquencer une grande partie du génome de la peste. Patrick Boucheron remet en cause une gestion uniquement religieuse de l’épidémie et évoque une forme de santé publique : autopsies autorisées par le pape, fermeture des routes.

 

  • La chute d’Angkor (1431 ?) est une date peu connue par les Européens comme par les Cambodgiens, davantage marquée par l’histoire contemporaine de leur pays. Le site est associé à la puissante image d’une ville envahie par la jungle dont les ruines témoigne de l’existence passée d’une grande civilisation. La mémoire d’Angkor est avant tout celle de l’émotion de sa découverte occidentale dans un contexte colonial, par le Français Henri Mouhot en 1860. En réalité, la construction du site s’étendrait du VIIe au XVe s. selon les données archéologiques. Les hypothèses de la chute de la ville sont variées : désastre militaire, changement du climat, mais aussi évolution vers un bouddhisme plus modeste et plus individuel. De plus, la découverte de 1860 n’en est pas réellement une, des traces d’occupation plus récentes existent et Henri Mouhot a été guidé par un local.

Des traces à demi effacées

  • La révélation d’Akhenaton (milieu du XIVe siècle avant notre ère)est documentée par des traces préservées de sa capitale abandonnée. La rupture prend la forme d’un changement de nom du pharaon, d’une nouvelle religion ainsi que d’une nouvelle capitale. La fermeture des temps, la suppression des cérémonies ainsi que le choix du site d’Amarna ne constituent qu’une parenthèse d’une vingtaine d’année. Mais l’abandon préserve les sources, qui constituent les rares sources textuelles de l’égyptologie. Patrick Boucheron évoque aussi, dans la lignée des travaux de Jan Assmann, les liens entre Akhenaton et Moïse.

 

  • La répression de la manifestation du 17 octobre 1961 a longtemps été éclipsée par le massacre de Charonne, moins meurtrier mais avec un nombre de victimes défini. La stèle de 2019 est dédiée « à la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Il s’agissait de protester contre le couvre-feu imposé aux seuls Algériens. En retour, le préfet Maurice Papon ordonne l’arrestation de 12 000 personnes. Les violences policières font un nombre de victimes indéterminé, ce qui pose la question de la disparition des corps en République. On meurt pendant plusieurs jours : étouffé, frappé, noyé… Les corps sont jetés dans la Seine pour les faire disparaître, Elie Kagan photographie des corps dans la rue à Nanterre. Les policiers sont équipés de pistolets-mitrailleurs dont ils font usage, dès le début de la manifestation, sur une foule désarmée. Pierre Vidal-Naquet évoque un pogrom pour souligner la participation de civils aux massacres.

 

  • Alésia (52 avant notre ère) confronte le statut secondaire de Vercingétorix dans l’histoire romaine avec sa présence centrale dans le roman national. Son exploitation par Napoléon III, commanditaire de la statue monumentale du Gaulois, le récit de Jules César qui a tenté d’en faire un adversaire de taille et la faiblesse des traces archéologiques rendent difficile l’étude du personnage.

Meurtres pour mémoire

  • L’assassinat d’Henri IV (14 mai 1610) se replace dans une suite de tentatives d’assassinat. Rescapé de la Saint-Barthélémy, le souverain a réchappé à une vingtaine de tentatives. Mais le régicide s’inscrit aussi dans une série d’assassinats politiques dont le régicide d’Henri III par le moine fanatique Jacques Clément en 1589. Ces deux morts prennent place dans le contexte des guerre de Religion. C’est bien le Henri IV de l’Edit de Nantes qui est assassiné par Ravaillac. La nouvelle se répand très vite dans le royaume et en Europe, ainsi que l’image du régicide. De nombreuses représentations de l’assassinat mais aussi du supplice du meurtrier circulent. Les traces du meurtrier sont cependant effacées : sa maison est rasée, ses parents sont exilés, ses frères et soeurs doivent changer de patronyme. A l’inverse, sa mort renforce la popularité d’Henri IV, ainsi la stabilité dynastique et celle de l’Etat royal.

 

  • La mort de Louis IX/Saint-Louis (25 août 1270) : Mort en lançant sa dernière croisade, Louis IX devient au même moment un saint. Les motifs de la 8e croisade restent mal connus. Le roi meurt à Tunis d’une fièvre qui a commencé à bord et qui fait de nombreuses victimes parmi l’entourage du roi. La procédure de canonisation est lancée dès 1272. En 1297, Louis IX est canonisé. Les reliques ont été dispersées et font l’objet de négociations. Les églises et paroisses Saint-Louis se multiplient dans les ports français mais aussi à l’étranger. Louis devient le prénom royal par excellence en France. Un contre-lieu de mémoire existe en Tunisie autour d’un mythe d’un Saint-Louis qui ne serait pas morte en 1270, se serait converti à l’Islam et se serait retiré à Sidi Bou Saïd. En subsiste un tombeau de marabout surmonté d’une fleur de lys.

 

  • Les tombeaux d’Alexandre (11 juin 232 avant notre ère) : autour du rêve d’un empire universel, Alexandre a été à la fois roi de Macédoine, pharaon d’Egypte et empereur perse. Alexandre meurt mais devient un personnage légendaire, notamment dans le Roman d’Alexandre, succès de la littérature médiévale. Des versions multiples circulent jusqu’en Iran (l’Iskandarnamah). Le règne d’Alexandre se divise en trois temps : la stabilisation du monde grec, la prise de l’Empire achéménide et l’orientalisation du pouvoir. Les compagnons d’Alexandre décident de l’inhumer dans l’oasis de Siwa, en Egypte. C’est là que l’oracle d’Ammon avait convaincu Alexandre qu’il était le fils d’un dieu. C’est donc le lieu où ses ambitions impériales sont légitimées. Embaumé, il est donc pharaonisé. Le mythe est utilisé politiquement, notamment par Napoléon Bonaparte. Il ressurgit dans certains autres mythes, comme celui de Soundiata au Mali.

Les liturgies du destin

  • Les Arabes arrêtent les Chinois à Talas (juillet 751) : La victoire arabe est mise en miroir avec la défaite de Poitiers, coup d’arrêt des conquêtes islamiques en Occident. Mais malgré la victoire à Talas, l’extension arabe s’arrête net. Patrick Boucheron revient sur ce paradoxe. Les sources sont rares, tardives et imprécises à commencer par le récit de l’historien irakien du XIIIe siècle, Ibn al-Athîr. Côté chinois, la bataille est racontée dans L’ancien livre des Tang, en 941. Il s’agit d’une compilation d’annales. Le vainqueur de Talas n’a ni les moyens ni les ambitions de conquérir la Chine. La victoire s’inscrit avant tout dans l’avénement de la dynastie des Abbassides. Les Tang sont quant à eux privés de la steppe turque. Les élites chinoises sont urbaines, cultivées et confient la force militaire à des Barbares islamisés comme les Ouïgours ou les Tatars. Le pouvoir des Tang est affaibli, marqué par la rébellion du général An Lushan et la prise de leur capitale, Xi’An par les soldats ouïgours.

 

  • La bataille de Panipat (21 avril 1526) : Babur, roi de Kaboul, bat le sultan de Delhi, Ibrahim Lodi et s’empare de l’Inde du Nord. Il écrit son histoire dans le Livre de Babur et se donne l’image d’un homme de la Renaissance. 1526 est également l’acte de naissance de l’Empire moghol. L’Islam y est à visée universaliste. L’Empire se caractérise aussi par une brillante société de cour. Le Taj Mahal est associé au sentiment amoureux, mais pas à un grand empire. or, le gouvernement de Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014, nie l’existence de cette page de l’histoire. Cette falsification de l’histoire s’accompagne de discrimination entre les musulmans indiens. Babur est avant tout un conquérant qui se cherche un royaume. Installé à Kaboul, la ville ne constitue pour lui qu’une capitale de substitution. Il prend à trois reprises Sarmakand, dont il est systématique délogé par les Ouzbeks. Après la victoire de Panipat, Babur étend son empire dans la plaine du Gange et devient ghazi, « combattant de la foi ». Ses successeurs étendent cet empire. Ainsi, à la fin du XVIIe s., l’Inde moghole couvre un territoire de plus de 3 millions de km2. Ces conquêtes ne débouchent pas sur des conversions religieuses. Seuls 10 à 15 % des habitants sont musulmans.

 

  • Borodino/La Moskova (7 septembre 1812) : La bataille devait aboutir pour Napoléon à une entrée dans Moscou et à son triomphe. S’il entre bien dans la capitale une semaine plus trad, le tsar décerne le titre de maréchal au général Koutouzov. Ce dernier revendique également la victoire. La bataille fait 25 000 morts en quelques heures, sans réel vainqueur, ni vaincu. Elle ne détermine donc pas l’issue de la guerre. De plus, le gouverneur général de Moscou incendie la ville.

La traversée des rêves

  • La conquête du pôle Sud (1911) : Elle se déroule dans le contexte d’une vague de chaleur qui frappe l’Europe et fait 40 000 morts en France. Au même moment, Amundsen prépare une expédition officiellement vers le pôle Nord, mais il met secrètement le cap au sud, vers la mer de Ross, à bord du Fram. L’Antarctique est le dernier continent à avoir été nommé, représenté, exploré. Il représente, contrairement à la vision que nos planisphères nous en donne, un dixième des surface immergées du globe. L’expédition d’Amundsen est finalement la dernière des Grandes Découvertes visant à combler « les blancs de la carte ». Au XIXe, c’est un espace qui inspire les écrivains : Les aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket (Edgar Poe, 1838), Le Sphinx des glaces (Jules Verne, 1897). De plus, cette exploration se fait sur un territoire vierge de peuplement. Amundsen devait planter un drapeau au pôle Nord, Robert Falcon Scott au pôle sud, ce qui explique la dissimulation de son projet. Cette seconde expédition l’atteint un mois après, tous les membres de l’équipe y laissent la vie.

 

  • Christophe Colomb et l’année 1492 : L’année-événement marque d’abord la fin de l’émirat de Grenade. La Reconquista se poursuit en Afrique du Nord : prise d’orangeraie en 1509, de Tripoli en 1511, puis en Nouvelle-Espagne. En Espagne, les capitulations de Santa Fe ordonnent l’exclusion des Juifs d’Aragon et de Castille qui ont le choix entre la conversion ou l’exil. L’expulsion intervient après un siècle de pogroms et de conversions forcées. Le projet de Christophe Colomb s’inscrit dans ce projet religieux, les capitulations de Santa Fe comportent aussi un accord entre le navigateur génois et les rois catholiques. Le Journal de bord de Christophe Colomb n’est pas l’original, mais une copie de copie. Le document traduit en tout cas l’impatience, la volonté de coller à ce qu’il a lu dans Le Livre des merveilles de Marco Polo. le désir de ramener des richesses et de convertir les populations. En résumé, « Christophe Colomb a découvert un nouveau monde, mais ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Nous prenons pour un héros de la modernité celui qui se voulait un héraut de l’eschatologie ».

 

  • La « Donation de Constantin », de 315 à 1440 : Constantin, qui restaure l’unité de l’empire romain, aurait fait le rêve d’une Europe chrétienne. Il se convertit en 312, même si il n’aurait été baptisé que sur son lit de mort. Dans le même temps, il reste Pontifex Maximus et frappe sa monnaie du symbole païen de Sol Invictus, de même il instaure le repos dominical le jour du soleil (dies solis). La « Donation de Constantin » est un texte copié au Ile siècle composé d’une confession où Constantin explique sa conversion au christianisme et d’une donation adressée au pape. Le pape Sylvestre et ses successeurs obtiennent ainsi la primauté sur les sièges d’Antioche, d’Alexandrie, de Constantinople et de Jérusalem, les basiliques de Saint-Pierre du Vatican et de Saint-Paul-hors-les-Murs avec leurs trésors et dépendances, le palais du Latran et les insignes impériaux, la cité de Rome, l’Italie et les provinces d’Occident. Le texte est de plus en plus cité à partir de la seconde moitié du IXe siècle par les papes. Il sert d’argument pour réclamer une autorité nouvelle ainsi que pour s’affirmer face à l’empereur. Au début du XIIIe siècle, le pape Innocent III élabore un système au sein duquel le pape devient l’autorité suprême, sur les plans spirituel et temporel. Au XIVe s, la « Donation de Constantin » devient un vecteur de corruption de l’Eglise des origines pour les réformateurs. L’authenticité du document est désormais remise en cause. Le document date effectivement de la période carolingienne.

Ce qui aurait pu être

  • La « chute » de Constantinople (29 mai 1453) : l’héritier de l’Empire romain s’effondre au profit de la montée en puissance de l’Empire ottoman, marquant une rupture décisive et le passage à l’époque moderne. Le Moyen Âge, entre la chute des deux « Rome », ne serait ainsi qu’une lente agonie de l’Empire romain. Au XVe siècle, l’Occident latin et Constantinople se sont rapprochés. Par exemple, Manuel Chrysoloras forme en Italie les humanistes à partir de 1397. Les liens avec Venise et Gênes sont également importants. Pour Patrick Boucheron, l’évènement est un exemple d’écriture de l’histoire par les vaincus. La littérature de la déploration est abondante en Europe et masque les ambitions impériales de Mehmet II, qui contrôle désormais les détroits. La ville de Constantinople se couvre de mosquées, Sainte-Sophie est conservée comme un trophée. Mais la ville reste une ville impériale, rapidement repeuplée, notamment par la libération de captifs, par des mesures fiscales incitatives mais aussi par des déplacements forcés (artisans, commerçants, notables grecs, albanais et slaves).

 

  • 1848, le printemps des peuples : En France, tout commence par un banquet qui n’a pas eu lieu. En effet, sous le règne de Louis-Philippe, l’organisation de banquets contourne l’interdiction des réunions publiques.  L’interdiction d’un de ces banquets à Paris dégénère, faisant plusieurs dizaines de victimes. Des barricades s’élèvent suivi de l’abdication du roi le 24 février 1848. Le même jour, la République est proclamée.  Mais quelle République ? Modérée et sage ou démocratique et sociale ? Un projet d’émancipation politique, qui ne se cantonne pas qu’au vote, traverse l’Europe. Il se manifeste par un essor de clubs et des journaux. Ainsi, l’exercice des droits politiques s’ouvre aux femmes. La barricade, symbole révolutionnaire, est immortalisé par la photographie.

 

  • La prise de l’ancien palais d’Eté de Pékin (1860) : Le pillage pendant 12 jours et l’incendie du palais d’Eté ne font pas date en Europe. En Chine, l’événement symbolise une grande humiliation et alimente un désir de revanche. Patrick Boucheron rappelle à la fois l’importance du monument (20 fois la superficie du château de Versailles) ainsi que la « Grande divergence ». Dans le contexte de la seconde guerre de l’opium, le sac du palais impérial s’apparente à une punition our la rupture du traité. Le « nouveau » palais d’Eté n’est pas la reconstruction du palais initial. En substitue environ un million d’objets volés éparpillés dans les collections de 47 musées du monde entier et dans de nombreuses collections privées.

Héritages sans testament

  • Le procès de Socrate (399 avant notre ère) : Face à une Grèce qui nous aurait légué la philosophie et la démocratie, le procès de Socrate apparut comme un « dossier noir ». Le philosophe est condamné à mort pour ne pas reconnaître les dieux de la cité, introduire des divinités nouvelles et corrompre la jeunesse. Le procès et la mémoire de l’événement entraîne une réflexion sur la démocratie grecque.

 

  • La Déclaration d’indépendance américaine (1776) : Ce qui fait date ici, c’est l’irruption des idées des Lumières dans le jeu politique. De plus, le texte a une portée universelle. Il s’agit cependant du reflet des hésitations. Si les hommes sont créés égaux, qu’en est-il des Amérindiens et des esclaves, d’autant que chaque camp a promis l’affranchissement. L’événement est aussi replacé dans le contexte des révolutions anglaises.

 

  • Le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili : « L’autre 11 septembre » est replacé dans une série de coups d’Etat d’Amérique latine. Pourtant, en 1973, le Chili est un Etat aux institutions stables. L’Union Populaire de Salvador Allende est élue sur la base d’un New Deal chilien. En effet, la réforme agraire s’accélère. La bourgeoisie ainsi que la classe moyenne anticommuniste s’y opposent fermement. De grandes grèves déstabilisent le pays. Pinochet, commandant en chef de l’armée, commence par contrôler les ondes pour réaliser son putsch. A 10h15, c’est le dernier discours du président, tué lors du coup d’Etat. L’événement est médiatique, bénéficiant d’une quantité importantes d’images filmées. Deux icônes s’affrontent : le martyr de la démocratie et son bourreau. Cette guerre d’images masque les divisions de la société chilienne. L’émotion et l’action de l’ambassadeur au Chili poussent le gouvernement à prendre parti et à accueillir des réfugiés chiliens. L’événement est ici avant écrit par les vaincus.

Le livre propose un éclairage sur 30 évènements essentiels et résume les travaux récents des historiens. Pour aller plus loin, les courtes bibliographies sont indéniablement un atout.

Extrait du livre

Jennifer Ghislain