Les Dernières Nouvelles du Tigre, que nous livre Jean-Noël Jeanneney, davantage qu’une biographie, constituent une revue et parfois une tentative de réhabilitation de certains traits controversés de la vie et de l’œuvre de Georges Clemenceau.
Après un certain effacement, courant XXe siècle, dans le discours des partis et la mémoire nationale, de l’héritage politique de Clemenceau au profit de son rival respecté Jean Jaurès, il est largement remis au goût du jour depuis l’époque Jospin, et même devenu référence sous Manuel Valls. La preuve, notre biographe a été invité à Matignon par le premier ministre pour apporter, au sujet de son illustre prédécesseur, ses lumières d’historien du politique.

Une mémoire déformée par l’Histoire ?

La mémoire de Georges Clemenceau a souffert et souffre encore, d’après Jeanneney, d’une mauvaise réputation, forgée à partir d’épisodes saillants mais réducteurs de sa longue carrière politique. Il s’agit en particulier de la gestion de l’agitation sociale des années 1906-09, qui lui fit gagner le surnom de « premier flic de France ». Et du rôle majeur qu’il a tenu dans la victoire des alliés en 1918, mais surtout dans les négociations du traité de Versailles, très vite accusé d’avoir gardé en germe des risques de conflits, analyse largement reprise ensuite pour expliquer le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale.

La mémoire de Clemenceau doit aussi affronter des reproches sur ses traits de caractère : orgueil qui peut tourner à l’excès, au mépris, à une apparence de vanité; combativité que certains vont qualifier de pusillanimité; individualisme qui peut passer pour de l’égocentrisme, instinct puissant de liberté, qui produit des contradictions dans les discours et parfois même dans les idées. Aux yeux de Jeanneney, il s’agit là de clichés produits par l’épaisseur du temps ou par les ennemis passés ou présents de l’héritage clémentiste.

Une approche originale du personnage

Au fil de la lecture, prenant le temps de rééxaminer la trajectoire personnelle de Clemenceau à travers des documents atypiques, par exemple ses écrits journalistiques ou certaines de ses déclarations dans des engagements méconnus, on découvre un homme à l’énergie débordante, canalisée par une discipline de travail remarquable, une réactivité et une intelligence des situations permettant à ses idéaux de justice sociale de progresser régulièrement, en évitant les écueils du libéralisme et du dirigisme, pour forger le fameux radicalisme.

S’il est emporté par les affaires politiques, comme le scandale de Panama, c’est par excès de confiance envers ses soutiens et non goût pour l’intrigue ou malhonnêteté, deux tendances qu’il méprise au sein d’assemblées législatives qu’il adore, de son propre aveu, pour ce qu’elles permettent de démocratie et de progrès mais abhorrent pour ce qu’elles peuvent produire de grégarisme et de confusion. Un parlementaire devenu chef d’état, une trempe de chef d’état dans des habits largement assumés de parlementaire, un homme de gouvernement à poigne de fer, sans gant de velours, avec une vision et des objectifs, souvent atteints.

Et militant aussi, pour plus de justice sociale, de libertés civiles, d’intelligence individuelle et collective. Un homme tout de contradictions, un « vrai », on a le sentiment que c’est en filigrane l’analyse que tente Jeanneney, en s’appuyant sur de nombreuses citations et témoignages de l’époque. Il dévoile un Clemenceau homme de son temps, par ses paradoxes et ses engagements, grand homme, par tout ce qu’il nous a légué de désormais évidences sociales et politiques en ce XXIe siècle.

Actualité de Clemenceau

A bien des égards, la politique de l’actuel gouvernement, dans ses tentatives de centrisme, incapable de départager – ou refusant de le faire – entre idéalisme social et réalisme économique, rappelle un Clemenceau qui, devenu président du Conseil et contraint d’oublier ses postures militantes des décennies précédentes, déclarait à Jean Jaurès en 1906 : « Je vous le demande, à vous qui me reprochez d’avoir sévi contre la classe ouvrière, vous, Monsieur Jaurès, vous êtes ministre de l’Intérieur — un malheur est si vite arrivé ! — (On rit), est-ce que vous laisseriez des grévistes piller et saccager la maison des ouvriers dont le seul crime est de travailler ? ».

L’originalité de l’ouvrage consiste en ce que l’auteur n’utilise pas les épisodes les plus connus de la carrière de Clemenceau pour la réexaminer à l’aune de sa thèse : il n’est pas le brutal génie sans frein qu’en a fait la postérité mais un humaniste de combat, polémiste et parlementaire dans l’âme, converti cependant à l’exercice du pouvoir et au sens de l’État par les circonstances historiques. Il utilise des sources méconnus ou oubliés pour réaffirmer les vraies valeurs du Tigre, montrer qu’il était peut-être plus avant-gardiste encore qu’on ne le pensait, avec un mélange de militantisme désintéressé et de conviction que lui comme les autres, chacun à sa mesure, participent à l’évolution, lente, parfois ineffable, mais certaine à ses yeux, des sociétés humaines.

Jeanneney se livre en particulier à une analyse de ses recueils d’articles de presse, publiés sous les titres de La Mêlée sociale, 1895 et Le Grand Pan, 1896. Il explore aussi son dernier ouvrage monumental, Au Soir de la pensée, 1927, pour montrer l’étendue, l’acuité et l’évolution de ses réflexions sur son temps et ceux à venir. Où l’on peut apprécier l’ouvrage comme une mise en bouche, incitant le lecteur à redécouvrir Clemenceau par ses écrits et non se contenter de quelques poncifs, devenus presque contre-vérités, sur l’un des pères de la République française – de la même manière qu’on parle, plus près de nous, de pères de l’Europe.

Cette entreprise de Jeanneney devrait être régulièrement reproduite quant à la vie et l’œuvre des « grands hommes », car l’Histoire les « piédestalise » jusqu’à en produire une image figée, ce qui est le contraire de la réalité dans laquelle ils ont vécu et que l’on cherche pourtant à se rappeler et comprendre.

Jean-Baptiste Veber, pour Les Clionautes©