1789-1914, cinq générations de gens de la terre ont vécu les bouleversements du monde rural. C’est la chronique, année par année, dans toutes les régions françaises que reconstitue cet ouvrage. Jean-Marc Moriceau présente une fresque, faite de détails, de petits témoignages, fruits de sa longue fréquentation des archives.
Cet ouvrage est la suite de La Mémoire des Croquants (1435-1652) et La Mémoire des paysans (1653-1788).
Dans un très long avant propos, Jean-Marc Moriceau Professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Caen et président de l’Association d’histoire des sociétés rurales. Il est l’auteur, notamment, de Fermiers de l’Île-de-France, XV-XVIIIe siècle (Fayard, 1994, rééd. 1998), d’un Guide sur la terre et les paysans aux XVIIe et XVIIIe siècles (Presses universitaires de Rennes, 2000) ; de Terres Mouvantes : Les campagnes françaises du féodalisme à la mondialisation, XIIe-XIXe siècle (Fayard, 2002) ; d’une Histoire et géographie de l’élevage français du Moyen Âge à la Révolution (Fayard, 2005) ; et de l’Histoire du méchant loup : 3000 attaques sur l’homme en France, XVe-XXe siècle (Fayard, 2007) rappelle les grandes étapes qui marquent ce long siècle et décrit les sources de cette vaste enquête.
Le monde rural de 1789 à 1914
Cette vie rurale est scandée par les difficultés du quotidien, malgré les guerres, il n’y a plus ni famines, ni grandes catastrophes. C’est un monde plein, des hommes nombreux qui peu à peu accèdent à l’instruction élémentaire qui permet à quelques-uns de laisser des témoignages, des récits de vie.
Dans ce corpus des mémoires familiales, l’auteur trouve une source abondante qui lui permet de multiplier les points de vue, en les comparant aux sources administratives. Certains permettent un suivi sur plusieurs générations, on les retrouve, au fil des années, comme une sorte de fil conducteurIls sont cités, situés dans le temps et dans l’espace (p.19).
L’auteur rappelle les travaux des nombreux historiens « ruralistes ». Il fait aussi référence à des géographes comme Albert Demangeon, Raoul Blanchard ou André Siegfried et à des auteurs, des romanciers d’Émilie Carles à Jakez Hélias.
Ce large corpus autorise une grande diversité sociale du plus humble paysan, instituteur de campagne à de « grandes familles » de fermiers d’Île-de-FranceLes fermiers – la classe sociale oubliée, Jérôme Fehrenbach, Passés composés, 2023 comme les Chartier, au Plessis-Gassot.
L’auteur présente les trois sujets qui lui tiennent à cœur : le loup, un regard attentif sur les enfants et les élites agricoles, actrices du progrès.
Ce long siècle, il le découpe en quatre temps :
1789-1815, de nombreux témoignages montrent le sentiment de vivre un nouveau régime. De très nombreux extraits renvoient aux événements révolutionnaires, appréciés ou redoutés.
1816-1851, c’est le temps de la croissance démographique. Les campagnes, grâce à l’école, au service militaire et à la route, sont plus ouvertes sur le monde.
1852-1879, dans les campagnes la sécurité domine et avec elle la prospérité qui s’affiche dans les comices agricoles.
La fin du XIXe siècle, jusqu’à la Grande Guerre est marquée par les transformations techniques et une base des revenus agricoles. Le paysan cède la place au cultivateur et l’exode rural s’intensifie.
La chronique année par année
Ce n’est pas un livre qui se lit du début à la fin, c’est plutôt une dégustation par petites lectures à partir d’une année, de l’index des communes, de celui des personnes citées ou de l’index thématique (labours, jeux de cartes…).
Pour rendre compte de cette fresque, j’ai choisi de repérer les grandes thématiques.
Climat et récoltes
Ce qui revient très souvent, ce sont les indications climatiques. Les hivers rigoureux sont souvent comparés à celui de 1709, même si les auteurs ne l’ont pas vécu. Il s’agit d’une mémoire collective très prégnante.
On notera un tremblement de terre en Lozère en 1808, une mention de l’éruption du Tombora en 1815.
La sécheresse estivale est associée à de violents incendies. Les inondations sont parfois catastrophiques pour les cultures et le bétail (Iguerande 1856)
Rythmées par les aléas climatiques, les récoltes tiennent une grande place dans la mémoire paysanne. Tantôt abondantes ( 1790, 1804.1868..) tantôt maigres (1794,1824…), quand le blé est abondant, c’est la vigne qui peine à produire comme en 1809.
Les maladies du bétail ou des cultures ne sont pas absentes. La peste bovine est aux portes de Paris en 1796, en 1807, c’est la vigne qui est attaquée par la pyrale et le phylloxéra (1874,1879…). Le ver à soie subit les attaques de la pébrine, en 1865 .
Les innovations techniques
Jean-Marc Moriceau est attentif à ce qui va changer la vie des paysans : 1792, les mules remplacent les bœufs à Bégoux, non loin de Cahors, en 1823 la première usine de fabrication d’outils agricoles, la sélection animale se met en place (mouton mérinos, vaches salers, vaches de Villard-de-Lans). Les progrès sont lents et très variables d’une région à l’autre : la faux ne remplace la faucille en Moyen Poitou qu’en 1873 alors que la société d’agriculture de Meaux organise, en 1875, un concours de faucheuses-moissonneuses.
Les organisations professionnelles se développent lentement. En 1800, est fondée la Société d’agriculture des Deux-Sèvres. Les premières fruitièresFruitières comtoises. De l’association villageoise au système productif localisé, Alain Melo, Edition FDCL, 2012 apparaissent dans le Jura méridional (1827). En matière de transformation laitière, l’immigration des Fribourgeois marque, au milieu du siècle, la production fromagère franc-comtoise.
Le premier syndicat viticole est créé dans le Rhône, en 1887. Quant au Crédit agricole, il est intégré à la loi Méline de 1894.
Les concours de labours témoignent de la modernité (Plouagat – 1838). En marge de l’exposition universelle de 1855, la fête agricole à Trappes montre les innovations techniques. Le concours général agricole, pour sa 6e édition, se tient à Paris en 1870.
La politique
Les cahiers de doléances et la Grande Peur, étudiée en son temps par Georges Lefebvre, ont laissé beaucoup de traces comme la vente des biens du clergé. Les grands mouvements parisiens ont un écho dans les campagnes, en particulier les élections (1848,1876…).
Le refus de la conscription apparaît à diverses reprises, comme la peur de la guerre (1870 campagnes occupées).
Quelques révoltes et émotions populaires marquent de loin en loin les esprits : en 1790, les moissonneurs se mettent en grève, en 1829 le refus du Code forestier en Ariège, en 1848 dans les Vosges, la révolte des vignerons du Languedoc en 1907.
Richesse et pauvreté
Au fil du temps, des textes attestent de la grande diversité des situations sociales dans le monde rural. On entrevoit la richesse quand un fermier prend sa retraite, marie sa fille, à la signature d’un nouveau bail de fermage 1798, livre de comptes d’un paysan de l’Ain, 1830 : confort chez Charles Béjot, inventaire après décès d’un « patron agricole » en 1871, mais aussi la pauvreté des ouvriers agricoles1795, salaire d’un journalier dans l’Oise ou les mauvaises années les bandes de mendiants (1846 Loir-et-Cher)
L’activité artisanale, notamment textile, reste importanteTaillanderie dans le Doubs, 1901.
Des bandes écument quelques campagnes comme les « chauffeurs » de la Beauce (1796). Ces méfaits marquent les esprits, on les retrouve dans les mémoiresLes escroqueries de quelques colporteurs auvergnats (1826).
La société rurale
Dans son intérêt pour le sort des enfants, l’auteur évoque le sort de jeunes bergers ou des apprentis maçonsLimousiner à 14 ans d’après Martin Nadaud, les abandons d’enfants, mais aussi les progrès de la scolarisation (malgré la neige – Briançonnais 1835 – lois Ferry 1881-1882).
L’école normale est un moteur de l’ascension sociale comme dans l’exemple de Nicolas Lachaux (1832). Au fil du temps, on constate le lent recul des patois.
La campagne reste marquée part la religion. Bien sûr face à la constitution civile du clergé, plus tard à la séparation de l’Église et de l’État. Il est régulièrement question des cloches, des processions. L’opposition catholiques/républicains reste présente durant toute la période comme à Saint-Barthélémy-d’Agenais, musique « rouge » contre musique « blanche »(1908)
Les fêtes et coutumes trouvent aussi leur place (charivari en Saône-et-Loire en 1872 – veillée en Limousin en 1887, bals de village en 1913).
Les femmes sont peu présentes, en 1909, une « demoiselle » accède à la fonction de secrétaire de mairie en Alsace.
Le denier loup est tué dans les Alpes-Maritimes en 1914
Un ouvrage à déguster, très riche tant les thèmes abordés sont nombreux.
De courts textes qui peuvent enrichir le corpus des documents à proposer aux élèves.