]On ne peut pas dire que Grégory Céleste soit du genre à se hausser du col, en prétendant jouer les historiens professionnels. C’est tout à son honneur. Au contraire, dans les articles de la presse locale qui rendent compte de son travail et dans son blog, Le Nord occupé, 1940-1944Le blog semble en déshérence depuis mars 2014, l’auteur se consacrant plutôt à sa page Facebook., il insiste bien sur le fait qu’il est un historien amateur, et qu’il est avant tout passionné par l’histoire de sa région, au regard notamment des deux conflits mondiaux. Et en matière de passion, l’auteur pousse le bouchon assez loin. Il a exploré maints dépôts d’archives (les références à des pièces en particulier en témoignent), rencontré ou correspondu avec des contemporains de l’époque ou leurs descendants (comme la fille de Michael Trotobas, par exemple, chef du réseau de renseignement britannique Sylvestre-Farmer). Pour mener à bien son enquête, il a obtenu une dérogation du procureur de la République pour pouvoir exploiter les dossiers des procès qui ont suivi l’après-guerre (d’où la présence des initiales au nom des accusés). On ne s’étonnera donc pas de trouver le prix de certaines denrées, et c’est tout juste si le menu consommé dans tel établissement par les responsables allemands n’est pas dévoilé.

 

De tout cela, on lui sait gré, d’autant que, si l’on en croit tout au moins ses avertissements et la bibliographie qu’il a placée en fin d’ouvrage, il n’existe que peu d’études universitaires sur ce sujet et dans ce cadre géographique. Il manque pourtant une autobiographie importante, quoi que relativement ancienne, qui est celle de Jean-Marie FossierJean-Marie Fossier (1909-1997) était un militant communiste. Il fut commissaire politique dans les Brigades internationales. Arrêté par la police française en 1939, après la pacte germano-soviétique, il parvint à s’évader et participa à la reconstitution clandestine du parti communiste. À nouveau arrêté, il fut condamné aux travaux forcés, puis déporté., Nord-Pas-de-Calais. Zone interdite. Mai 1940-mai 1945, éd. sociales, 1977, 774 p. On s’étonne tout de même que les travaux d’Étienne Dejonghe (remercié par l’auteur) et d’Yves Le Maner aient été aussi peu utilisés : on a pourtant là deux des meilleurs spécialistes de la Seconde Guerre mondiale dans la région du Nord-Pas-de-Calais Et de la zone dite « rattachée » au gouvernement de Bruxelles ; la zone « interdite » — au retour des réfugiés — correspond au nord de la Somme, à la moitié nord de l’Aisne et ouest des Ardennes, jusqu’à la Meuse. Les actes du colloque qui se sont tenus à Lille en avril 1985, « L’Occupation en FranceLa majorité des communications porte en réalité sur le Nord de la France. et en Belgique. 1940-1944 », en particulier, ne semblent pas avoir été exploités. Or, on avait là matière à réflexion, puisque quelques-unes des communications portaient sur les comportements des pouvoirs civils et militaires, entre autresIl existe un ouvrage plus récent, que Grégory Célerse ignorait puisqu’il a été publié postérieurement. C’est celui de Laurent Thiéry, La Répression allemande dans le Nord de la France (1940-1944), Lille, Presses du Septentrion, 2013.

 

Sans rien enlever à l’enthousiasme et à l’intensité du travail de l’auteur, il est d’autres défauts qu’il faut relever. Il s’agit d’abord du sujet : le titre laisse supposer que l’on va avoir affaire à la répression qui a pesé sur les résistants du Nord, sans que soit précisé le cadre géographique. Le mot peut en effet désigner le département ou la région (aux limites assez confuses. Mais le contexte ajoute à cette ambiguïté : faut-il comprendre les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais séparés du reste de la France, sous l’autorité de l’Oberfeldkommandantur de Lille (OFK 670) qui relève du Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich établi à Bruxelles (c’est-à-dire le commandement militaire allemand pour la Belgique et le Nord de la France)L’un des objectifs de la politique allemande avait été de construire un État flamand, par démembrement de la France et de la Belgique. C’est aussi celui que poursuit le collaborateur et néanmoins abbé Gantois, animateur du mouvement raciste Vlaamsch Verbond van Frankkrij, comme le décrit Grégory Célerse (p. 83). ? De fait, le lecteur est promené d’un secteur à un autre, dans un espace géographique dont il aurait gagné à ce qu’il soit clairement précisé. Là, le récit perd souvent en cohérence.
Le même problème apparaît avec le plan. Un fil directeur chronologique paraît a priori une bonne idée, mais il s’est avéré difficile à respecter. Ainsi, l’affaire Roland F. (Roland Farjon, le « marchand de crayons » puisqu’il est lié à la célèbre maison Baignol et Farjon, comme on le surnomme dans certains réseaux, notamment dans l’Aisne) a lieu entre l’automne 1943 et le printemps 1944 : arrêté le 23 octobre, il parvient à s’évader de la prison de Senlis dans la nuit du 9 au 10 juin. Mais elle est abordée dans la partie « L’installation. 1940-1941 » (p. 69-70). Un peu plus loin, dans « Le déploiement policier (1942) », l’auteur évoque les premières exécutions, qui ont lieu plus tôt, le 26 septembre 1941 (p. 92). On voit qu’il aurait peut-être mieux valu privilégier un plan thématique, lequel pouvait parfois se combiner avec la chronologie, et, surtout, qu’un meilleur fil conducteur aurait permis de mieux mettre en valeur l’énorme travail d’enquête que l’auteur a mené.
Des comparaisons avec l’époque contemporaine qui peuvent surprendre. Le café (p. 58) « coûte avant-guerre 30 francs le kilo, soit environ 13 euros ». Mais on ne sait pas quelle est la base de ce calcul. Si l’on prend le calculateur de l’INSEE, qui exprime « le pouvoir d’achat d’une somme en euros ou en francs d’une année donnée en une somme équivalente en euros ou en francs d’une autre année, corrigée de l’inflation observée entre les deux années », on obtient un résultat sensiblement différent. Les 30 anciens francs de 1939 correspondent, en pouvoir d’achat, à 1 410 euros de 2015 (avec un kilogramme de café qui est de l’ordre d’une douzaine d’euros) : une cinquantaine d’années de guerre et d’inflation est passée entre temps. Là encore, Grégory Célerse ne s’affirme pas comme un historien, ce qui l’exonère.
On est plus étonné, pour un ouvrage portant sur la traque des résistants nordistes, qu’il n’y ait pas eu de référence à la grève des mineurs du 27 mai au 9 juin 1941. L’un de ceux-là, le dirigeant communiste local Michel BrûléLes fiches auxquelles il est fait référence pour Michel Brûlé, Charles Debarge et Émilienne Mopty, sont à retrouver sur le site du Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social., joua un rôle essentiel dans le mouvement. Il dû entrer dans la clandestinité, dans le groupe de Charles Debarge (lui aussi oublié, et animateur de la grève des mineurs), mais il est arrêté sur dénonciation en octobre 1941, condamné par le tribunal militaire allemand d’Arras et fusillé le 14 avril 1942. Une autre grande figure est absente du livre : Émilienne Mopty, femme de mineur, est parmi celles qui mobilisent les femmes de mineurs, et qui organisent des manifestations. Arrêtée ultérieurement au cours d’une mission qu’elle effectue au sein du groupe de Charles Debarge, elle est déportée et guillotinée à Cologne le 18 janvier 1943. La répression est féroce : ce sont plusieurs centaines d’hommes et de femmes qui sont emprisonnés dans les prisons de la région, à Arras, Douai, Loos et Béthune, ainsi que dans les casernes Kléber, à Lille, et Vincent, à Cambrai. 270 mineurs sont déportés en juillet ; d’autres sont fusillés. Au total, entre 1940 et 1944, environ 1 150 hommes ont été exécutés dans le Nord-Pas-de-CalaisCe chiffre reste à préciser, et une enquête de l’équipe du Maitron est en cours qui doit apporter une réponse. Elle a publié un premier dictionnaire biographique des seuls fusillés sur condamnation : Les Fusillés, 1940-1944, sous la dir. de Claude Pennetier et alii aux éd. de l’Atelier en mai 2015. Pour la région qui nous occupe, on a le décompte suivant :
– Arras, caserne Turenne : 3 exécutés ;
id., citadelle et alentours : 212 ;
– fort de Bondues (Nord) : 73 ;
– Cuincy : 2;
– fort de Curgies (id.) : 9 ;
– Douai : 1 ;
– Dunkerque : 1;
– citadelle de Lille : 35 ;
– prison de Loos-lès-Lille : 5;
– fort du Vert-Galant, à Wambrechies : 78;
– Préseau : 1 ;
– fort de Seclin : 69;
– champ du Rôleur, à Valenciennes : 10.
Soient, sauf erreur de comptage, 215 fusillés dans le Pas-de-Calais et 284 dans le Nord, pour un total de 499 qui n’inclut pas les exécutés sommaires.
, et environ 5 000 personnes ont été déportées en Allemagne.

Mais, de ces défauts, on ne peut blâmer Grégory Célerse, surtout si l’on prend le soin de considérer ce livre pour ce qu’il est, un outil de culture à l’usage du plus grand nombre (ce qui est déjà une belle ambition), et non un ouvrage universitaire s’adressant à des spécialistes de la question. C’est le résultat du travail d’un érudit, d’un passionné, et c’est bien comme cela que l’on doit aborder La Traque des résistants nordistes. Et c’est aussi une première publication, ce qui rend plus compréhensif encore à l’endroit de l’auteur.
Abordant des aspects moins connus, comme la répression de la collaboration après-guerre, cet ouvrage permet de mieux comprendre le rôle des agents français qui travaillent pour les services allemands. Il rendra ainsi bien des services à ceux qui ignoreraient encore ce qu’a été l’Occupation, et à ceux qui voudraient mieux connaître ce qu’il en a été dans le Nord-Pas-de-Calais en particulier : cette approche permettra de répondre aux premières questions et d’attiser la curiosité. Aux autres, il reste la littérature plus spécialisée, et notamment Yves Le Maner et Étienne Dejonghe que l’on a évoqués plus haut.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes