Spécialiste de l‘histoire politique, sociale et culturelle de l’Allemagne des XIXe et XXe siècles, Marie-Bénédicte Vincent a publié en 2020 Une nouvelle histoire de l’Allemagne (XIXe-XXIe siècle) et Kaltenbrunner : le successeur de Heydrich en 2022. Le présent ouvrage est issu du mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu par  l’autrice en septembre 2016 à Paris-Sorbonne.

Elle y pose dès l’introduction la question de la mémoire et de la culpabilité qui hante l’Allemagne d’après-guerre à l’aide du roman Der Fall Collini (le cas Collini) de Ferdinand von Schirach, petit-fils de Baldur von Schirach (dirigeant de la Hitlerjugend puis gouverneur de Vienne à partir de 1940, condamné à Nuremberg en 1946).

Cette enquête policière doit élucider l’assassinat d’un industriel ouest-allemand de 85 ans, connu et respecté de tous, par un ouvrier italien. Paru en 2011, le roman a fait l’objet d’une adaptation au cinéma en 2019 avec entre autres la star autrichienne Elyas M’Barek. Cette fiction aborde l’épineuse question de ce que Marie-Bénédicte Vincent nomme « les secondes carrières » des criminels nazis ayant bénéficié des lois d’amnistie de 1949 et 1954. L’article 131 de la Loi Fondamentale (la Constitution) de RFA en mai 1951 accordait même droits et pensions aux fonctionnaires et soldats de métier ayant servi le régime nazi jusqu’à la capitulation allemande (article finalement abrogé en 1994). Qui sont ces fonctionnaires, ces « 131er  » ? Comment ont-ils été un temps sanctionnés par les politiques d’épuration avant d’être finalement réintégrés ? Quels parcours ont-ils connus ? Si le présent ouvrage traite principalement de l’Allemagne de l’Ouest, il ne saurait oublier la RDA (très sensible à la question de la dénazification, qu’elle utilise pour légitimer son identité antifasciste face à l’Ouest). L’étude utilise des travaux menés dans les années 1980 ainsi que d’importantes monographies régionales mais en s’appuyant davantage sur des cas individuels et cela à l’échelle de toute l’Allemagne de l’Ouest, afin d’aborder cette « dénazification par le bas« .

Volet important de la conférence de Potsdam en 1945, le processus de dénazification recouvre de nombreux domaines (démocratisation de la presse, décartellisation, dénazification de l’enseignement et plus généralement de la vie culturelle et médiatique…) mais sera ici principalement étudié sous le prisme de la « dimension administrative et professionnelle de l’épuration« , même si les aspects judiciaires ne peuvent être totalement omis. La question est particulièrement importante dans le cadre de la RFA et des relations qu’elle a développé dès sa création avec son passé (« Vergangenheitspolitik »).

Epurer et désépurer : trajectoires de fonctionnaires pendant l’occupation de l’Allemagne

Deux études de cas permettent d’aborder concrètement ces parcours : l’administration en charge du transport maritime à Hambourg (alors zone d’occupation britannique) et trois succursales de la Reichsbank en zones française et américaine.

La dénazification de la Hauptverwaltung des Seeverkehrs d’Hambourg

Hambourg est alors une ville marquée par un fort mouvement ouvrier et une volonté plus importante qu’ailleurs en Allemagne de poursuivre les criminels nazis. Plus de cent personnes travaillent dans la Hauptverwaltung des Seeverkehrs (HvS) d’Hambourg issue de la fusion des anciens services en 1946 et la particularité des compétences nécessaires à son bon fonctionnement tend à faire oublier le passé nazi de certains agents. La création de la bizone anglo-américaine en 1947 renforce les hésitations à lancer une épuration de grande ampleur. Trois instances sont chargées de cette lourde tâche : l’administration elle-même, les « Spruchkammern » (chambres de dénazification) et enfin le gouvernement militaire d’occupation. Les besoins de l’après-guerre ne sont pas comblés par la réintégration des personnels juifs (la communauté juive d’Hambourg est passée de 17 000 personnes en 1933 à moins de 1000 après la guerre) et on fait peu à peu revenir les agents écartés pour leur appartenance au NSDAP, à condition qu’ils n’aient été que des membres « passifs » du mouvement. L’épuration massive lancé à partir de 1945 avait en effet totalement paralysé l’administration et il faut retrouver rapidement du personnel. L’écrasante majorité des personnes écartées en 1945 a repris le chemin des bureaux en 1950. Les différentes étapes de la désépuration permettent d’identifier ceux qui ont adhéré plus ou moins tôt au NSDAP et mettent en lumière la sur-représentation des hauts fonctionnaires de l’HvS dans les ex-membres du parti nazi (la proportion tombe à 50% pour les employés). L’étude des parcours individuels révèle des adhésions parfois motivées par l’intérêt, dont les sujets concernés entendent faire prévaloir le bien-fondé pour justifier de leur maintien en poste après la guerre. Ce processus de « construction de l’innocence » est également analysé par Hans Hesse pour l’administration du port de Brême, mais c’est en général la spécialité des agents qui est mise en avant (signalisation maritime, construction et électrification portuaire, services de navigation, sécurité maritime) : les compétences de ces individus en font des fonctionnaires irremplaçables. ceux qui n’obtiennent pas leur réintégration font appel et selon Marie-Bénédicte Vincent, la « désépuration  finit par primer sur l’épuration » et le « silence communicationnel » (Hermann Lübbe) fait travailler plus ou moins harmonieusement les fonctionnaires anti-nazis et les anciens membres du NSDAP revenus en masse dans les administrations (près de 40% des effectifs dans les années 1950).

La dénazification des succursales de la Reichsbank

Après le démantèlement de la Reichsbank en 1945 par les Alliés, les succursales restent provisoirement en place et transmettent les ordres des gouvernements militaires à tous les instituts de crédit, avant la création des banques centrales des Länder entre 1946 et 1948 selon les zones. La position des Alliés sur l’organisation bancaire n’est pas unie : les Américains souhaitent un système fédéral, quand les Britanniques poussent à la création d’un système centralisé pour favoriser une reconstruction rapide de l’Allemagne et ainsi limiter dans le temps l’occupation et les frais qu’elle engendre. Compromise dans la gestion de l’or provenant de la spoliation des Juifs, la Reichsbank comprend des personnalités de premier plan qui ont fait carrière sous le nazisme (Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank jusqu’à 1939 et ministre de l’Economie d’Hitler jusqu’en 1937, acquitté à Nuremberg). C’est sur le petit personnel des succursales que s’est penchée Marie-Bénédicte Vincent pour cette seconde étude de cas, dans les zones d’occupation française et américaine (Rhénanie-Palatinat et Hesse). De même que dans l’administration portuaire d’Hambourg, les personnels de la zone américaine ayant appartenu au NSDAP sont tout d’abord renvoyés et interdits d’exercice, avant que des amendements à la loi militaire n°8 ne soient appliqués : les membres d’organisations issues du NSDAP et les personnes ayant adhéré au parti après 1937 ne sont plus concernés, et d’autres davantage compromis pourront même être réintégrés pour des tâches dites subalternes. A partir de 1947, la dénazification au sens épuratoire est achevée pour la succursale de la zone américaine. Dans la zone française, l’épuration a bien lieu, du moins sur le papier, et les autorités françaises se montrent très strictes, mais l’administration allemande se montre particulièrement lente dans la notification aux intéressés. Le chaos d’après-guerre n’est sans doute pas étrangers à ces retards (déménagements impromptus, changements d’identité, fuites). A l’opposé, les fonctionnaires ayant souffert du nazisme (retard de promotion) sont reclassés après approbation des commissions d’épuration et du gouvernement militaire. Fin 1947, la surveillance des nouvelles embauches est déléguée aux Allemands et des fonctionnaires évincés sont alors réintégrés au nom des nécessités de service : le processus de désépuration intervient dans la zone française un peu plus tardivement que dans la zone américaine, mais « la création de la bizone en janvier 1948 entraine une homogénéisation des pratiques de dénazification entre zones occidentales« .

Bien que rapide, la dénazification a eu des conséquences particulièrement importantes dans un contexte de pénurie et de restrictions pour les agents dont les salaires  ont été suspendus (même temporairement). Il est également prévu fin 1945 que 50% du salaire des fonctionnaires prisonniers de guerre soit versé aux familles mais il y a des retards. Les veuves et les pensionnés doivent remplir des questionnaires sur leur situation et appartenance politique sous le IIIème Reich et voient généralement leurs revenus diminuer, dans un contexte d’inflation et d’augmentation du coût de la vie. De nombreuses veuves de guerre, souvent très jeunes, doivent travailler mais les emplois sont temporaires, subalternes et mal rémunérés (femmes de ménage dans les succursales de la Reichsbank par ex.). L’administration essaie de modérer les mesures d’expiation (« Sühnemaßnahmen ») pesant sur les familles des épurés. Dans ce contexte, les fonctionnaires travaillant à la fin des années 1940 sont globalement plus âgés (45 à 48 ans) et en moins bonne santé : une partie du personnel est souffrante, voire invalide, ce qui entraine des retards dans le traitement des affaires courantes alors que la réforme monétaire de juin 1948 entraine un essor de l’activité bancaire.

Amnistier et réhabiliter : mécanismes de réintégration des fonctionnaires (1949-1974)

La deuxième partie s’intéresse aux mécanismes juridiques, législatifs et professionnels en RFA à partir de sa fondation en 1949 pour réintégrer massivement les agents initialement épurés dans les services publics.

Le contexte de la fondation la RFA

Comme dans la plupart des pays européens devenus dictatures, très peu de fonctionnaires allemands ont démissionné par conviction. Une majorité d’entre eux a adhéré à l’organisation nazie du Reischbund des deutschen Beamten (RDB) fondée en octobre 1933 (mais pas nécessairement au NSDAP). Ils doivent en revanche tous prêter serment de fidélité au Führer (loi du 29 août 1934). Pourtant, une écrasante majorité de la population (98%) a été considérée comme « Mitläufer » ( » les suivistes « ), après la guerre. L’appellation alors positive (ces personnes ne sont pas inquiétées) prend un sens davantage critique dans les années 1960, quand ces Mitläufer sont vus comme des opportunistes par la nouvelle génération qui remet en cause la légitimité démocratique de la RFA.

« Suivistes » et « exonérés »

Les organisations syndicales vont appuyer le principe de continuité du droit (les fonctionnaires travaillant avec un droit en partie hérité de la loi de 1937, expurgée des paragraphes idéologiques) et les suivistes vont être rapidement assimilés aux exonérés. Des disparités sont observables selon les zones d’occupation et de nombreux recours sont déposés par ceux qui s’estiment injustement traités. La question du salaire est également un enjeu de taille : les renvois prononcés par les Alliés sont des suspensions et non des exclusions. A ce titre, les fonctionnaires doivent pouvoir conserver leur traitement et retraite pendant toute la période de dénazification. L’action des syndicats dans ce sens s’intensifie à partir de 1950 et souhaite une politique unifiée, au niveau fédéral. Cependant, quand le Bundestag propose en octobre 1950 des « lignes directrices pour terminer la dénazification« , les députés votent pour qu’elle s’effectue sous l’autorité des Länder. La confédération syndicale du Deutscher Beamtenbund souhaite que soient distinguées deux catégories : les fonctionnaires coupables et nazis actifs, et les exonérés (souvent assimilés aux petits-fonctionnaires), mais s’oppose à l’amnistie générale (contrairement à l’opinion publique ouest-allemande). En effet, la dénazification est vue par la population comme l’expression d’un abus exercé par les puissances occupantes. 182 000 personnes ont été internées dans les zones occidentales (dont plus de la moitié par les autorités américaines) jusqu’au 1er janvier 1947, quand on compte côté soviétique 150 000 civils internés (dont un tiers serait mort dans les camps de la police politique NKVD). L’amnistie est « multiforme », comme la dénazification : administrative (fin des Spruckammern) par les lois votées entre 1951 et 1954 ; pénale (procès dits « successeurs » de Nuremberg et de Dachau pour la zone américaine ou encore procès de Rastatt pour la zone française) ; et enfin législative (lois de dépénalisation à partir de 1949 pour les condamnations inférieures à un an de prison).

La fin de la dénazaification

L’administration fédérale est confrontée au début des années 1950 à trois catégories d’agents : les internés, les dénazifiés et enfin les condamnés. Le gouvernement fédéral approuve la fin de la dénazification mais demande la conservation des dossiers personnels et s’oppose à une amnistie générale, qui remettrait en cause la légitimité de la RFA (vigilance renforcée d’Adenauer contre tout réveil de mouvement d’extrême droite). La question de l’amnistie des criminels de guerre est également évoquée car elle suscite un débat dans l’opinion publique. L’Eglise protestante soutient même les demandes d’amnistie de hauts fonctionnaires pourtant largement impliqués dans la spoliation et plus généralement les persécutions des juifs sous le Troisième Reich, comme le comte Lutz Schwerin von Krosigk (ministre des finances et président du dernier gouvernement du Reich à Flensburg en mai 1945 après le suicide d’Hitler) ou Wilhelm Ammon (au ministère de la Justice dès 1935, en charge du dossier « Nuit et Brouillard », condamné à Nuremberg en 1947 lors du procès des juristes). Ils sont tous deux amnistiés en 1951. De la fin de l’ère Adenauer (1963) à la démission de Willy Brandt (1974), l’évolution de la RFA dans son rapport au passé nazi est marquée par la reprise de l’épuration judiciaire : vote en 1965 et 69 de l’allongement du délai de prescription pour les crimes nazis et imprescriptibilité (proposée par le ministre de l’Intérieur Benda dès 1965) votée en juillet 1979. Parallèlement, dans le contexte de prospérité économique des années 1950 et 1960, les fonctionnaires autrefois en poste sous le nazisme cherchent à tirer un maximum d’avantage de l’Etat social et bénéficient de la politique d’intégration d’Adenauer (« la part des dépenses sociales dans le PNB ouest-allemand augmente chaque année jusqu’en 1975« ). « Les lobbies inondent les ministères et Parlements de publications et de revendications« , explique Marie-Bénédicte Vincent, principalement au sujet des retraites et des pensions de veuvage. Les anciens soldats de métier ont eu du mal à se reconvertir professionnellement après la guerre et envoient de nombreuses requêtes au contentieux du ministère de l’Intérieur car ils ne sont pas tous concernés par l’article 131 (seuls ceux qui étaient en service au 8 mai 1945 en relèvent). Le sentiment d’injustice, vingt ans après la guerre, est particulièrement fort chez ces derniers. « La législation relative à l’article 131 est une science » écrit un ancien sous-officier dans l’un de ces courriers envoyés au ministère de l’Intérieur, elle en est « devenue illisible pour les particuliers ». La politique de compensation coûte cher à l’Etat et le ministre de l’Intérieur Genscher (1969-1974) souhaite revenir à l’équilibre budgétaire, quitte à modifier et réduite l’article 131, ce qui suscite une forte réaction des lobbies, notamment chez ceux qui représentent les réfugiés (ayant fui la zone d’occupation soviétique) et les expulsés (« Vertriebene ») des territoires de l’ancienne Prusse orientale. Le chiffre total de 131er n’est pas connu, la plus grande association Vereinigte 131er compte à elle seule 430 000 adhérents mais d’autres associations et lobbies existent à ses côtés. La déclaration du 12 mars 1974 des ministres fédéraux de l’Intérieur et des Finances sur la « clôture de la législation sur les conséquences de la guerre et les réparations » est un choc pour les 131er. La RFA a versé jusqu’à fin 1973 220 milliards de DM dans le cadre de cette loi et doit encore payer 174 milliards de DM à ce poste, ce qui pèse très lourd dans les finances publiques. Cette évolution s’inscrit dans un contexte de prise de conscience relativement tardive en Allemagne de l’Ouest: si le terme de « victimes de guerre » regroupait dans les années 1950 tous ceux qui avaient subi des dommages matériels ou professionnels, il désigne désormais dans les années 1960 les catégories persécutées par les nazis. Le contentieux ne s’arrête pas en 1974 et on retrouve dans le traité de réunification de 1990 la mention du G131 (plus précisément le fait qu’il ne soit pas étendu au territoire de la RDA). Le montant total versé par le Bund dans le cadre de la législation sur les 131er a atteint, jusqu’à fin 1998, 177,5 milliards de DM, au terme de 50 de désépuration.

Juger et exclure : les limites apposées à la désépuration dans les administrations

Le cas particulier des membres de la Gestapo et de la Waffen-SS

Le procès de Nuremberg et les procès successeurs interdisent aux administrations de la RFA de réintégrer les agents criminels (au sens pénal du terme) et cette partie s’intéresse aux procédures disciplinaires menées à l’encontre d’agents lourdement compromis ou ayant menti à leur hiérarchie. Il s’agit d’un petit nombre de personnes mais ce phénomène participe pleinement de ce que Marie-Bénédicte Vincent nomme « une refondation éthique de la fonction publique en démocratie« . Sont concernés au premier chef les fonctionnaires de la Waffen-SS et de la Gestapo mais pas ceux qui ont été contraints d’y adhérer et n’ont pas commis de crime ni ceux qui n’étaient plus membres de ces organisations qualifiées à Nuremberg d’ « organisations criminelles« . Beaucoup sont immédiatement arrêtés, d’autres passent dans la clandestinité (les lois de 1949 et 1951 proposent d’amnistier ces « illégaux », sans doute plus nombreux qu’on ne le pense). Il est difficile d’avoir des chiffres exacts : les historiens estiment à plus de 50 000 le nombre de Gestapistes au 1er janvier 1944, dont la moitié aurait survécu à la guerre. Sur les 600 000 SS recensés fin juin 1944, il resterait 250 000 vétérans dans les années 1950. Plusieurs milliers d’entre eux se rassemblent dans l’association « Hilfsgemeinschaft aux Gegenseitigkeit » (HIAG), très active dans les réclamations de réintégration de ces fonctionnaires. Toutefois, seuls 4400 individus ont officiellement réclamé une assistance au titre de la loi de 1951. Plusieurs groupes et associations manifestent régulièrement contre cette injustice découlant d’une punition collective et de ce fait anticonstitutionnelle (la loi frapperait des individus non condamnés au plan pénal). Les anciens soldats de la Waffen-SS réclament ainsi le même traitement que les anciens soldats professionnels de la Wehrmacht. La CDU/CSU et les libéraux du FDP et du DP proposent même  en 1957 une loi intégrant aux 131er les membres de la Waffen-SS exclusivement employés sur le front militaire et n’ayant pas appartenu à la SS avant 1940 mais le projet ne fait pas consensus au Bundestag. Le chancelier Adenauer se prononce également pour la réintégration (« les hommes de la Waffen-SS étaient des soldats comme tous les autres« , Hanovre, 1953) mais le ministère fédéral de l’Intérieur maintient fermement l’exclusion des anciens Waffen-SS et Gestapistes, en arguant notamment de la non assimilation de la SS-Verfügungstruppe à la Wehrmacht, la Waffen-SS n’ayant jamais été transformée en institution d’Etat (ordonnance d’Hitler du 12 août 1938). Le contexte international joue aussi un rôle notable dans cette prise de position, au moment où la RFA retrouve sa pleine souveraineté après la accords de Paris de 1954. La création de la centrale de Ludwigsburg en 1958 (ouverture d’enquêtes sur les exactions nazies) suivie du procès contre les Einsatzgruppen à Ulm la même année et bien sûr le procès Eichmann en 1961 sont particulièrement relayés dans les médias ouest-allemands. L’émergence de la figure du Täter bureaucrate présentée par Hannah Arendt jette un jour nouveau sur la possible réintégration de ceux qui ont été plus ou moins compromis dans le nazisme.

La poursuite disciplinaire des fonctionnaires accusés de crimes contre l’humanité

Marie-Bénédicte Vincent a pour cette étude précise utilisé des sources inédites du fait de la législation sur la protection des données personnelles en Allemagne (archives des chambres disciplinaires fédérales et procédures disciplinaires individuelles). Plus de 3000 procédures sont recensées sur plus de 2 millions d’agents dans les années 1950-1960 dans les services publics ouest-allemands. Les juges disciplinaires sont dans la plupart des cas des juges militaires de la période nazie, ils n’ont donc pas de profil anti-nazi, et ce sont eux qui doivent prononcer les peines allant du blâme à l’exclusion définitive de la fonction publique. La loi de 1955 impose l’arrêt complet du versement de la pension ou du traitement après le déclenchent de la procédure disciplinaire. Seule une dizaine de procédures concerne le cas de fonctionnaires impliqués dans des crimes contre l’humanité (violences antijuives du progrom du 9 novembre 1938, dénonciations, expérimentations médicales dans les camps, tueries à l’Est à partir du déclenchement de l’opération Barbarossa) alors que la notion n’est pas encore intégrée dans le doit pénal ouest-allemand (il faut en réalité attendre le vote unanime du Bundestag en 2002) même si les tribunaux ouest-allemands pouvaient punir de tels crimes en vertu de la Kontrollratgesetz 10 des Alliés. Cette loi reste en vigueur jusqu’en 1951, date à laquelle Adenauer demande sa levée au haut-commissaire britannique (mais elle reste appliquée à Berlin-Ouest jusqu’à la loi sur la fin du droit d’occupation en 1956). Une majorité des juristes ouest-allemands rejette après 1949 les principes de Nuremberg, vus comme un droit étranger imposé par les vainqueurs. La RFA punit les criminels nazis mais pour meurtre ou complicité de meurtre, selon le Code Pénal de 1871. Les fonctionnaires poursuivis pour crimes contre l’humanité ne sont pas tous exclus, l’exemple le plus frappant étant celui du Dr Gerhard Rose, condamné au procès des médecins de Nuremberg pour des expérimentations sur des prisonniers à Buchenwald (travaux sur le typhus). Condamné à perpétuité par le tribunal militaire en 1947, sa peine est réduite à 15 ans en 1951, et il est finalement libéré en 1955. Fonctionnaire titulaire au 8 mai 1945, il relève de l’article 131 et touche un traitement d’attente. Une nouvelle procédure est ouverte à son encontre par le ministre fédéral de l’Intérieur en 1956, son traitement est suspendu. Rose récuse les accusations et le manque de preuves écrites ne permet pas de le condamner : il est acquitté le 3 octobre 1963. En 1949, Rose était intervenu comme témoin pour défendre le Dr Gehrard Friedrich Peter, directeur de l’entreprise Degesch, qui avait le monopole de la fabrication du zyklon B.

La décennie 1960 est analysée par Kurt Sontheimer comme celle de la « dénonciation des tabous de la démocratie ouest-allemande par les intellectuels de gauche« . Les tabous ont pourtant « une fonction stabilisatrice, permettant de bâtir un large consensus autour du nouveau régime démocratique« . Les tabous des années 1950 ont « permis d’intégrer un maximum d’individus dans la RFA et repousser les conflits menaçant la vie en commun dans la société post-nazie » (Kurt Sontheimer, « Tabus in der deutsche Nachkriegspolitik », 1970). L’historiographie allemande récente montre que si l’histoire du traitement judiciaire du passé nazi par la RFA n’est pas vraiment « héroïque », ce n’est pas non plus une catastrophe, il y a eu de nombreux procès (mais aussi des oublis) qui ont contribué « à faire passer dans l’opinion ouest-allemande la conscience des crimes commis » à partir de la seconde moitié de la décennie 1950.

Les sanctions disciplinaires à l’encontre des fonctionnaires « falsificateurs » de la dénazification

Peut-être 80 000 nazis auraient falsifié leur identité afin d’échapper aux poursuites après la guerre mais il est difficile de chiffrer avec exactitude le nombre des ces « illégaux », également surnommés « U-Boote » ou « Braun-Schweiger » (silencieux bruns). Seule une minorité a été démasquée, 45 d’entre eux ont été poursuivis par leur hiérarchie pour falsification de questionnaire : dissimulation ou fausse datation d’adhésion à une organisation nazie, falsification de grades, titres ou diplômes, ou silences sur de précédents délits comme le vol. Des dizaines de milliers ont plutôt choisi la fuite (vers l’Amérique latine, le Proche-Orient ou encore la Suisse). La falsification a parfois pour but de subvenir aux besoin de l’agent et de sa famille dans un contexte d’après-guerre très difficile. C’est d’autant plus aisé que de nombreux documents administratifs sont perdus ou détruits à la fin de la guerre. Sur les 45 poursuites engagées, 36 donnent lieu à des sanctions  (16 exclusions du service public pour les fonctionnaires actifs et 20 retraits de droits relatifs à l’article 131 pour les fonctionnaires inactifs). Dans leur plaidoyers, les accusés utilisent parfois une terminologie marquée par la propagande nazie (« fidélité », « honneur ») car ils font en majorité partie de la génération trop jeune pour avoir combattu durant la Première Guerre mondiale et qui a fourni l’essentiel des cadres du régime nazi. Victor Klemperer dans LTI, la langue du Troisième Reich en 1947 a montré « l’étendue de la contamination par le nazisme de la langue allemand quotidienne ». Marie-Bénédicte Vincent rappelle que « l’épuration de la langue était l’une des dimensions de la politique de ‘rééducation’ du peuple allemand souhaitée par les Alliés occidentaux » et des consignes précises ont été édictées par zone  pour les médias (interdiction de certaines polices de caractères, de symboles nazis et de certains mots connotés comme Reich, non-Aryen etc.). Le terme utilisé dans l’épuration disciplinaire est souvent « Bereinigung » (purification ») de préférence à dénazification, il possède une connotation religieuse et semble plus légitime aux Allemands que la dénazification imposée par les forces d’occupation étrangère.

Dans cette étude particulièrement riche et extrêmement documentée, Marie-Bénédicte Vincent met en lumière les mécanismes d’épuration et de désépuration à l’oeuvre dans la toute jeune RFA, qui cherche à concilier fondation démocratique et réconciliation/intégration de la plus grande partie de la population au sein d’une même société. Cette histoire sociale s’accompagne de nombreuses sources littéraires, l’autrice est en effet allée chercher les traces de ces agents exclus ou au contraire réintégrés dans de nombreux romans, récits et pièces de théâtre, dont une citation ouvre chaque chapitre. Si un mémoire d’habilitation à diriger des recherches ne s’adresse pas à un public de lycéens voire d’étudiants en CPGE, il intéressera beaucoup les chercheurs et les amateurs éclairés qui travaillent sur cette période et sur le rapport de l’Allemagne (ici, de l’Allemagne de l’Ouest principalement) à son passé.