Il y a 50 ans, du 22 au 25 avril 1961, un quarteron de généraux en retraite, pour reprendre la formule célèbre du Général De Gaulle, entreprend une tentative de coup d’état. Le 50e anniversaire de cet événement, a forcément suscité l’intérêt des historiens, qui peuvent encore s’interroger sur ce qui a pu conduire une partie des régiments d’élite de l’armée française engagée en Algérie à se dresser contre la République. Mais les mots qui viennent d’être écrits sont déjà sujets à caution. De quoi s’agissait-il exactement ? D’un coup d’état ? D’un pronunciamento militaire ? D’un putsch ? De la volonté de rééditer l’opération du 13 mai 1958 contre celui qui en avait été le principal bénéficiaire ?
Cet ouvrage présente l’immense intérêt d’aller très au-delà du simple récit de ses quatre nuits et cinq jours qui sont restés, 50 ans plus tard, comme une sorte de cicatrice dans la relation que la nation française a pu nouer avec son armée. Les événements d’Algérie, s’inscrivent dans un conflit franco-français, né de la guerre d’Algérie. La guerre d’Algérie, depuis que l’on a oublié cette appellation grotesque qui a longtemps eu droit de cité, « opérations de maintien de l’ordre en Algérie », est une guerre coloniale. Elle oppose de 1954 à 1958 une métropole qui souhaite conserver un territoire colonial et une armée de libération qui se fixe comme but, dès le 1er novembre 1954, le préalable de l’indépendance à l’ouverture de négociations.
Mais la guerre d’Algérie est également une guerre algéro-algérienne : ce conflit oppose un mouvement, issu de diverses composantes du nationalisme algérien, le FLN, à d’autres composantes, nationalistes elles aussi, mais ayant sur le devenir de l’Algérie une conception sensiblement différente. Enfin, à partir peut-être de 1956, lorsque la population européenne d’Alger, brocarde le président du conseil Guy Mollet, le 6 février 56, lors de la «journée des tomates», on peut parler d’une rupture entre la population européenne d’Algérie et l’opinion majoritaire de la métropole. Qui sont ces « pieds-noirs », ces colons qui font « suer le burnous aux Arabes » qui nous obligent à envoyer dans le bled nos fils, nos fiancés, nos maris ?
Une armée française transformée
Dans ce contexte, l’armée française s’est dans une large mesure transformée. La guerre d’Indochine, de 1946 à 1954, a fait découvrir aux cadres de l’armée d’active les particularités de la guerre révolutionnaire. Les sous-officiers, les officiers qui se sont formés à la guerre de contre guérilla en sont revenus avec une expérience particulière, celle de l’immersion au sein de la population. Et c’est bien cette immersion au sein de la population européenne d’Algérie, favorisée il est vrai par un sens de l’hospitalité bien particulier, qui a pu expliquer pourquoi des liens étroits se sont noués entre ces troupes de choc et les pieds-noirs. Peut-être les officiers étaient-ils plus distants, percevant bien dans la défense de l’Algérie de papa, tout ce que ce paternalisme colonial pouvait avoir d’étriqué et parfois franchement odieux. Mais il y a aussi ce désir de revanche, cette volonté de gagner une guerre subversive, qui a pu animer l’encadrement des unités qui ont, dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, franchi le Rubicon. Il y a peut-être d’ailleurs à cet égard une critique que l’on peut émettre à l’encontre de Maurice Vaïsse. Il traite remarquablement la genèse du complot, ses causes structurelles et conjoncturelles, l’attitude des soldats du contingent engagé dans la guerre d’Algérie à partir de 1956, il décrit minutieusement l’attitude des officiers, qu’ils soient putschistes ou loyalistes, mais il laisse un peu de côté l’attitude des soldats du rang, celle des sous-officiers qui ont participé au putsch. Il est vrai que ces troupes ont une culture particulière, difficilement perceptible de l’extérieur. Les soldats des unités parachutistes, ceux du 1er régiment étranger, ceux du 8e régiment parachutiste d’infanterie de marine, le régiment de chasseurs parachutistes, les commandos de l’air, ne peuvent être réduits à des troupiers racistes et hostiles à la République.
Ces soldats, qui se font une haute idée d’eux même, sont avant tout des professionnels, formé à obéir aux ordres. Leur culture politique personnelle est proche de zéro, et ils se faisaient peut-être une piètre idée du marigot politique local, qui « cassait du fell » surtout à l’heure de l’anisette.
Les acteurs oubliés du putsch
La plupart des témoignages que j’ai pu recueillir, au milieu des années 70, auprès de vieux sous-officiers, notamment de la Légion étrangère, montrent que la plupart d’entre-eux, alors jeunes soldats, semblent ne pas avoir compris grand-chose aux événements auxquels ils participaient. L’immense majorité de ces soldats, après la dissolution de certaines unités, ont été incorporés dans d’autres régiments et ont, pour la plupart, poursuivi leur carrière de soldats.
De ce point de vue, Maurice Vaïsse montre bien le décalage qui pouvait exister, entre les officiers, acteurs de ce putsch, et les pieds-noirs. Le général Challe ne souhaitait en aucune façon associer les civils à l’opération, ce que les mouvements de nostalgiques de l’Algérie française lui reprochent d’ailleurs encore. Il est clair que, pour ce qui le concerne, et on peut y associer le général Zeller, l’idée était clairement de montrer au pouvoir du général De Gaulle qu’il ne pouvait en aucun cas forcer une armée victorieuse sur le terrain à capituler. Réédition du 13 mai 1958 peut-être ? Mais en tout cas pas une prise de pouvoir par la force, s’imposant à un pouvoir civil. Pour les généraux Salan et Jouhaud, la perception est incontestablement différente. Le général Salan et un politique et, pour ce qui concerne le général Jouhaud, ses origines l’attachent de façon passionnelle à la terre d’Algérie.
Beaucoup de choses on pu être écrites à propos de l’amateurisme dont ont fait preuve les conjurés, qui se sont retrouvés privés de moyens logistiques leur permettant de tenir. Dans la pratique, rien n’avait été véritablement prévu pour organiser tout simplement une sorte de sécession d’avec la métropole. Les initiateurs du putsch croyaient sincèrement que l’essentiel des unités de l’armée se rallierait à eux, et que le pouvoir reculerait suffisamment pour leur laisser une porte de sortie. Peut-être pourrait-on dire de façon provocatrice que ces généraux voulaient faire du De Gaulle, c’est-à-dire s’affirmer de façon intransigeante comme les seuls gardiens d’une légitimité dont ils se voulaient les dépositaires exclusifs. Tout cela a été fortement enrobé de quelques formules, « respect de la parole donnée, sens de l’honneur militaire », qui ne relevaient certainement pas de la méthode putschiste.
Putsch d’amateurs
Face à cet amateurisme des putschistes, la vision que donne l’auteur de l’attitude de l’Élysée semble beaucoup plus professionnelle. Dans la partie consacrée au putsch vu de l’Élysée, l’auteur reprend véritablement l’agenda du général, et montre l’étendue des consultations et des rencontres qui l’ont conduit à cette allocution devenue célèbre, le 23 avril 1961. Si l’auteur peut considérer, avec juste raison, que le discours ne suffit pas à expliquer l’échec du pronunciamento, il n’en reste pas moins que l’ordre solennel donné aux soldats de ne pas obéir aux ordres des conjurés a certainement dû porter. Il a pu porter sur toute une série de cadres intermédiaires, mais également sur les soldats du contingent, qui pouvaient considérer avec juste raison que suivre l’aventure militaire pouvait les entraîner à une prolongation de leur temps de service difficilement supportable. L’auteur mentionne d’ailleurs des attitudes de réaction collective de soldats du contingent contre leur encadrement qui aurait pu être tenté par l’aventure militaire.
Dans le chapitre « Armée-Nation, la crise (1940-1961) », Maurice Vaïsse retrace l’évolution des relations entre les Français et leur armée depuis la défaite de 1940. Depuis la consolidation de la IIIe République, l’armée n’a pas cherché à exercer une sorte de pression sur le pouvoir politique. L’armée, dont les membres ne sont pas des citoyens comme les autres, se tient éloigné de la politique dans une attitude qui tient de la mystique. L’armée est clairement subordonnée au pouvoir politique et se considère comme clairement apolitique. Entre 1872 et 1945, les militaires perdent le droit de vote. Paradoxalement, on peut considérer que c’est le général De Gaulle lui-même qui a fait rentrer par la grande porte les militaires en politique. La défaite de 1940, l’appel du 18 juin, les épreuves de l’armée d’armistice, de la guerre de Syrie, de la résistance ont multiplié les drames de conscience et les clivages dans l’armée. Pourtant, après la libération, dans une armée qui a connu également l’épuration, les liens avec la nation se distendent. L’armée est expédiée en Indochine, loin de la nation. La nation ne sait pas vraiment quels sont les causes de ce conflit et l’on parle même de l’armée « oubliée dans les rizières ». Mise à l’écart, l’armée se forge sa propre culture, et semble oublier peu à peu la distinction traditionnelle entre conduite de la guerre et conduite de l’opération.
Une réaction de désespoir
L’armée est vaincue à Dien-Bien-Phu et cette humiliation nourrit l’idée d’une trahison par le pouvoir civil, qu’une partie de l’encadrement dans les régiments d’élite ne va cesser d’entretenir. De plus, le débat sur la Communauté européenne de défense qui devienne omniprésent dans les débats politiques à partir de 1954, n’arrange pas les choses. Enfin, le début de ce que l’on appelle pudiquement les « événements d’Algérie » creuse à nouveau le fossé entre l’armée et la nation. C’est pourtant la nation en armes qui intervient en Algérie puisque, de 50 000 soldats présents en 1954, les effectifs sont portés 400 000 hommes à la fin de l’année 1956 par le biais du maintien sous les drapeaux des appelés, et du rappel des disponibles. Le seul problème, mais il est de taille, c’est que l’opinion française se demande ce que les conscrits vont faire « là-bas », tant le fossé est important entre ceux que l’on appellent les colons et les métropolitains.
L’armée d’Algérie est composée à 80 % d’hommes du contingent en cours de service militaire, ou maintenus au-delà de la durée légale. Le 12 mars 1956, le gouvernement confie au ministre résident en Algérie, Robert Lacoste, qui lui-même les délègue à l’autorité militaire, les pouvoirs spéciaux. Très clairement, ce sont les militaires qui conduisent la guerre et plus simplement les opérations. Plusieurs initiatives ont lieu, bien entendu l’arraisonnement de l’avion marocain transportant le chef du FLN, le 22 octobre 1956, mais aussi cette action mal connue, organisée à partir de Chypre, d’une opération commando sur les hommes du FLN au Caire. Peu à peu, l’Algérie devient une véritable province militaire et l’on comprend pourquoi l’encadrement vit de façon très douloureuse l’idée de l’abandonner.
Cette armée est loin d’être homogène. La majorité des effectifs occupe le terrain et fait du quadrillage en travaillant aux côtés de la population. Par contre, les troupes d’élite qui ne représentent que 10 % de l’effectif sont envoyées d’un bout à l’autre de l’Algérie pour combattre des rebelles de plus en plus nombreux, de mieux en mieux armés. Ces derniers s’appuient sur les frontières avec la Tunisie et le Maroc. Les grandes opérations de février 1959 à avril 1960 aboutissent à des succès prometteurs.
Avant le putsch déjà, l’auteur signale des comportements de défi de l’autorité, caractéristiques de certains des officiers du 1er régiment étranger parachutiste. Dans ces formations, les cadres constituent un véritable corps spécialisé se recrutant par une sorte de cooptation, en faisant preuve d’un exceptionnel esprit de corps, y compris face aux officiers supérieurs. Peu à peu, surtout avant le 13 mai 1958, cette armée se politise. Elle prend conscience de sa force face à un pouvoir politique faible et peu à peu discrédité.
L’armée a d’ailleurs joué un rôle évident dans la réussite du 13 mai 1958. En multipliant d’abord les avertissements au pouvoir politique, avertissements qui relèvent plutôt de la menace. Les généraux Salan et Jouhaud envoient une lettre au président de la république qui apparaît comme très claire : « l’armée française sentirait comme un outrage à l’abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger sa réaction de désespoir ». Dès lors que l’armée devient un arbitre et un instrument, soumis à l’influence des Européens d’Algérie qui la vénèrent, on comprend aisément le mécanisme qui conduira certains de ses cadres à la rébellion d’avril 1961. Certes, dès son installation au pouvoir, le général De Gaulle reprend la main, met fin aux fonctions du général Salan et surtout, au grand dam de la population européenne d’Alger, mute le général Massu en Allemagne.
Pour le général De Gaulle, il est clair que l’armée doit se cantonner à ses missions de combat et de quadrillage, mais déjà, pour ce qui concerne le fondateur de la Ve République, la priorité doit être donnée à la formation de la force de dissuasion. Cette armée «d’un autre âge », est désormais destinée à s’exposer en première ligne, face au Pacte de Varsovie. Une sorte de « révélateur » des intentions agressives de l’adversaire, avant que le Président ne déclenche le feu nucléaire.
Pourtant, dès 1962, et pour honorer les accords de défense signés lors de la décolonisation de l’Afrique Noire, la France a maintenu hors du théâtre européen des régiments d’active, des unités d’élite, qui sont quand même intervenues 160 fois en opérations extérieures depuis 1962.
Des peines clémentes ?
L’auteur présente, et ce n’est pas inintéressant, le débat qui a traversé le gouvernement à propos du devenir des généraux et des officiers supérieurs arrêtés. 200 officiers ont été mis aux arrêts. Un tribunal militaire spécial est formé en vertu de l’article 16. Ce tribunal d’exception n’est susceptible d’aucun recours juridictionnel ; les décisions sont exécutoires, sauf procédure de recours en grâce. L’auteur évoque un sondage de l’IFOP qui montre une opinion publique plutôt indulgente à l’égard des militaires. 30 % des personnes interrogées se prononcent pour la peine de mort. Le verdict de 15 ans de prison pour les généraux Challe et Zeller apparaît comme plutôt clément. Onze officiers généraux supérieurs sont condamnés à des peines de détention criminelle, et quatre autres à des peines de prison avec sursis. Huit condamnations à mort par contumace sont prononcées, contre les généraux Salan, Jouhaud et Gardy, ainsi que contre les cinq colonels, Godard, Argoud, Broizat, Gardes et Lacheroy. Le général Jouhaud a échappé de justesse à l’exécution, alors qu’il avait été condamné à mort par le tribunal militaire spécial. Le général Salan est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Au total, plus d’un millier d’officiers et de sous-officiers sont touchés par des mesures disciplinaires, mises en congé spécial et radiations des cadres dans le cadre de l’application de l’article 16. Beaucoup d’officiers demandent après le putsch leur mise à la retraite anticipée.
Le général De Gaulle a eu du mal pour renouer le dialogue avec l’armée. En 1963, à la faveur d’une loi de dégagement des cadres par un départ anticipé, ce sont plus de 7000 officiers qui quittent l’armée dans les quatre années suivantes. Lors des élections présidentielles de 1965, des suffrages qui se portent sur Jean-Louis Tixier-Vignancour se retrouvent au second tour en faveur de François Mitterrand. Certaines amnisties interviennent avant 1968, comme celle des généraux Challe et Zeller, ou encore celle du général Jouhaud à Noël 1967. Enfin, le 18 juin 1968, on annonce la grâce des officiers OAS encore détenus et le général Salan est libéré à son tour.
La gauche a tourné la page
Les dernières réhabilitations sont entreprises lors du premier septennat de François Mitterrand. Ce qui suscite quelques émotions au sein du Parti Socialiste.
Le putsch des généraux a été sans doute un tournant de la cinquième république, mais on ne peut s’empêcher d’observer que la fin de la conscription et le déclin relatif de l’importance de la force de frappe, qui conduit l’armée à connaître une restructuration actuellement toujours en cours, ramène sur le devant de la scènes ces unités qui ont menacé la République en 1961. Frappée comme d’autres institutions par les mesures de réduction des postes, l’armée professionnelle s’appuie sur des unités combattantes très spécialisées, destinées avec des effectifs réduits à des missions outre-mer. Évidemment la situation n’est pas la même. L’armée aujourd’hui est bien discrète, malgré quelques initiatives en liaison avec l’Éducation nationale. Les personnels qui la composent sont des professionnels, plutôt conscients des sacrifices que leur état implique mais sans doute pas tentés par l’aventure politique. Ce qui fait quand même toute la différence.
Bruno Modica