Chaque année ou presque, les historiens font apparaître une femme qui a joué un rôle dans l’histoire des idées mais que son temps et le nôtre avaient préféré oublier. Ainsi la présidente d’Arconville aurait non seulement touché au monde des lettres, des sciences, mais encore entrepris des traductions. Passe encore pour le maniement de la langue mais des traductions de chimie, voilà qui devient singulier ! Et de surcroît, elle aurait mené des démonstrations en laboratoire, avant d’embrasser une carrière de romancière, voire d’historienne. Et jusqu’à cet ouvrage qui paraît en 2011, elle serait restée une figure anonyme de ce monde des femmes du XVIIIe siècle.
A l’ombre des Lumières
Comment la carrière aussi étoffée d’une femme des Lumières peut-elle avoir été oubliée à ce point ? Une femme qui vécut plus de quatre-vingt ans (1720-1805), qui a passé la révolution française, qui appartenait à l’aristocratie mais pas à la cour. Une femme de parlementaire parisien qui a mené une vie mondaine et active, rencontrant bon nombre d’hommes célèbres, écrivains, savants, politiques qui l’ont apprécié, qui ont travaillé avec elle, ont jugé ses œuvres comme elle a émis un jugement sur les leurs. Certes, elle a souvent préféré ses cabinets d’écriture aux Salons tant est importante son œuvre écrite. Mariée à quatorze ans, mère de trois garçons, elle a déjà rédigé à vingt-cinq ans, un recueil qui forme bientôt quatre volumes inédits de 400 pages chacun, alors qu’elle dit avoir vu onze fois Phèdre et Mérope de Voltaire au théâtre. Elle habite Impasse Pecquet dans le Marais. L’été, elle part dans son château de Crosne entre les deux bras de l’Yerre (dans l’Essonne actuelle) où elle possède fiefs et seigneuries qui la mettent à l’abri du besoin, dans ce même village où naquit un siècle plutôt Nicolas Boileau. Plus tard, elle habita définitivement à Meudon. Dans chaque demeure hors Paris, elle installe bibliothèque, laboratoire, serre chaude, arboretum…
Mme d’Arconville n’eut pas le temps d’être coquette, elle qui fut marqué par la variole à 23 ans mais qui apparaît si belle sur les tableaux de Coypel et plus tard, de Roslin.
Exclue de l’éducation, confinée à un monde de gouvernante, elle vécu l’enfance féminine de la jeune aristocrate qui comme les autres femmes, n’ayant pas accès aux collèges ce monde des hommes, n’ont pas plus accès au domaine de l’histoire, qu’à celui des sciences ou de la théologie en raison des Académies et des Universités, là encore exclusivement masculines. Mme d’Arconville parfait seule son éducation en littérature et en sciences descriptives : botanique, anatomie et médecine….
Éclectisme ou recherche d’universalisme des connaissances humaines ?
Elle s’applique à apprendre les langues de façon à devenir une traductrice chevronnée. Elle se lance dans la traduction d’ouvrage scientifiques ou littéraires : Avis d’un père à sa fille de Lord Halifax, en 1756, à une période où la mode va plutôt à la traduction d’ouvrage français, modèle de civilisation et de raffinement pour l’Angleterre. Elle inverse le courant d’idées sur l’éducation, précédant de quelques cinquante ans l’anglomanie des problèmes sociaux et pédagogiques. Contrairement à Mme de Puisieux, amie de Diderot qui, en 1749, révèle la soumission des femmes au milieu aristocratique et au monde des hommes mais qui conclut son ouvrage en appelant les femmes à accepter leur situation, Mme d’Arconville valorise les efforts d’un père pour former sa fille, et ses conseils pour favoriser une bonne conduite. L’article de Annie Cointre et Isabelle Havelange montre clairement que Mme d’Arconville ne se contente pas de traduire mais façonne une traduction plus concise et conforme à certaines de ses propres idées.
Tout au long de sa vie, elle entreprend l’écriture de plusieurs œuvres de morale et d’analyse des passions, avec une écriture tout personnelle, originale, empreinte de stoïcisme, d’exemples historiques une morale qu’elle essaye de détacher de la mémoire et de l’imagination mais aussi du temps. C’est une démarche qui lui a sans doute servi d’approfondissement autoréflexif.
A plus de cinquante ans, elle fait paraître trois ouvrages d’histoire, qui montre sa passion pour le passé collectif de pays européens et sa volonté d’expliquer son propre itinéraire, replacé dans le contexte de l’histoire collective avec un souci tout moderne d’analyse historiographique. Sa lecture effective des sources, son analyse du détail, son désir de combler des lacunes historiques, son écriture problématisée des personnages historiques l’occupent plus de dix ans.
Le choix de l’anonymat : « Il ne leur reste que le ridicule de s’en être dit les auteurs »
A une autre période de sa vie, elle se passionne pour la chimie de Rouelle et de Maquer. Elle est familière des Jussieu, de Valmont de Bomare, proche du comte d’Artois, de Bougainville. Elle fréquente Malesherbes, Turgot et Condorcet. Son réseau de relation montre qu’elle fréquente peu les partisans des Lumières mais son réseau intellectuel et social est très étendu. On l’aura compris, elle craint l’oisiveté et mène souvent plusieurs chantiers en parallèle. Enthousiasmée par la chimie, elle entreprend la traduction des leçons de chimie de Pierre Shaw, médecin du roi d’Angleterre dont elle corrige plusieurs points, puis elle réunit les instruments d’un laboratoire à Crosne avant de mener pendant deux ans, trois cents expériences sur la détérioration du vivant dont elle tire un Essai pour servir sur l’histoire de la putréfaction. Elle recherche activement des résines, des formules septiques et antiseptiques qu’elle tente de mettre au point « pour procurer quelque avantage à l’humanité »….Tout cela entre 1759 et 1766 et sans que son nom n’apparaisse dans les publications.
Quand elle se passionne pour l’anatomie, elle entreprend des traductions qu’elle enrichit de notes, organise des dissections, mais fait également œuvre de publication en réalisant des planches et des gravures dont elle orne le livre son Traité d’ostéologie anonyme qu’elle publie en prenant à sa charge les frais d’impression et de papier. A chaque fois, elle fait un bilan bibliographique des connaissances du domaine qu’elle traite. Elle se documente pour transmettre des connaissances à ces lecteurs comme une « salonnière virtuelle » (selon Brigitte Van Tiggelen) passionnée par le bonheur de s’instruire et le plaisir de communiquer son savoir.
Contrairement à ces femmes du XVIIIe siècle, dont on commence à percevoir le rôle dans la recherche scientifique : Mme Lavoisier (Marie Paule Paulze), Claudine Picardet (maîtresse puis épouse de Guyton de Morveau), Mme du Châtelet, Mme la présidente d’Epinay, Marie Margueritte Bihéron, Mme Necker (médecine) la comtesse de Coigny (Aimée de Franquetot de Coigny, duchesse de Fleury puis comtesse de Montrond), Mme d’Arconville paraît avoir eu une grande autonomie de recherche, d’écriture et de publication. Elle a construit une œuvre véritable dans des domaines variés, avec un engagement total même si son nom n’est lié à aucune avancée scientifique notable. Elle a mené des expérimentations, des validations qui font référence en chimie et anatomie. Elle ne fut liée à aucun homme de sciences mais amie de beaucoup qui connaissaient ses activités. Elle revendique le fait d’appartenir à une communauté de chercheurs qui ont accepté ses choix, sa vie durant. Cependant elle a utilisé une stratégie qui est l’anonymat de publication pour refuser d’entrer dans un codage sexué qui aurait entraîné des critiques à l’encontre de sa personnalité de femme. Son neveu le botaniste Bodard lève le voile sur l’anonymat de sa tante qui l’a tant aidé et lui rend hommage dans son Cours de Botanique de 1810. Puis Cuvier en 1855, mentionne ce travail d’anatomie pour lequel elle a utilisé un prête-nom. Tous ont respecté le choix qu’elle fit de l’anonymat durant sa vie et ont souhaité lui rendre hommage après sa mort comme Mme de Genlis qui reconnaît son importance en l’inscrivant en 1811 dans sa Notice des femmes célèbres. Ainsi l’ouvrage se termine par la première bibliographie de ses textes.
Ce livre est écrit à plusieurs mains, plusieurs auteurs s’étant ainsi réunis pour multiplier les points de vue afin de cerner mieux la personnalité et l’œuvre de Mme d’Arconville. Cet ouvrage qui lui donne enfin son nom et reconnaît l’intégralité de son œuvre est le résultat d’une journée d’étude du Centre Alexandre Koyré, du CTHST et de Mémosciences, tenue à la cité des Sciences à la Villette en juin 2010. C’est donc une publication dont on ne peut que complimenter la rapidité de publication et la qualité surtout en ce qui concerne l’identification rigoureuse des manuscrits et publications de Mme d’Arconville. Cependant comme ce livre est composé d’une suite d’articles, un certain nombre de redites se retrouvent d’un auteur à l’autre. Une biographie est attendue, enrichie surtout du dernier ouvrage de Mme d’Arconville, ses souvenirs encore inédits qui portent sur quasiment un siècle. Combien de vies Mme d’Arconville a-t-elle vraiment vécu ?
Cet ouvrage permet de varier et multiplier les figures identitaires des hommes de Lumières, des scientifiques dont un certain nombre s’avère être des femmes. Il n’y a donc pas que « Marie Curie » à placer dans les repères historiques que donnent les Instructions Officielles. Il reste sans doute de nombreuses femmes à percer à jour, derrière les ouvrages anonymes. Cet ouvrage contribue parfaitement à illustrer la place qui pourrait être donnée aux femmes dans les programmes d’histoire afin de faire réellement une «histoire mixte » comme le revendique l’ouvrage publié chez Belin en 2011.
Pascale Mormiche ©