Privilège lié à l’ancienneté dans l’histoire de la Cliothèque qui a permis la renaissance des Clionautes à partir de 2005, je suis toujours le premier à recevoir le dernier ouvrage de Thérèse Charles Vallin qui nous accompagne, comme fidèle adhérente, depuis tant d’années !

Après François Cabarrus, un corsaire aux finances, l’auteur s’est livré à cet exercice particulièrement exigeant qui est celui des biographies croisées. J’ai donc pu lire avec attention les identités meurtries de l’Emir Abdelkader et du duc d’Aumale, et imaginé un scénario amoureux, qui aurait pu changer l’histoire, entre Thérésia et Robespierre.

Je sais gré à Thérèse de me faire découvrir successivement les destins de personnages que j’avoue humblement, à l’exception notable de l’Emir Abdelkader et du duc d’Aumale, ne pas avoir souvent fréquentés. Dans les différentes villes où j’ai pu résider, y compris celles où j’ai fini par poser mes valises, il existe souvent une rue André Chénier, guillotiné à 31 ans pendant la terreur. Et en dehors de ce destin tragique, de l’inscription de ce poète d’inspiration classique dans les pré-romantiques, y compris par Théophile Gautier, on ne connaît pas vraiment André Chénier. On connaît encore moins celui qui fut une véritable star du théâtre pendant la période de la révolution, du directoire et du consulat, son frère cadet, Marie-Joseph Chénier, le dramaturge.

Thérèse Charles Vallin, dans sa troisième biographie croisée peut considérer qu’elle a inventé un style, celui d’une mise en perspective attentive et détaillée des personnages qu’elle présente. Les Chénier sont originaires d’un département qui m’est proche, l’Aude, d’une famille de marchands que l’initiative du père Louis Chénier conduit à s’installer à Constantinople. Il y fait commerce des draps du Languedoc tout en ayant des liens avec l’ambassade de France près le sultan, ce qui lui donne une certaine aisance dans les milieux diplomatiques qui lui permettra par la suite de représenter le roi auprès du monarque chérifien au Maroc. C’est à Istanbul qu’il rencontre Élisabeth, une jeune fille grecque qu’il épouse le 20 octobre 1754. Grecs orthodoxes de rite latin, cette famille aurait été apparentée au Lusignan, ce qui nous ramène clairement aux croisades.

Les Chénier quittent la sublime Porte en avril 1765, plus ou moins ruinés. Les deux frères Chénier sont les derniers d’une fratrie de 5 enfants. Avec son frère aîné Constantin, André résidera à Carcassonne tandis que son frère cadet Marie-Joseph, né un an auparavant suivra sa mère à Paris.

La situation de Louis Chénier s’améliore quelque peu avec le poste offert par Versailles auprès du sultan du Maroc qui lui permet de faire vivre sa famille dans une situation relativement confortable. Les deux frères sont ainsi scolarisés au collège de Navarre, plutôt privilégié mais avec une ouverture vers les idées nouvelles de la période. Élisabeth Chénier reçoit des écrivains, des érudits, ce qui contribue incontestablement à l’éducation des deux jeunes gens. Malgré quelques appuis, cela ne suffit pas à authentifier la noblesse présumée des Chénier, ce qui ne permet pas aux deux jeunes frères d’accéder au statut d’officier dans l’armée. André démissionne en 1783 tout comme son frère Marie-Joseph.

Dans cette période qui précède la révolution de 1789 Monsieur de Saint-André, c’est-à-dire André et le chevalier de Chénier, c’est-à-dire Marie-Joseph rencontrent dans les cafés parisiens, comme le célèbre Procope, tous les intellectuels de l’époque qui comptent, et surtout les futurs meneurs de la révolution française comme Danton, Camille Desmoulins, Collot d’Herbois. Mais les deux frères sont plutôt intéressés par les rencontres amoureuses que le jeune André commence à évoquer dans des poèmes plus ou moins érotiques qu’il ne publie d’ailleurs pas. Marie-Joseph a découvert plutôt l’écriture théâtrale et commença faire le siège du Théâtre-Français pour essayer d’y faire jouer ses œuvres. Sa première pièce Le page reçoit une très mauvaise critique mais cela ne suffit pas à le débouter de l’écriture théâtrale puisqu’il entreprend la rédaction de son grand œuvre, Charles IX. Cette pièce publiée avant la révolution sera constamment modifiée en raison des circonstances politiques du moment.

Les frères Chénier sont des habitués de l’atelier du grand peintre Jacques-Louis David qui réalisera d’ailleurs les décors de théâtre pour Marie-Joseph.

Si les deux frères manifestent un enthousiasme incontestable pour les idées nouvelles dans cette période qui précède la révolution, leur trajectoire commence à s’éloigner. André qui vit toujours avec ses parents accepte un poste auprès de l’ambassadeur de France à Londres pour compenser la mise en retraite de son père tandis que Marie-Joseph parvient enfin à faire recevoir son Charles IX par les acteurs du Théâtre-Français le 2 septembre 1788. Cette pièce qui aborde la trajectoire du roi pendant la période des guerres de religion peut être vue comme porteuse d’un message politique.

Du côté d’André, comme d’ailleurs de son frère, les deux Chénier sont enthousiastes devant les événements de cette année 1789, avec la réunion des États généraux, le serment du jeu de paume, la prise de la Bastille, la proclamation de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Marie-Joseph fait connaître sa pièce Charles IX en faisant pleuvoir sur la tête des spectateurs du Théâtre-Français un billet « adressé aux bons patriotes » qui assimilent l’action de Necker, ministre des finances, congédié par Louis XVI et celle du chancelier Michel de l’Hospital, collaborateur de Marie de Médicis qui avait tenté une pacification civile pendant les guerres de religion et une restauration de la situation financière de la France. Marie-Joseph s’engage auprès de la commune de Paris et sa pièce reçoit le soutien du club des Cordeliers, avec Georges Danton et Camille Desmoulins notamment. On s’étonne d’ailleurs, à la lecture des extraits de ce Charles IX que Thérèse Charles Vallin nous amène à découvrir, que cette pièce au message politique enflammé ne soit pas davantage connue. Nul doute que Jean-Luc Mélenchon pourrait reprendre à son compte ces vers qui prophétisent la prise de la Bastille :

« le peuple, tout à coup, reprenant son éclat,
et des longs préjugés terrassant l’imposture,
réclamera des droits fondés par la nature ;
son bonheur renaîtra du sein de ses malheurs ;
ces murs baignaient sans cesse et de sang et de pleurs,
ces tombeaux des vivants, ces Bastilles affreuses
s’écouleront un jour sous les mains généreuses. »

Les deux frères s’engagent parallèlement dans les débats de cette période révolutionnaire, Marie-Joseph sur des positions incontestablement plus radicales que celle de son frère aîné. Peut-être parce qu’il est de santé fragile André reste sans doute plus réservé devant les appels à la violence de Marat. Il se situe incontestablement parmi les modérés de la révolution et rejoint d’ailleurs le club des Feuillants à la suite de la scission des Jacobins provoqués à part les pétitions en faveur de la déchéance du roi.

La trajectoire des deux frères s’éloigne à partir de ce moment, Marie-Joseph prend clairement fait et cause pour la révolution tandis que André souhaite une sorte de retour à l’ordre. Il écrit d’ailleurs dans le journal de Paris, et il dénonce « les brigands à talons rouges, les aristocrates, et les brigands à piques, les sans-culottes ».

Les deux frères d’ailleurs finissent par s’opposer lorsque dans le journal de Paris André attaque le parti des Jacobins qu’il rend responsable de la discipline au sein des armées et qui conduit le pays sur la voie de l’anarchie. Dans le moniteur son frère lui répond avec la signature de Chénier Gracchus, ce qui montre bien la différence entre les deux frères, André partisan de la modération « à la grecque », Marie-Joseph serait davantage un Gracque, porteur d’une volonté de transformation politique et sociale plus radicale. Pour autant, dans sa pièce suivante, Fénelon, Marie-Joseph appelle à la réconciliation entre français, et affiche sa volonté d’assurer la paix civile, le respect des lois et l’éducation des citoyens grâce à l’instruction publique et bien entendue le théâtre.

André a été affecté par l’exécution du Rois Louis XVI tandis que le durcissement de la convention avec le renforcement des montagnards et l’arrestation des Girondins contribuent à rapprocher Marie-Joseph du camps des indulgents, même s’il ne connaîtra pas le destin tragique de Georges Danton et de Camille Desmoulins.

On réservera au lecteur de cet ouvrage le chant du départ des deux frères mêmes si l’on connaît la mort prématurée d’André Chénier. Il meurt guillotiné à Paris le 7 Thermidor de l’an II (25 juillet 1794) à l’âge de 31 ans.

Cela fait le quatrième ouvrage de Thérèse Charles Vallin que je présente, et je reste toujours admiratif devant cette écriture soignée, cette précision documentaire qui ne parvient pas à effacer l’émotion, comme trop souvent dans beaucoup de travaux universitaires ou le poids des notes de bas de page en arrive à désincarner la situation historique.

Au-delà de l’exercice de style que représente la biographie croisée, on retrouve une certaine malice chez Thérèse Charles Vallin qui rappelle que Robert Brasillach, depuis sa prison, s’est adressé à André Chénier, « son frère au col dégrafé ». L’histoire littéraire contemporaine semble vouloir réhabiliter aujourd’hui les deux frères Chénier, passionnés par la liberté, même si Marie-Joseph qui connaîtra quelques délicatesses au début du consulat parviendra à vivre jusqu’à 47 ans, après avoir été élu à l’Académie française. Son successeur sera Chateaubriand dont le discours de réception, rejeté par l’empereur, est un modèle de compromis politique.