Ouvrage pluridisciplinaire de 450 pages « à l’américaine » : à la fois universitaire et de vulgarisation, concret, à passages humoristiques mais rigoureux et documenté. La thèse est que nous écartons l’imprévisible de nos analyses historiques, économiques, sociales … alors que c’est le facteur le plus important. Par ailleurs, c’est un « best seller » mondial dont il faut connaître l’existence.
Qu’est-ce qu’un cygne noir » ?
Un « cygne noir » est un événement bouleversant, imprévisible, qui va changer la vie, celle d’un individu ou celle de toute la société. Un cygne noir est en général catastrophique, mais pas forcément : la première guerre mondiale, la création de Google …
Pourquoi ce terme ? Parce qu’il a été considéré comme établi pendant des siècles que les cygnes étaient blancs. Or un jour, des explorateurs sont tombés sur un cygne noir et une certitude antérieure s’est révélée injustifiée. Tout est bien sûr dans le mot « établi » : nous considérons comme tel ce qui n’a pas été démenti. Or cela ne prouve rien, et il y a des cygnes noirs dans les domaines les plus divers, de la vie personnelle quotidienne à la grande politique.
La première partie de l’ouvrage est psychologique et historique, la deuxième économique et la troisième scientifique.
Taleb est un universitaire américain reconnu (« l’essayiste le plus lu et le plus traduit au monde »), professeur à l’Institut Polytechnique de l’Université de New York, dont les vies antérieures éclairent les idées : Libanais francophone (études à St Joseph) à l’enfance traumatisée par la guerre civile, Taleb devient trader aux EU. Il trouve ce métier stupide et donnant lieu à un flot continu de prévisions infondées et immédiatement démenties, mais sans que personne ne le remarque, puisqu’on discute déjà de la prévision suivante. Devenu universitaire, il retrouve chez ses collègues les mêmes défauts, … avec de nombreuses exceptions, si l’on en juge par tous ceux qu’il cite chaleureusement.
L’auteur est particulièrement féroce avec la tendance générale à ne retenir que ce qui confirme ce que l’on pense déjà : plus on lit, plus on enregistre avec satisfaction que l’on a raison … Ce qui ne prouve rien, comme l’illustrent plusieurs exemples que je vais amalgamer en un seul : une dinde trouvera mille confirmations dans le passé et par les autres dindes que l’homme est une nourrice dévouée. Elle constate et vérifie tous les jours qu’il la nourrit et la suit attentivement. Elle rencontrera néanmoins un cygne noir la veille de Noël. Elle réalise alors que les dindes « au courant » ne sont plus là pour la prévenir. Trouver un démenti est donc plus utile que de collationner mille confirmations, mais qui cherche les démentis à ses croyances ?
Dans le même esprit, l’auteur juge trompeuse et dangereuse notre réécriture constante de l’histoire (celle avec un grand H, comme la professionnelle ou personnelle) pour lui donner une logique, ce qui nous cache l’importance de l’imprévisible.
Ces deux défauts, la recherche de la confirmation et la réécriture logique sont si profondément ancrés, que Taleb va jusqu’à s’interroger sur une origine génétique sélectionnée par l’évolution pour la stabilité de notre cerveau, ladite évolution ayant eu lieu pendant des centaines de milliers d’années où les données variaient moins vite et étaient moins enchevêtrées.
Un des points qui m’a intéressé n’apparaît pas directement : le métissage franco-américain (Taleb a d’ailleurs participé à la traduction en français de son livre). Voici un homme appréciant énormément la liberté intellectuelle américaine et la richesse de sa production universitaire et donnant de nombreux coups de griffe à la rigidité des diplômés français, mais que l’on voit privilégier Montaigne, Bastiat et Mandelbrot. Montaigne pour sa modestie intellectuelle, Bastiat pour sa vulgarisation de la réalité concrète (c’est un des Français les plus connus au monde, mais qui n’a toujours pas sa place dans nos programmes) et Mandelbrot, Français également, comme étant le père de la théorie du chaos, des fractales, bref de l’analyse mathématique de l’imprévisible. Et je suppose que le goût de Taleb pour les penseurs de l’Antiquité doit plus à St Joseph qu’aux salles de marché de Wall Street.
Par ailleurs, bien que Taleb ne dise pas un mot des théories économiques, il salue Hayek, ce qui surprend dans un premier temps. C’est parce qu’Hayek a été nobélisé pour ses travaux sur l’incertitude, dont la conséquence pratique est qu’un grand plan étatique est bien moins adapté à la réalité future que les tâtonnements de millions de personnes pourtant chacune moins bien informées que les « grands » spécialistes (les libéraux auront reconnu « le marché »). En effet l’expérience montre que ce plan sera contredit par l’imprévisible dès le lendemain de son élaboration. Or c’est justement ce que Taleb a constaté professionnellement pour les « plans prévisionnels » établis par les présidents de grandes entreprises, banques ou autres institutions réputées sérieuses. Il est important de rappeler que l’édition originale américaine du Cygne noir date de 2007, ce qui aujourd’hui rend prémonitoire sa description féroce de la finance américaine dont il pense alors l’écroulement probable … et justifie son ironie sur « les plans ». Si Taleb avait à écrire sur la crise aujourd’hui, je pense qu’il accuserait non pas la courroie de transmission et le révélateur qu’est le marché, mais l’ignorance et l’orgueil des financiers, orgueil « dopé » par des bénéfices virtuels et qui leur faisait croire qu’ils maîtrisaient l’avenir.
Le Cygne noir est un livre d’intérêt général, pluridisciplinaire, typique de ces livres américains du genre de celui de Diamond dont nous avons parlé sur la liste, avec sa grande ambition, son humour, son alternance de fausse désinvolture, d’exemples concrets et de raisonnement très logique (bref tout pour me plaire). Un des thèmes intéressera particulièrement les Clionautes : les considérations sur le savoir universitaire, les disciplines, les diplômes …
La conclusion est plutôt positive : soyons ouverts au « différent » à l’improbable, à l’inconnu, à la surprise (donc au démenti et à la critique) et tirons profit des cygnes noirs. Cette conclusion optimiste me paraît typiquement américaine et illustre un des ressorts du dynamisme de ce pays ; la même expérience personnelle, professionnelle et de recherche en France aurait pu mener à un livre pessimiste et grinçant. D’ailleurs, Taleb aurait-il pu être universitaire chez nous et faire les recherches approfondies qui font la solidité de ce livre à la bibliographie impressionnante ?
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