Au moment où débute la diaspora grecque, avec l’installation de colonies sur les rivages de la mer Méditerranée et de la mer Noire, la « Grèce » au sens strict n’existe pas. La civilisation grecque naît non pas de la proximité géographique entre les cités mais au contraire de leur éloignement. C’est en tout cas la position que défend Irad Malkin dans son ouvrage Un tout petit monde : Les réseaux grecs de l’Antiquité, traduit par Julie Delamard et paru aux éditions des Belles Lettres. L’auteur, professeur d’histoire de l’Antiquité grecque à l’université de Tel Aviv, nous explique que ce sont les distances qui ont tissé les liens les plus forts et cristallisé les points communs et leur identité collective. Il nous propose avec ce livre une nouvelle lecture de l’expansion grecque en utilisant les concepts de la théorie des réseaux.
Le premier chapitre de l’ouvrage tient lieu d’introduction. Dans cette partie l’auteur fournit les informations nécessaires pour comprendre les bases de la théorie des réseaux comme concept heuristique. Il fait le constat que les Grecs voyaient par la mer depuis le rivage de leurs poleis et regardaient vers un « intérieur », contrairement aux Romains qui regardaient le monde depuis un seul centre (Rome) et portaient alors leur regard vers « l’extérieur ». C’est en effet par la mer que les Grecs ont fondé de nouvelles cités. Ces dernières ont parsemé les côtes de la mer Méditerranée et de la mer Noire, et les différentes installations servaient de nœuds de réseau qui ont permis la dissémination des points communs grecs et l’apparition de la civilisation grecque dans un système complexe. En effet l’auteur pense que « ce sont la distance et la connectivité en réseau qui ont créé la possibilité même d’un centre grec ». L’objectif de l’ouvrage est double : identifier le phénomène de la formation des réseaux et interpréter les conséquences de cette mise en forme. Toutefois, la multiplicité des réseaux rend la tâche complexe, car chacun d’entre eux impliquait une identité différente. C’est le cas de l’individu syracusain par exemple qui cumule les identité de citoyen de Syracuse, de Dorien, de Grec, de colon de Corinthe et de Sicéliote. Ces différents réseaux ne sont pas figés dans le temps et évoluent en fonction des circonstances : certains naissent quand d’autres disparaissent, certains gagnent en influence alors que d’autres en perdent.
Le second chapitre permet à l’auteur de montrer comment l’identité régionale de Rhodes a pu émerger grâce aux expériences et aux activités de colonisation dans toutes les directions de la Méditerranée. En effet, les premières installations outre-mer sont le fait de pôles distincts de l’île de Rhodes : Lindos, Camiros et Ialysos. Le caractère insulaire de ces cités a permis la formation d’une identité collective proprement « rhodienne », bien avant le synœcisme officiel. Celle-ci a largement renforcé le mythe de la triple fondation des cités de l’île par un seul et même personnage, Tlopélème. Les habitants de l’île ont consacré à ce fils d’Héraclès les fêtes panrhodiennes des Tlepolemeia. Toutefois c’est surtout dans le commerce extérieur, la colonisation en Sicile et au travers de la Méditerranée au début VIe siècle et à Nacratis que Rhodes est vue comme une seule et même polis.
Dans le troisième chapitre, l’auteur cherche à montrer comment une identité régionale s’est formée en Sicile. Des populations grecques d’origines diverses, des Doriens et de Ioniens, ont convergé vers la Sicile, où elles ont développé une identité nettement insulaire. Peu à peu une conscience sicéliote prend forme. Ce terme concerne uniquement les Grecs qui vivent en Sicile par opposition aux établissements non grecs de l’île (Sikimes, Sicanes, Elynes et Phéniciens). Les fondations de Sicile ont en commun, comme les autres colonies, les relations avec Delphes. En effet, l’oracle de Delphes était une étape indispensable à toute métropole désirant fonder une colonie. Un autre point de convergence des cités sicéliotes est l’autel dédié à Apollon Archégète (fondateur), construit à Naxos lors des premières installations grecques sur l’île de Sicile. Cet autel était important d’un point de vue symbolique pour l’ensemble des Sicéliotes. D’ailleurs les ambassades grecques prenant la direction de Delphes se faisaient depuis l’autel d’Apollon Archégète.
Au sein du quatrième chapitre, l’auteur explique que les dynamiques d’échanges culturels des Grecs et des phéniciens s’exprimaient au travers de l’architecture, de l’art et de la céramique, mais également au travers des cultes, mythes et des filtres de perception. Ainsi le réseau des mythes et des cultes pouvait être utilisé pour faciliter la coexistence entre groupes ethniques ou pour médiatiser pacifiquement leurs exigences territoriales. Ce système réticulaire pouvait également justifier tous les antagonismes. C’est dans ce cadre qu’Irad Malkin fait un parallèle entre le Melqart phénicien et l’Héraclès grec, fondateurs de dynasties et de villes, exprimant les notions de fondation, d’appropriation territoriale, d’accommodement et de prétentions irrédentistes. L’auteur parle alors de syncrétisme entre ces deux personnages mythologiques lorsqu’ils sont étudiés à travers le prisme des réseaux. Différentes modalités de syncrétismes semblent avoir coexisté entre les Grecs et les Phéniciens : tout d’abord le réseau maritime méditerranéen au sein duquel les ports et les rivages sont reliés les uns aux autres, ensuite le développement d’une culture politique de la cité-État, les expériences de fondations de nouveaux établissements et enfin l’utilisation de polythéisme suffisamment malléable pour justifier l’implantation d’une nouvelle colonie.
Dans le cinquième chapitre Irad Malkin analyse les différentes catégories de connectivités qui peuvent exister dans un réseau, en prenant l’exemple du système réticulaire phocéen. Il en annonce trois : les déplacements à longue distance qui mettent en relation les différentes parties de la Méditerranée ; les trajets à moyenne distance au sein d’un réseau régional ; enfin les parcours à brève distance à l’échelle d’une micro-région. Ces différentes connectivités permettent de relier l’ensemble des établissements grecs comme les emporia, les cités comme Phocée ou leurs colonies comme Massalia ou Emporion. Toutefois, le réseau phocéen a connu des évolutions importantes qui ont parfois entraîné un déséquilibre dans les certaines régions de la Méditerranée, c’est notamment le cas de l’arrivée des Phocéens à Alalia en Corse, en 545 av. notre ère après la prise de Phocée par les Perses, qui déclencha une guerre avec les Étrusques et les Phéniciens. Une autre évolution qui est mise en évidence est la transition d’un « réseau de plusieurs à plusieurs », c’est-à-dire qu’à chaque nœud c’est un ensemble d’établissements qui rayonne, à la formation de véritables « hubs », où des cités comme Massalia polarisent les influences. Malgré tout, selon l’auteur le système réticulaire phocéen a tenu dans la longue durée, car au IIe siècle av. notre ère les liens qui unissaient Massalia et Lampsaque (toutes deux fondées plusieurs siècles auparavant) sont encore présents.
Enfin, dans le dernier chapitre l’auteur commence par rappeler que les Grecs n’ont pas toujours été conscients des réseaux analysés dans le livre. Toutefois certains étaient plus concrets, notamment les dynamiques réticulaires des cultes qui définissaient les communautés et qui formaient des cercles d’identité collective. Concernant les cultes en Méditerranée occidentale, l’auteur repère cinq cercles majeurs d’identité grecque : la polis, comme Massalia ; le cercle phocéen, faiblement lié à la métropole ; le cercle régional ; le cercle subethnique « ionien » et le cercle panhellénique. Irad Malkin prend ainsi l’exemple du culte d’Apollon Delphinios à Massalia. Fondé par les Phocéens, il avait à ses débuts vocation à être panionien, mais en tenant le rôle de culte fondateur exprimant l’ouverture de « nouvelles terres » pour les Grecs, il est resté un culte massaliote. L’auteur prend également le cas du culte d’Artémis d’Éphèse, diffusé par les Phocéens en Méditerranée « phocéenne », c’est-à-dire entre Rome et la péninsule ibérique, qui aurait dû être local, mais qui devint panhellénique.
Pour conclure, l’ouvrage est un ouvrage dense qui permet d’appréhender la civilisation grecque avec un regard différent, celui des réseaux. Toutefois, une mise au point sur le concept des réseaux est nécessaire pour mesurer à sa juste valeur l’étude présentée dans ce livre.