Depuis l’effondrement de l’URSS et la décennie « d’hyperpuissance[1] » américaine qui en a découlé, le monde des années 2000 s’est avéré beaucoup plus instable et incertain que prévu par les Occidentaux.
L’enjeu planétaire du réchauffement climatique nous montre à quel point le monde d’aujourd’hui reste divisé alors même que de nombreux défis lui sont posés.
Après La France et le monde au défi[2], Hubert Védrine nous livre ses nouvelles réflexions sur l’état du monde en 2018 et les futurs « comptes à rebours » qui l’attendent.
Dans une première, un peu trop courte, l’auteur nous dresse l’état des lieux du monde qu’il organise autour de ses trois comptes à rebours, puis, dans une seconde partie, nous propose ses interventions publiques prononcées entre 2013 et 2018. Plusieurs thématiques reviennent et sont identifiables.
Un Occident entre illusions et tourments depuis 1991
Si Francis Fukuyama s’est assurément trompé lorsqu’il annonçait la « fin de l’histoire » en 1991, Samuel Huntington, très décrié pour sa théorie du « choc des civilisations », ne s’est peut-être pas autant fourvoyé qu’on a pu alors le penser à l’époque.
En effet, selon Hubert Védrine, si les Occidentaux et les Américains en particulier se sont bercés d’illusions sur le triomphe inéluctable de la « démocratie de marché »[3] après 1991, ils n’ont pas n’ont plus mesuré les conséquences de la désorganisation du monde qui se profilait en dérégulant la mondialisation et la finance internationale. Si ce chaos qui se met en place dans les années 2000 ne s’apparente pas vraiment à un choc des civilisations, il contribue néanmoins à dessiner un monde instable et incertain, source d’angoisses et de craintes qui se lisent dans les évolutions politiques des démocraties occidentales aujourd’hui[4].
Pour l’Occident, que ce soit les Etats-Unis ou la France, c’est avant tout la fin de ce prosélytisme missionnaire ancien qui le plonge en pleins doutes depuis les années 2000 et le désoriente sur son attitude à tenir face au monde extérieur : se replier ? Garder le contrôle ?
Selon Védrine, cet Occident ne s’est pas encore totalement résigné à abandonner son leadership au mépris des nouveaux bouleversements du monde et c’est ce que l’épisode Trump[5] nous montre même si on semble s’éloigner de plus en plus du wilsonisme, déjà initié sous Obama. Mais la cohérence de la politique de cet « Ubu potentiellement dangereux[6] » selon Védrine, est difficile à lire.
Quant à l’UE, son projet européen de dépassement des identités[7] s’est heurté de plein fouet à la réalité et à la résistance de ces identités nationales ravivées par la mondialisation ou les flux migratoires. Et Védrine de dénoncer l’aveuglement et la rêverie des élites européennes se berçant d’illusions sur une future « communauté internationale » ou le retour de la croissance sans avoir perçu les attentes populaires. L’avenir de l’UE selon Hubert Védrine sera dans la « puissance »[8] ou ne sera plus… Trois scénarios sont envisageables pour l’UE : l’éclatement jugé peu probable même après le Brexit, le « saut fédéral » peu crédible et le pragmatisme avec des avancées concrètes et à la carte. Mais pour Védrine, la priorité est de clarifier aux yeux des citoyens le rôle joué par l’UE ainsi que ses prérogatives.
L’Occident doit également se tourner vers son intérieur rongé par « l’individualisme de masse[9] » et une forte critique de son histoire et héritage culturel. Cette offensive anti-Occident prend plusieurs formes telles le droit-de-l’hommisme, le colonialisme, le multiculturalisme et le politiquement correct.
En effet, si l’idée de droits inaliénables est une révolution incontestable, elle pose problème lorsqu’elle rejoint le prosélytisme missionnaire qui a inspiré les politiques étrangères américaines et françaises des XIXe et XXe siècles conduisant à la domination et l’ingérence aujourd’hui rejetée par la majorité du monde[10]. La lutte contre le colonialisme si elle est légitime a conduit aujourd’hui à l’émergence d’un courant de pensée néfaste et nuisible à la conduite d’une politique étrangère réaliste en Afrique, la repentance[11]. Cette haine de soi n’est pas justifiable selon Védrine car il n’y a pas de responsabilité collective et transmissible à travers les siècles. Il en va de même pour le multiculturalisme, ouverture aux autres cultures, qui cesse d’être une richesse lorsqu’il devient une obligation réparatrice[12] qui ne consiste plus à se passionner pour la culture des autres mais à la privilégier à la sienne. Quant au politiquement correct, il est source, selon Védrine, d’hypocrisie et nous amène par une confusion langagière quasi orwellienne a dénaturer la réalité[13].
Ces pathologies sont des marques d’usure de la démocratie dont l’Occident est victime depuis déjà bien trop longtemps pour Védrine. Pour cela, il préconise la réhabilitation de la démocratie représentative auprès des citoyens par un effort pédagogique mais aussi l’ajout d’une bonne dose de démocratie participative rendue désormais possible par les nouvelles technologies[14].
Dans cette reconquête démocratique, l’Occident devra, selon Hubert Védrine, se prémunir des lobbies ethniques ou nationaux qui « pèsent de plus en plus voire intimident ou menacent[15] » sur la politique étrangère ou même intérieure, à l’exemple du débat sur les lois mémorielles, aux Etats-Unis comme en France.
Les trois comptes à rebours d’Hubert Védrine qui redessinent la géopolitique de demain
Selon Hubert Védrine, trois comptes à rebours dictent déjà la situation géopolitique mondiale. Le premier qui surplombe tous les autres est celui de la situation écologique de la planète menacée par la généralisation à l’ensemble de l’humanité du mode de vie occidental sous peine de menacer la vie sur Terre.
Le second concerne l’explosion démographique du Sud et en particulier de l’Afrique qui représenterait un quart de l’humanité à l’horizon 2050 avec plus 1,3 milliards d’habitants.
Le troisième est celui du choc numérique dont les impacts sur l’économie ou sur la politique voire la géopolitique semblent peu prévisibles.
Ces trois urgences vont redessiner, ensembles, une nouvelle géopolitique du monde aux contours très incertains et dans laquelle les Occidentaux n’occuperont plus forcément une place de choix. La première incertitude concerne logiquement le mastodonte chinois dont on ignore encore vraiment les ambitions internationales, simple rétablissement de sa puissance traditionnelle ou nouveau prosélytisme missionnaire à l’occidentale[16] ?
La deuxième inquiétude de l’auteur concerne l’évolution interne du monde musulman hésitant entre islam modéré ou radical.
La Russie est également source d’incertitudes, car sans être redevenue une grande puissance, conserve un pouvoir de nuisance dans son voisinage et celui de l’UE.
Enfin, les « Afriques[17] » restent la grande énigme du futur mais à fortes potentialités et… Risques. Elles attisent les convoitises tant les défis sont grands : sécurité, développement économique, urbanisation, transition écologique, modernisation de l’agriculture. Et dans cette perspective, l’UE et en particulier les anciens pays colonisateurs ont un rôle à jouer.
Mais en plus de redessiner la géopolitique de demain, ces trois comptes à rebours qui se combinent et se télescopent risquent de poser, comme le remarque à juste titre Hubert Védrine, des conséquences politiques et sociales difficiles à évaluer. En effet, « l’écologisation », comme il la nomme, des sociétés occidentales ne se fera pas sans heurts à l’intérieur même des pays. Et des pressions voire des conflits risques d’éclater entre les plus conscientes ou les plus alarmistes et ceux qui chercheront à repousser les échéances, organismes ou entreprises[18]. Et de prendre l’exemple du nucléaire ou de la consommation de viande qui démontrent les contradictions et les défis et tensions à venir.
In fine, l’écologisation risque de rebattre les cartes même de la puissance et de la hiérarchisation des pays avec l’émergence d’une nouvelle catégorie appelée à gagner en importance dans la géopolitique de demain, les « pays écologiquement voyous[19] ».
La France, entre grandiloquence et repentance : retrouver le réel
Hubert Védrine, originaire de Creuse, adore la France comme il le dit[20], mais n’est pas tendre avec elle.
D’après lui, l’avenir de la France s’assombrit et elle perd du terrain, de l’influence, de la puissance dans le monde mais aussi en Europe et décroche de plus en plus avec l’Allemagne. Les raisons ? Elle n’a pas su ou pas pu se réformer au contraire de sa grande voisine européenne, au début des années 2000 sous Schröder[21] : assouplissement du marché du travail, réduction de la dépense publique… Ici, on aura du mal à suivre Hubert Védrine dans son diagnostique d’une France difficilement réformable[22] accrochée à son système de protection sociale et obligée d’en passer par des réformes libérales aux résultats incertains et non démontrés.
Néanmoins, Védrine pointe plusieurs pathologies dont souffre la France et qui l’empêche de retrouver sa puissance : « le goût des chimères et la grandiloquence[23] », ce qu’il nomme ironiquement le « BHLo-kouchnerisme[24] » et le masochisme de la repentance. En effet, la France s’est longtemps adjugée le monopole des Droits de l’Homme dans un esprit un peu prétentieux et aujourd’hui, face aux changements du monde, dans un sursaut de lucidité, elle se rend compte qu’elle n’est plus la puissance qu’elle a été aux XVIII et XIXèmes siècles et est désormais plongée dans un état « semi-dépressif[25] »….
La repentance, qui concerne aussi plus globalement l’Occident, est le symétrique de cette grandiloquence[26] et empêche la France de regarder vers l’avenir.
Selon Védrine, la France est en train de se faire « corneriser » dans une Europe en cours de marginalisation[27]. Ce scénario s’explique selon l’auteur par le fait que la politique étrangère initiée dans les années 1960 par de Gaulle puis poursuivie plus tard par Mitterrand, ce « gaullo-mitterrandisme[28] » est moins bien assumé aujourd’hui malgré quelques réminiscences comme l’Irak en 2003, la Libye ou le Mali. Moins bien assumée car sous pression d’une opinion régie par une tyrannie de l’émotionnel et du « droit-de-l’hommisme[29] » face à la réflexion et pilotés par les médias.
La crise syrienne illustre alors ces hésitations et ce déclassement de la France et de sa politique étrangère qui n’a pas su choisir entre humanitaire et interventionnisme. Mais tout n’est pas irrémédiable. Pour Hubert Védrine, il faudrait renouer avec un nouveau réalisme en politique extérieure en abandonnant la chimère d’un monde ordonné selon les règles de l’Occident et en s’armant pour faire valoir nos intérêts et nos valeurs dans le nouveau monde qui advient fait de négociations, compromis et ajustements douloureux[30]. Le président Macron semble, d’après lui, en rupture avec les politiques menées depuis 2007 en renouant avec ce passé[31]… En un mot, la France comme l’Europe, n’a plus les moyens de ses émotions[32].
La francophonie illustre bien selon Védrine la situation de la France dans le monde. La langue française est un enjeu vital et elle est menacée[33] par le globish et le langage « corporate » de l’entreprise ou des médias, elle a perdu cette capacité à intégrer les apports linguistiques extérieurs, ce qui estun signe. Car même si les élites trouvent ce combat « ridicule et dépassé », la vitalité d’une langue est aussi celle d’un pays, d’une population qui regarde vers l’avenir.
L’avenir incertain de l’Union européenne, mettre fin à l’européisme pour relancer l’Europe
Concernant l’Europe, Hubert Védrine fait le même constat que pour la France, elle est fragilisée et en perte de vitesse dans un monde en pleine mutation, le Brexit n’en est qu’un symptôme.
La solution ? Construire ce qui a été oublié au fil de la construction européenne, la puissance.
Comment ? Relancer l’Europe en réconciliant les peuples avec l’idée même d’union européenne. Pour cela, il faut lutter contre le discours des européistes, très minoritaires désormais, et surtout convaincre et faire preuve de pédagogie auprès des peuples, devenus majoritairement eurosceptiques[34]. En effet pour Védrine, il faut abandonner la chimère du fédéralisme face à l’attachement des peuples à la souveraineté des Etats-nations et aux identités nationales et déclarer une pause dans la construction comme dans les élargissements. Pour ce faire, Védrine en appelle à une conférence refondatrice[35], une « nouvelle Messine[36] » comme en 1955 lors de laquelle, après un bilan, il serait redéfini le principe, fondamental selon lui, de subsidiarité ainsi que les compétences de la Commission européenne (« stopper la furie normalisatrice[37]), un nouveau Schengen plus fiable avec la mise sur pied d’une sécurité européenne et une harmonisation budgétaire et fiscale pour les pays de la zone euro, ce qui opérerait une sélection des membres de la nouvelle UE refondue[38]. Les conclusions de cette conférence pourraient être soumises à référendum.
Concernant les relations de l’UE avec son le monde, Hubert Védrine se montre tout aussi inquiet. Selon lui, dans le nouveau paysage mondial qui se dessine, l’UE est hors-jeu car il n’existe pas « d’Europe puissance », l’UE n’a pas de projetd e puissance qui lui permlettrait de peser dans le monde et de mieux défendre ses intérêts et valeurs face aux Etats-Unis, la Chine ou la Russie. Le seul moment où l’Europe a pu approcher cet état fut lors de la décennie Mitterrrand-Kohl avec le projet Delors pour relancer une Europe politique[39].
La désintégration du Proche et Moyen-Orient
La situation du Proche et Moyen-Orient est compliquée et alarmante selon Védrine car plusieurs problèmes y sont imbriqués : la montée de l’islamisme et du terrorisme, le conflit israëlo-palestinien, l’affrontement chiite/sunnite, le cas de l’Iran…
Mais tous ces problèmes ont une même origine selon l’auteur à savoir la désagrégation de l’organisation étatique mise en place après la Première guerre mondiale à la suite du démantèlement de l’Empire ottoman[40]. Aujourd’hui, sous l’effet de différents facteurs (intervention américaine, guerre civile, « printemps arabes »), ces entités étatiques créées de toutes pièces par les puissances européennes se désagrègent sous nos yeux telles l’Irak, la Syrie ou le Liban.
Pour Védrine, il sera compliqué de reconstruire des Etats car les puissances occidentales ne plus ce pouvoir-là du début du XXème pour rejouer les accords Sykes-Picot[41] et que les puissances régionales telles l’Egypte, la Turquie, l’Iran ou Israël ne peuvent non plus imposer des solutions. Autre question : sur quelles bases reconstruire ces Etats ? Un Irak selon ses frontières d’avant Daesh ou éclaté entre trois entités (kurde, chiite et sunnite) ? Idem pour la Syrie, comment faire cohabiter, de nouveau, les diverses composantes du peuple syrien qui se sont affrontées depuis 5 ans ?
Le conflit israélo-palestinien aggravé par la victoire du sionisme extrémiste d’un côté et de groupes terroristes de l’autre semble insoluble et lassent les grandes puissances. Cette situation quoi s’éternise et s’embourbe est un danger pour l’Occident car il détériore encore plus la relation Islam/Occident et constitue un élément de propagande de la rhétorique islamiste pour son recrutement de futurs terroristes.
Enfin, c’est bien évidemment le problème du terrorisme islamiste qui inquiète le plus Hubert Védrine de par sa nature globale qui touche tous les continents sauf l’Amérique. Et de pointer ici l’aveuglement des Européens[42] qui a, au nom du politiquement correct et de la non-stigmatisation, sous-estimé voire nié le risque islamiste[43]. Selon l’auteur, la lutte interne à l’Islam entre modérés et extrémistes risque de durer encore longtemps, « un temps braudélien »[44], et en appelle à un sursaut des musulmans d’Europe pour s’opposer à cette dérive salafiste et criminelle.
Les indispensables Etats-nations et le mythe de la gouvernance mondiale
Face à ces défis multiples qui attendent le monde, peut-on s’en remettre à une gouvernance mondiale ? Hubert Védrine reste circonspect. Pour le moment et depuis 1945, le monde fonctionne en réalité au rythme du jeu des rapports de force classiques entre Etats, des mécanismes de l’économie globale et de l’économie illégale.
Den effet, dans ce nouveau monde qui se dessine, que ce soit dans le destin de la communauté internationale comme de l’Europe ou celui du Proche et Moyen-Orient, Hubert Védrine y voit le signe que l’Etat reste l’unité fondamentale des relations internationales et de l’organisation du monde.
Certes, depuis la fin de la Guerre froide, l’Etat-nation a connu un affaiblissement sans précédent dû en partie à l’ouverture des échanges mais aussi à une critique idéologique triple des « gauchistes[45] » comme des ultralibéraux et des européistes.
Et cette faiblesse des Etats est selon lui à l’origine de l’instabilité du monde et ce à toutes les échelles : les Etats sont trop impuissants à contrôler leur territoire et à en gérer les innombrables flux qui les traversent et sont trop faibles ou contestés pour organiser de grandes conférences comme au XIXème et XXème siècle (Congrès de Vienne, Berlin, conférence de Yalta, Postdam…) et faire appliquer les décisions ou accords pris dans ces grands sommets.
Mais pour Védrine, il n’existe pas pour l’instant, d’autre formule possible que celle de l’Etat-nation à laquelle nombre de peuples sont attachés et l’affaiblissement des Etats est la première menace qui pèse sur la stabilité du monde à venir.
Dans ce maquis mondial, les organisations internationales peinent à imposer leurs règles, c’est pourquoi la France et l’UE doivent assumer leur rôle au risque de se voir marginalisées. Et pour défendre leurs valeurs et leurs intérêts, cela ne pourra passer selon Védrine que par le réveil d’une Europe puissance, d’une Europe politique au risque d’un éclatement salvateur[46]…
La situation en Syrie évoquée par l’auteur en 2013[47] résume les difficultés de cette gouvernance mondiale prise en étau entre le droit international et jeu diplomatique des Etats et ainsi condamnée à l’impuissance : la fameuse ligne rouge d’Obama franchie, les EU accompagnés de la GB et de la France étaient prêts à intervenir pour « punir » le régime syrien sans l’aval d’un Conseil de sécurité paralysé par les vetos russe et chinois mais la reculade, coupable selon l’auteur, s’explique aisément par les doutes qui assaillent l’Occident sur sa légitimité à intervenir n’importe où dans le monde…
Le gardien du temple mitterrandien contre les néoconservateurs français
Conseiller diplomatique (1981-86) puis Secrétaire général de l’Elysée (1991-95) sous Mitterrand, Hubert Védrine est aujourd’hui et depuis 2003 le président de l’Institut François Mitterrand et ce n’est pas sans influence sur ses propos.
L’héritage mitterrandien est largement défendu au fil de l’ouvrage lorsqu’il s’agit d’aborder la politique étrangère de la France après de Gaulle ou l’épineux cas du Rwanda…
En effet, Védrine a défendu l’idée d’un « gaullo-mitterrandisme » en terme de politique étrangère dans le sens où le président socialiste, pourtant farouche défenseur du premier président de la Vème République, a repris et assumé la politique d’indépendance et de dissuasion de de Gaulle. Selon lui, cet héritage a volé en éclat sous Sarkozy par l’influence grandissante des néoconservateurs français, courant occidentaliste et interventionniste à l’image de leurs cousins d’outre-Atlantique.
Védrine s’oppose fermement à ce courant de la diplomatie française qui a émergé depuis Sarkozy et s’est perpétué sous Hollande. Selon lui, la France doit faire preuve de davantage de réalisme et ne pas enfermer sa ligne diplomatique dans un dogmatisme dangereux. Il ne faut pas ostraciser et se couper des grandes puissances qui comptent ou réémergent telles la Russie, la Chine, l’Iran ou la Turquie au nom des droits-de l’hommisme ou par suivisme américain[48]. En ce sens le président Macron et J. Y Le Drian sont d’après lui sur la bonne voie en rebâtissant une politique réaliste mais ambitieuse, ce qui est peut-être ce qui inquiètent les « néocons » français…
Enfin, on retrouve cette position sur laquelle s’arcqueboute Védrine concernant le Rwanda pour défendre la position française qu’il a contribué à mettre en place en tant que Secrétaire général de l’Elysée. Ces derniers mois, à l’occasion du 25ème anniversaire du génocide, Védrine doit batailler dur dans les médias pour défendre la politique française en insistant sur le succès des accords d’Arusha en 1994 mais en reconnaissant une erreur stratégique dans le désengagement militaire qui s’en est suivit. Il dénonce alors Paul Kagamé comme l’instigateur potentiel de l’attentat qui déclenche le génocide et l’attitude des médias français souhaitant régler leurs comptes avec l’armée et Mitterrand. Seules l’avenir et la recherche historique avec l’apport de nouvelles archives nous en diront plus sur le rôle de la France dans ce génocide.
Conclusion, une ode à la realpolitik
Si cet ouvrage peut apparaître davantage comme un recueil qu’un essai, il n’en est rien tellement les diverses interventions recueillies sur ces cinq dernières années reflètent la cohérence de pensée de Hubert Védrine.
En balayant l’actualité géopolitique du monde, en passant en revue grands acteurs et problèmes présents et à venir, Védrine nous avoue qu’il est possible que Fukuyama ait raison sur le long terme et que la démocratie finisse par triompher dans un monde homogénéisé par la technologie et les échanges, mais à l’heure actuelle, c’est plutôt la vision d’un Huntington qui semble se réaliser avec un monde plus chaotique sans véritable ordre mondial et système de gouvernance.
Dans ce monde façonné par les rapports de force interétatiques, quelques certitudes semblent se dessiner d’après lui : la croissance démographique continuera de mettre en péril l’habitabilité de la planète sans révolution écologique ce qui aura pour effet de renforcer les flux migratoires, les islamistes ne gagneront pas mais la victoire des modérés sur les extrémistes prendra du temps , la Chine poursuivra son ascension mais verra monter des résistances face à son hégémonie, les GAFA provoqueront des réactions pour limiter leur pouvoir, les régimes illibéraux devront tenir compte de leur peuple alors que l’avenir de la démocratie représentative n’est plus assurée, il n’y a plus de logique des batailles incessantes sont à venir sur le champs de l’écologie, et l’écologisation sera devenue le moteur de l’économie mondiale d’ici 20 ans.
Dans ce paysage mondial en demi-teinte, Védrine n’a cessé de mettre en garde les Européens et en particulier les Français contre leurs illusions et chimères droit-de-l’hommistes en les exhortant à davantage de réalisme dans leur politique extérieure au risque du déclassement.
Ouvrage assurément à lire pour tous les enseignants d’histoire-géographie et en particulier ceux du lycée qui se frotteront à l’option géopolitique et chercheront une analyse claire et clairvoyante sur l’état du monde et ses tendances à venir. Analyse forte d’une expérience reconnue mais aussi de convictions politiques affirmées et assumées, on appréciera plus particulièrement l’analyse de la situation française intérieure comme extérieure sur la France, très critique mais réaliste, même si on restera sceptique sur les réformes proposées.
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[1] Terme inventé par Hubert Védrine pour caractériser la domination des Etats-Unis dans les années 1990 sous les présidents Bush et Clinton.
[2] VEDRINE Hubert, La France au défi, Fayard, 2014 et Le monde au défi, Fayard, 2016.
[3] Expression employée par Bill Clinton dans les années 1990.
[4] VEDRINE Hubert, Comptes à rebours, Fayard, 2018, p. 7-9.
[5] Ibid., p. 21.
[6] Ibid., p. 306.
[7] Ibid., p. 22.
[8] Ibid., p .23.
[9] Ibid., p. 25.
[10] Ibid., p. 229-230.
[11] Ibid., p. 233-234.
[12] Ibid., p. 237-238.
[13] Ibid., p. 241-243.
[14] Ibid., p. 25.
[15] Ibid., p . 26. Mots de l’auteur.
[16] Ibid., p. 15.
[17] Ibid., p. 18.
[18] Ibid., p. 29-30.
[19] Ibid., p. 30.
[20] Ibid., p. 275.
[21] Ibid., p. 277.
[22] Ibid., p. 103.
[23] Ibid., p. 275.
[24] Ibid., p. 318.
[25] Ibid., p. 276.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 187.
[28] Ibid., p. 148.
[29] Ibid., p. 148 et 229.
[30] Ibid., p. 150-151.
[31] Ibid., p. 316-317.
[32] Ibid., p. 266.
[33] Ibid., p. 135.
[34] Ibid., p. 186 : « 15% de pro-européens classiques, raisonnables, 15 à 25% d’anti-européens carrément hostiles à l’Europe, tous les antres, environ 60%, étant sceptiques au sens propre du terme ».
[35] Ibid., p. 218 et 267.
[36] Ibid., p. 218. Conférence préparatoire au Traité de Rome de 1957.
[37] Ibid., p. 227.
[38] Ibid., p. 218-220.
[39] Ibid., p. 267.
[40] Ibid., p. 194.
[41] Ibid., p. 195.
[42] Ibid., p. 190.
[43] Ibid., p. 190.
[44] Ibid., p. 193.
[45] Terme employé par l’auteur, Ibid., p . 170.
[46] Ibid., p. 40.
[47] Ibid., p. 75-78.
[48] Ibid., p. 331-335.