Quel avenir pour les 30 millions de Kurdes, dispersés entre Turquie (pour la moitié d’entre eux), Iran, Irak et Syrie ? Dix ans après l’arrestation en 1999 du leader du PKK (Parti du Kurdistan de Turquie) Abdullah Öcalan, et alors que les provinces autonomes du Kurdistan d’Irak apparaissent comme la réalisation de la nation kurde, Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS, spécialiste de la violence dans les sociétés du Moyen-Orient, présente à un large public un tableau très pointu de la situation de ces « oubliés » du Moyen-Orient, sans oublier de rappeler leur histoire.
La longue histoire de la résistance kurde
Il montre notamment comment la question kurde émerge, accompagnant les crises qui secouent l’Empire ottoman au XIXe siècle, et sa dissolution après la première guerre mondiale. Avec la création de l’Irak et de la Syrie, c’est tout un nouveau système de domination qui se met en place, où les Kurdes, séparés par les nouvelles frontières issues du traité de Lausanne, furent pratiquement partout « minorisés », c’est à dire présentés en minorité potentiellement dangereuse pour les identités des Etats, voire progressivement criminalisés. Peu à peu, ils développent pourtant leur propre culture politique, fondée sur les thèmes de la résistance et de la vengeance, se dotent d’une carte politique rejetant les frontières entre les 4 Etats, de mythes fondateurs, d’un drapeau puis d’un hymne national. Une « république autonome kurde », proclamée en janvier 1946 en Iran, fait long feu (elle est écrasée en décembre de la même année). Après la « décennie du silence », explicable en partie par la répression, et par les transformations profondes à l’œuvre dans les sociétés du Moyen-Orient (modernisation, exode rural, apparition d’une « intelligentsia » kurde…), le retour du leader Mustafa Barzani de son exil en URSS, en 1958, marque le renouveau de la résistance kurde.
De la longue période agitée qui court jusqu’en 2003 (occupation de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés), on retiendra surtout l’émergence en Turquie en 1978 du PKK (parti des ouvriers du Kurdistan) d’Abdullah Öcalan. Attirant de jeunes, voire très jeunes militants, il rejette la lecture traditionnelle du passé des autres partis kurdes : pour le PKK, la résistance a échoué parce qu’elle a trop collaboré, été trop soumise ; seule la lutte violente est désormais légitime, et le militant doit savoir offrir sa vie en sacrifice. Le PKK devient la principale force dans la diaspora européenne, où il collecte des sommes substantielles. La répression par les escadrons de la mort après le coup d’état militaire de 1980 n’entame pas l’adhésion de la jeunesse, pas plus que les épurations internes très violentes au sein du parti d’Öcalan. En Iran, les Kurdes anti-islamistes sont les victimes de Khomeyni après la révolution de 1979 : peut-être 45 000 personnes en 1980, et la guérilla basée en Irak qui s’ensuit, dure une décennie. Côté irakien, le régime de Saddam Hussein mène une politique radicale d’élimination des populations kurdes, avec 180 000 morts entre 1988 et 1989.
Hamit Bozarslan fait ensuite le point sur la situation actuelle dans chacun des quatre pays où vivent les Kurdes : le Kurdistan d’Irak, progressivement autonome de fait depuis 1991, et officiellement depuis la constitution de 2005, apparaît relativement stable, mais le problème de Kirkouk, ville arabisée sous Saddam Hussein et que revendiquent aujourd’hui les Kurdes comme leur « Jérusalem », reste en suspens et empoisonne les relations avec le gouvernement central, sans compter les enjeux pétroliers de cette région. Un referendum est prévu, mais sans cesse repoussé. En Iran, l’arrivée au pouvoir d’Ahmadinejad en 2005 (après une élection en partie boycottée par les Kurdes) s’est traduite par l’interdiction de plusieurs titres de la presse kurde, et la remilitarisation des régions kurdes par les Pasdaran, après une période Khatami marquée par plus de tolérance ; en réponse, de nouveaux partis kurdes sont apparus, comme le PJAK, lié au PKK de Turquie ; en Syrie, les Kurdes ont signé en 2005 une plate-forme avec les autres formations d’oppositions et aucun apaisement n’est en vue ; enfin, en Turquie, après une trêve qui durait depuis 1999, la guérilla du PKK a repris en 2005, réprimée régulièrement par des opérations de l’armée turque, jusque vers les bases arrières du Kurdistan irakien.
Les perspectives sont donc sombres pour les Kurdes : parmi les dynamiques actuelles, Hamit Bozarslan note la capacité des Etats du Moyen Orient à « tolérer » une situation de dissidence comme celle des Kurdes, en partie aussi parce qu’ils peuvent l’utiliser pour justifier leur politique de répression, renforcer l’Etat et le faire apparaître comme le dernier rempart contre le terrorisme. Les Etats évoluent aussi dans leur façon de réprimer : ils sont désormais prêts à déléguer la violence, par exemple à des tribus alliées, capables d’utiliser des méthodes de coercition interdites par la loi : un changement radical d’attitude, pour l’auteur. D’autre part, dit-il, les Etats de la région sont en partie construits sur une image négative des minorités. En Turquie, un « nouveau nationalisme » apparaît, discours selon lequel les Turcs seraient victimes des autres peuples, Grecs, Arméniens, ou Kurdes : il permet de légitimer une « ligne dure » contre les Kurdes, mais aussi de militariser la société et de fabriquer une sorte de « consensus obligé » contre lequel il devient difficile de se déclarer.
De nouveaux acteurs de la « kurdicité »
Face à cela, l’identité kurde se cherche : la dispersion politique est réelle, les cadres de référence d’autrefois ne fonctionnent plus guère, que ce soit la référence à l’occident ou le marxisme-léninisme. L’islamisme ne séduit qu’à la marge. L’engagement politique reste fort mais n’est plus comme autrefois le « passage obligé » pour témoigner de sa « kurdicité », alors que celle-ci passe de plus en plus par l’action culturelle. Les inégalités criantes dans le Kurdistan Irakien, où la jeunesse urbaine n’a aucun espoir d’accéder à la société de consommation dont profite une bourgeoisie enrichie par le commerce, laissent bien des inquiétudes pour l’avenir. Partout d’ailleurs dans l’espace kurde, la jeunesse se retrouve de moins en moins dans les partis traditionnels. Cette jeunesse urbaine fait partie des « nouveaux acteurs », parmi lesquels l’auteur compte aussi les femmes, avec au moins un parti, le PJAC en Iran, qui porte clairement dans son programme des revendications féministes ; et les intellectuels, engagés dans le cinéma, la littérature, la culture internet ou la musique, et qui marquent de plus en plus leur autonomie par rapport aux partis.
Au moment où le départ des Etats-Unis d’Irak risque de déséquilibrer les rapports de force et de fragiliser la région autonome, Hamit Bozarslan avance une hypothèse optimiste, qui rendrait l’espoir aux Kurdes : l’inscription dans la durée de l’expérience de ces provinces kurdes en Irak, et une relative démocratisation des Etats du Moyen-Orient, permettant une certaine autonomie des régions peuplées de Kurdes. Hypothèse heureuse à laquelle il semble cependant difficile de croire, tant les signes d’inquiétude relevés auparavant sont nombreux.
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