Un essai remarquable sur une des œuvres médiévales occidentales les plus célèbres par un des historiens les plus brillants de sa génération.
Patrick Boucheron est aujourd’hui professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Son premier domaine de recherche est l’Italie médiévale puis l’écriture de l’histoire, il s’intéresse également au début de la mondialisation et à l’histoire globale. Historien brillant, il est aujourd’hui un des meilleurs représentants de l’histoire dans le débat public.

Cet ouvrage est particulièrement intéressant pour les enseignants, notamment ceux qui en seconde étudient la « fresque du bon gouvernement » d’Ambrogio Lorenzetti dans le palais public de Sienne. Cette œuvre est une des plus célèbres du Moyen Age et Patrick Boucheron en fait ici une lecture à la fois décapante et sensible. Cette fausse fresque est connue de tous mais son interprétation est plus complexe qu’une vision rapide ne le laisserait supposer au premier abord.

Tout d’abord, il faut souligner la qualité éditoriale, les éditions du Seuil proposent ici un ouvrage largement illustré où outre la peinture elle-même, nombre de détails de la fresque sont proposés ainsi que le plan en silhouette picturale des différents murs de la pièce, des vues de Sienne etc.. La qualité de ces reproductions augmente fortement le plaisir du lecteur ! On peut s’étonner de quelques coquilles comme les pages non numérotées (pp. 67 ou 99 par ex.) ou p. 149 la date des trêves des rois angevins en « 1317-1317 », mais ce ne sont que des broutilles, c’est un bel ouvrage !

Patrick Boucheron s’intéresse depuis de longues années à cette œuvre, le livre n’est pas le résultat d’un nouveau terrain de recherche que l’historien a défriché tout seul, mais bien au contraire la suite d’un long débat intellectuel à la fois avec les historiens du passé mais surtout avec tous ceux qui aujourd’hui s’intéressent à cette œuvre impressionnante. Les remerciements à la fin de l’ouvrage sont parlants à ce propos.

Tout d’abord, replaçons l’œuvre dans son espace, il ne s’agit pas que de la « fresque du bon gouvernement » du mur est, mais aussi sur le mur ouest les « effets du mauvais gouvernement » et au mur nord « les allégories du bon gouvernement » ; il s’agit bien d’un ensemble qui ne peut être compris que dans sa globalité. Patrick Boucheron lance à ce propos une pique contre le projet Google Art Project qui même s’il offre en ligne des reproductions des œuvres d’art d’une qualité remarquable, propose dans notre cas une reproduction incomplète puisque l’on ne trouve pas trace de la fresque des « effets du mauvais gouvernement », certes il s’agit de la partie la plus abimée de la peinture, mais cela modifie la compréhension du travail de l’artiste.

Dès l’introduction, l’auteur précise ses intentions, une interprétation plus qu’une description des peintures, et c’est bien là d’un essai d’un historien qu’il s’agit, et pas une analyse d’un historien d’art. Essai politique aussi sur le contexte d’une commune italienne du XIVe siècle qui craint les menaces qui l’entourent.
La première interprétation proposée est celle de Bernardin de Sienne, qui près d’un siècle après la réalisation de l’œuvre, propose sa vision.
Aujourd’hui la peinture que nous voyons ne se trouve plus dans les mêmes lieux que ceux qui existaient au moment de la sa création, le palais a été transformé, les accès modifiés, les peintures ont été reprises à plusieurs reprises, certaines sont irrémédiablement abîmées ou ont disparues. Autant dire que ce que nous voyons n’est plus la peinture du XIVe siècle.

La peinture est une commande officielle, celle des Neuf, ceux qui sont aux commandes de la cité depuis 1287, et qui manifeste l’appartenance de Sienne au mouvement communal ; la cité cherche à s’étendre et à augmenter son contrôle sur l’espace territorial qui l’entoure, bien au-delà de son contado. Ces « hommes prudents » qui gouvernent la cité sont bien représentés sur la peinture, mais ils ne sont pas neuf, mais vingt quatre (sans que la raison en soit claire) mais ils sont bien tous de la même taille, volonté d’équité, » tous égaux », manifestée par le peintre.

Ce peintre, Ambrogio Lorenzetti, est un lettré (au contraire de son frère Pietro qui ne sait pas lire), il est emporté par la peste de 1348. C’est peut être sur ce sujet que Patrick Boucheron apporte le moins d’éléments, on sait peu de choses sur cet artiste.
Les pages sur la lecture et l’interprétation des allégories s’appuient notamment sur les travaux de différents chercheurs, notamment ceux de Maria Monica Donato, et nous montrent les liens entre le travail de Lorenzetti et celui de Giotto dans la chapelle Scrovegni de Padoue.

Ces allégories sont d’autant plus importantes que la vue de Sienne que l’on peut penser réaliste comporte également « une charge allégorique », il s’agit plus d’une vision sur la ville, que d’une réelle vue ! Les distorsions sont donc volontaires.
Dans le contexte politique troublé de cette époque, entre gibelinisme et guelfisme, ce n’est pas tant cela qui pose problème à Sienne que l’évolution vers la seigneurie, et c’est cela le danger que doit conjurer la peinture de Lorenzetti pour ses commanditaires ; « la seigneurie c’est l’empire, l’empire c’est la tyrannie, la tyrannie c’est la guerre » .

De Nicolai Rubinstein en 1958 en passant par Quentin Skinner en 1986, les différentes interprétations de la fresque et notamment des allégories sont aussi intéressantes les unes que les autres.
Quant à la fresque sur les « effets du bon gouvernement » du coté de la cité, sa construction défie la logique : le spectateur est placé en contrebas de la fresque mais il est au-dessus de la ville, l’enceinte -symbole de la ville- est placée de biais ; le bâti urbain est beaucoup plus dense que ce qu’il est alors.
La représentation de la campagne est fondamentale car elle affirme l’emprise de la commune sur le contado, son ancien diocèse. On assiste à une distorsion du temps puisque semailles et récoltes sont représentées en même temps. « La cité heureuse est celle où s’agencent justement les territoires et les temporalités ».
Si les voix manquent dans la représentation, les échanges de regards sont fréquents. 59 animaux, 56 humains, la fresque est largement peuplée, foisonnement certain qui répond cependant à un certain ordre. La taille des personnages augmentent lorsqu’ils se rapprochent de la ville, diminue lorsqu’ils s’en éloigne.

L’un des groupes qui attirent les regards est celui des danseurs, neuf danseuses et un musicien ; mais ils ne s’agit pas de danseuses, les personnages n’ont pas les codes du féminin de la fresque (galbe de la cheville, arrondi des seins et longs cheveux blonds), les danseurs ont les cheveux courts et la poitrine plate, il s’agit donc d’hommes et même de danseurs professionnels avec des costumes au décor particulier (l’un des mites, l’autre des larves…), des symboles de la « tristitia » ; danse de paix et de victoire, c’est un élément politique mais l’angoisse n’est pas absente.
« Ce qui fait le bon gouvernement n’est pas la sagesse des principes qui l’inspirent ou la vertu des hommes qui l’exercent. Mais ses effets concrets, visibles et tangibles sur la vie de chacun », chacun en tirera la conclusion qu’il voudra…