Bruno Dumézil, Servir l’Etat barbare dans la Gaule franque, IVe-IXe siècle, Tallandier, 2013, 27,90 euros.

 
Le titre de l’ouvrage de Bruno Dumézil peut sembler paradoxal pour une époque où l’existence même de l’État semble contestable. L’auteur montre pourtant qu’il existe bel et bien une fonction publique durant ces siècles. Pour ce faire, il se fonde sur quatre critères : la nomination des fonctionnaires par le pouvoir, la possibilité de révocation de l’agent, la délégation de puissance publique (et donc l’action au service du bien commun) et la distinction entre la propriété privée et la propriété publique. S’y ajoute le partage par les agents d’une éthique et d’une dignité communes.

Une apparition tardive de la fonction publique dans la Rome antique

Ce n’est qu’au IVe siècle, après les réformes de Dioclétien, que la « fonction publique devint un élément essentiel d’une romanité érigée en ciment de l’Empire ». Pensée sur le modèle de l’armée, tant dans son organisation que dans le serment exigé, elle repose sur la volonté de contrôler l’ensemble du territoire et d’éviter les usurpations : d’où l’importance de la mobilité fonctionnelle et géographique, ainsi que la limitation dans le temps du service. Le fonctionnaire porte des vêtements et des attributs qui l’identifient, souvent d’origine militaire comme le baudrier et l’épée. Il reçoit un traitement sous diverses formes, entre autres monétaires, auxquelles s’ajoute les produits de la corruption, tolérée lorsqu’elle reste dans les limites habituelles. Enfin, le haut-fonctionnaire est de plus en plus un chrétien et inversement, le clergé chrétien s’apparente de plus en plus à une classe de fonctionnaires.

Adaptation et résurgence sous les Mérovingiens

L’implantation de groupes barbares durant la première moitié du Ve siècle entraîne des transformations de ce modèle : les hauts-fonctionnaires s’enracinent dans un territoire et constituent ainsi des réseaux nobiliaires régionaux. Nombre de structures traditionnelles liées au Palais de l’empereur disparaissent au profit des comtes dans les cités. Des fortes différences existent selon les peuples : autour de 500, en Italie, l’Ostrogoth Théodoric donne une importance renouvelée à la fonction publique, alors que chez les Francs elle semble avoir été bien plus embryonnaire .

Par la suite, toutefois, les Mérovingiens reconstituent au cours du VIe siècle une fonction publique, selon des modalités qui nous échappent largement. Nous connaissons l’existence de chambriers, de référendaires (gardant les sceaux et rédigeant les actes officiels les plus importants), de comtes du palais, de ducs et de comtes, ainsi que d’officiels liés à la maison du roi ou de la reine comme les maires du palais, aux compétences à l’origine très limitées.
Récusant les querelles entre « germanistes », partisans d’une origine germanique des diverses charges, et leurs opposants « romanistes », l’auteur souligne les transformations de cette fonction publique. Aubsu le développement de la cavalerie entraîne l’apparition du connétable. Il montre également que l’écrit est au fondement de cette culture administrative.
Au cours du VIIe siècle, et surtout après la mort de Dagobert en 639 et les régences qui suivent, les maires du palais accroissent leur pouvoir alors que la noblesse sénatoriale romaine disparaît. L’éducation des jeunes aristocrates s’effectue de plus en plus au palais. L’Eglise qui s’affirme également comme vecteur de transmission de culture écrite. D’où l’accroissement progressif du rôle des évêques et des abbés à la fin de l’époque mérovingienne et plus encore sous les Carolingiens.

Une renaissance carolingienne en demi-teinte

Vers 700, on assiste à un délitement général de la fonction publique, et à la disparition de toute structure englobante d’ensemble au profit du seul ancrage local des pouvoirs. C’est dans ce contexte que se produit ce que l’auteur nomme, avec férocité, « la fausse renaissance carolingienne ». Charles Martel puis Pépin le Bref reprennent le contrôle de l’ensemble du royaume franc par les armes. Ils éliminent les pouvoirs concurrents puis choisissent de s’appuyer sur une fonction publique renouvelée pour établir leur autorité. Toutefois, cette dernière n’est qu’un choix parmi d’autres : le recours à la vassalité (avec remise d’un bénéfice en échange d’un serment de fidélité) se généralise et, bien que d’ordre privé, il se confond parfois avec le fonctionnement de la fonction publique, d’autant que les fonctionnaires sont aussi des vassaux. Au coeur de ce système se trouvent les comtes, peut-être 600 ou 700 pour tout l’empire, contrôlés par des missi – un système créé par les Mérovingiens et développé par Charlemagne. L’administration centrale semble toutefois, malgré quelques descriptions très élogieuses, être restée embryonnaire.

L’auteur cependant toutefois l’ambiguïté de cette restauration : le système est en réalité régionalisé et figé, la fonction publique ne vient que recouvrir et conforter les hiérarchies existantes, le souverain n’a pas les moyens de les remodeler. L’héritage antique est surtout une façade, rien n’est déjà plus comme avant.

La crise de l’empire carolingien révèle au grand jour ces transformations. Les guerres civiles qui débutent durant les années 830 font progressivement disparaître la notion de service de l’empire : les aristocrates se battent maintenant aux côtés d’un roi pour obtenir plus de charges, non pour le bien public. Ces charges perdent par ailleurs leur caractère viager, empêchant les souverains de reprendre le contrôle d’une fonction publique accaparée par les groupes familiaux et progressivement privatisée.

L’auteur identifie en conclusion le changement de la composition des revenus des fonctionnaires comme un élément essentiel dans cette histoire de longue durée. Ils furent de plus en plus versés sous forme de terres, rendant toujours plus difficile aux souverains d’imposer la mobilité, accroissant la régionalisation des détenteurs d’offices, et favorisant la confusion entre les biens publics et les biens privés.

L’ensemble, appuyé par de nombreux exemples, se lit très agréablement et fournit ainsi une analyse novatrice de ces siècles souvent mal compris.