Pierre-Yves Donzé est professeur d’histoire des entreprises à l’Université d’Osakahttps://sites.google.com/site/pydonze/. Il a cependant effectué la totalité de sa formation de chercheur en Suisse, d’où il est originaire, et il est devenu un spécialiste reconnu et prolifique de l’histoire de l’industrie horlogère. L’invention du luxe. Histoire de l’industrie horlogère à Genève de 1815 à nos jours est du reste publié par un éditeur suisse dans une collection dirigée par l’auteur, consacrée à l’histoire de l’horlogerie, et pour laquelle Pierre-Yves Donzé a déjà rédigé plusieurs volumes : sur les patrons horlogers de La Chaux-de-Fonds entre 1840 et 1920, sur l’industrie horlogère suisse dans son ensemble entre 1850 et 2000 et sur la principale concurrente de cette dernière à l’échelle mondiale : l’industrie horlogère japonaisehttp://www.alphil.com/index.php/edition-alphil-pus/collections/histoire-et-horlogerie.html?limit=12).

La catégorie « industrie horlogère » inclut la fabrication de montres. Dans le cas de la Suisse, c’est cet objet que fabrique la quasi-totalité des entreprises « horlogères ». A l’époque contemporaine, l’industrie horlogère suisse est principalement implantée dans plusieurs territoires ruraux et urbains de l’Arc jurassien (la vallée de Joux, La Chaux-de-Fonds, Neufchâtel et les montagnes neuchâteloises) auxquels s’ajoute Genève, le plus ancien centre horloger de la fédération.


Trois motivations sont à l’origine de la publication de cette Histoire de l’industrie horlogère à Genève de 1815 à nos jours. La première résulte du constat du manque de travaux d’historiens sur l’industrie horlogère à Genève à l’époque contemporaine, ou de leur faiblesse, alors que la période moderne est bien connue. Le nombre de sources originales citées ainsi que les multiples tableaux et graphiques construits à partir du dépouillement de certaines d’entre elles attestent de l’important travail de recherche qu’a dû effectuer Pierre-Yves Donzé pour rédiger ce livre. Par ailleurs, l’auteur a voulu prendre la mesure de la place exacte de Genève dans la trajectoire de l’industrie horlogère suisse depuis 1815, présentée généralement comme originale. Enfin, faisant œuvre d’historien critique, Pierre-Yves Donzé cherche à montrer, avec succès, en quoi le discours porté et diffusé sur cette histoire par les acteurs actuels de l’industrie horlogère suisse est en grande partie une reconstitution visant à faire du passé un argument de vente.

« La tradition au cœur d’une nouvelle stratégie de marketing »

Au milieu des années 1970, l’industrie horlogère suisse connaître de graves difficultés dues à la dégradation mondiale de la conjoncture économique (fin des Trente Glorieuses) mais aussi à son manque de compétitivité face à la concurrence japonaise. La « crise horlogère », puisque c’est sous ce nom que cette période est restée dans l’Histoire, se solde par la disparition de nombreuses entreprises et de la moitié des emplois du secteur. Elle est cependant surmontée grâce à la spécialisation de l’industrie horlogère suisse dans le luxe et le haut-de-gamme.Celle-ci résulte d’un processus auquel participe différents acteurs : d’anciennes entreprises du secteur qui parviennent à se transformer et à s’adapter, de grands groupes du luxe qui investissent dans le secteur, à l’image de LVMH à partir de 1987, et des créateurs de petites ou moyennes entreprises innovantes, comparables à des start-up. Genève occupe une place centrale dans la restructuration de l’industrie horlogère suisse consécutive à la « crisse horlogère » et sa spécialisation dans le luxe. Elle accueille le siège de la plupart des principales entreprises du secteur et surtout elle sert de plus en plus de vitrine commerciale à l’industrie horlogère suisse. Pour écouler les « montres-bijoux » et développer leur marketing, les grandes firmes horlogères suisses ont massivement recours au passé de l’industrie horlogère à Genève. Celle-ci aurait toujours été spécialisée dans le haut-de-gamme, grâce à sa main-d’œuvre hautement qualifiée, amoureuse de son métier, et à l’organisation de sa production qui serait restée « artisanale » :
« La transformation industrielle de l’horlogerie s’accompagne d’une nouvelle stratégie marketing visant à renforcer l’ancrage des marques dans une tradition historique. Ce processus est au cœur du repositionnement vers le luxe de l’horlogerie suisse dans son ensemble. Il n’est pas propre à Genève, mais est particulièrement marqué dans la cité lémanique, où le discours sur la tradition présente une longue histoire et une continuité depuis la fin du XIXe siècle. Toutefois, depuis les années 1990, la « tradition » et l’ « excellence » ne sont plus des arguments utilisés par des entrepreneurs conservateurs qui s’opposent à l’industrialisation et à la production de masse, comme c’était le cas dans l’entre-deux-guerres. De même, il ne s’agit également plus de s’adresser à une petite élite de consommateurs richissimes, comme on peut l’observer dans les années 1950 et 1960. Dans l’horlogerie de luxe qui émerge au cours des années 1990, le discours sur la tradition devient un argument publicitaire visant à assurer la production et la distribution de masse de produits à haute valeur ajoutée. L’enjeu, pour les marques, est de dépasser la contradiction entre l’idée que l’on peut se faire du luxe (authenticité, artisanat) et la nature des entreprises horlogères, devenues largement des machines à cash. Ces dernières ne produisent plus uniquement des montres, mais du discours sur l’excellence. » (p. 170-171)

Cela se traduit notamment par le financement de livres ou de publications historiques. Pierre-Yves Donzé donne plusieurs exemples dont le livre publié en 2000 par Franco Cologni sur l’histoire de Vacheron ConstantinCOLOGNI Franco, Vacheron Constantin, Paris, Assouline, 2000., une entreprise genevoise fondée au XVIIIe siècle et reprise par le groupe de luxe Richemont. Franco Cologni gomme toutes les aspérités, les ruptures ou les faits qui viendraient affaiblir la thèse qu’il entend développer : « La continuité de l’entreprise depuis le milieu du XVIIIe siècle et son attachement à l’entretien d’une tradition d’excellence. » (p. 172) Selon Pierre-Yves Donzé, ce discours sur la « continuité d’une tradition d’excellence propre à la ville de Genève » (p. 173) peut s’appuyer, aussi, sur les travaux de la plupart des historiens qui se sont intéressés à l’histoire de l’industrie horlogère à Genève après 1815 : Estelle Fallet, David S. Landes, Marianne Berlinguer-Konqui ou encore Nadège Sougy. A ses yeux, ces historiens ont manqué de recul ou d’esprit critique à l’égard du discours véhiculé par les principaux acteurs contemporains de l’industrie horlogère à Genève.

Industrie horlogère genevoise vs industrie horlogère à Genève

Pierre-Yves Donzé, à travers un plan chronologique, montre donc que la trajectoire de l’industrie horlogère genevoise est moins singulière et moins détachée de l’histoire de l’industrie horlogère suisse dans son ensemble que ce qui affirmé à la fois par les entreprises implantées aujourd’hui à Genève et par les historiens qui se sont intéressés avant lui à ce sujet. C’est pour cette raison qu’il est plus juste, à ses yeux, d’évoquer « l’industrie horlogère à Genève » plutôt que « l’industrie horlogère genevoise » :
« Il n’existe pas plus d’ « horlogerie genevoise » aujourd’hui qu’il n’en existait au XIXe siècle, pendant l’entre-deux-guerres ou durant les Trente Glorieuses. Les horlogers établis à Genève se sont approvisionnés de longue date en pièces, mouvements et montres terminées en provenance de territoires extérieurs, qu’il s’agisse de la France voisine, de la Vallée de Joux, de Granges et de Bienne, ou de l’Asie du Sud-Est. C’est précisément ce rapport intime entre Genève et un arrière-pays productif qui a permis à la cité lémanique de réussir dans l’industrie de la montre, tandis que les anciennes rivales, Paris et Londres, connaissaient l’échec. » (p. 186)
Ainsi, dans le chapitre consacré à la période 1815-1870, Pierre-Yves Donzé montre que le « difficile retour à la croissance » pendant les années 1850 et 1860 a été permis par le renforcement de la sous-traitance en dehors du canton de Genève, notamment en SavoieJUDET Pierre, Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité sociale et politique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2004., et l’essor de la fabrication des montres de qualité courante. On est donc assez loin du luxe et d’une industrie purement genevoise.

Au total, ce livre, richement illustré et qui, à ce titre, peut être qualifié de « beau livre », présente de multiples intérêts pour les enseignants d’histoire et de géographie du secondaire. Il constitue une entrée possible dans l’histoire d’une industrie qui permet d’illustrer les multiples facettes de la mondialisation de l’économie. En amont, le processus de production est depuis le XVIIIe siècle marqué par des phénomènes de sous-traitance transnationaux, dont la forme et la géographie ont évolué avec le temps. Européens au XIXe siècle, les sous-traitants sont de plus en plus asiatiques aujourd’hui. En aval, depuis l’origine, la production horlogère suisse a été exportée dans le monde entier. A la fin du XXe siècle, l’industrie horlogère suisse a su conserver une place importante sur les marchés internationaux sans délocaliser toute la production dans des pays à bas coût de main-d’œuvre grâce à sa spécialisation dans le haut-de-gamme et le luxe mais aussi à la loi sur le Swiss made. Pour profiter de ce label, les entreprises doivent assembler ou faire assembler leurs montres en Suisse, d’une part, et y fabriquer ou faire fabriquer au moins la moitié de la valeur du mouvement, d’autre part. Enfin, les investissement étrangers dans l’industrie horlogère suisses sont devenus massifs à la fin du XXe siècle. Bref, la montre suisse est bien « un produit mondialisé » et à ce titre elle pourrait faire l’objet d’une belle étude de cas en terminale, pour laquelle le livre de Pierre-Yves Donzé pourrait fournir de nombreux documentsSur le sujet de la globalisation de l’industrie horlogère, on peut se reporter, avec profit, à cette interview de Pierre-Yves Donzé datant de 2013 : http://www.dailymotion.com/video/x12fq85.