Depuis plus de cinquante ans, Les Cahiers d’Outre-Mer fournissent d’appréciables contributions sur la géographie des espaces tropicaux. L’un des numéros parus en 2009 est consacré à un « Coup d’oeil sur les Mascareignes », ce petit archipel de l’océan Indien occidental composé, d’ouest en est, des îles de La Réunion, de Maurice et de sa dépendance, Rodrigues.

Coordonné par le professeur Jean-Michel Jauze, bien connu des spécialistes, notamment pour ses travaux portant sur les trois entités mascarines, dont Rodrigues sur laquelle il publia en 1998 un mémorable ouvrage, le numéro entend éclairer notre lanterne sur quelques-unes des dynamiques à l’oeuvre aux Mascareignes, principalement en termes d’aménagement des territoires et de mutations paysagères.

Les auteurs étant tous issus de l’Université de La Réunion (CREGUR), il était presque naturel que l’île de La Réunion se taille la part du lion, plus de la moitié du recueil lui étant réservée. À ce sujet, trois contributions ont retenu notre attention, l’une portant sur le tourisme (Fabrice Folio, « Réalités et singularités du tourisme réunionnais : entre utopie et motifs d’espoir »), deux autres sur des territoires périphériques (le brillant article de Christian Germanaz, « Sur les pas de Jean Defos du Rau : Cilaos (1956-2008) », et la note de Thierry Simon et Jean-Christophe Notter sur « Les ‘îlets’ : enjeux pour un ‘archipel’ au coeur de la Réunion »).

Fabrice Folio interroge une mise en tourisme problématique : ce n’est pas que La Réunion manque de potentialités en la matière. Toutefois, reprenant une bonne partie des remarques que formulent régulièrement des spécialistes éminents de l’Outre-Mer et de la géographie du tourisme (Jean-Christophe Gay par exemple, en ses récentes études), Fabrice Folio rappelle les nombreux freins à l’épanouissement touristique de l’île (un transport aérien inadapté, un espace régional français, peu connecté à l’Europe, une qualité et une offre d’accueil parfois discutables, une « culture touristique » fragile, une pluralité d’acteurs aux objectifs divergents, de réelles carences en matière de transports en commun, une absence certaine de gouvernance touristique), tout en insistant sur un réel problème d’image, l’île ne parvenant pas à se créer une image touristique distinctive, contrairement à Maurice, par exemple. L’auteur souligne pourtant les efforts effectués en la matière, et la réelle prise de conscience par les décideurs qu’il reste beaucoup à faire pour dynamiser ce secteur porteur de croissance : si le concept d’ « île intense » a paru résoudre en partie ce déficit d’image, Fabrice Folio considère que le nouveau slogan promu par l’I.R.T. (« La Réunion, 360° de plénitude ») peine à convaincre.

Les mutations qui affectent La Réunion sont en partie questionnées à travers le prisme des périphéries. Dans un article qui mêle subtilement histoire et épistémologie de la géographie et visée diachronique, appliquées à la portée de l’oeuvre de Jean Dufos du Rau (un géographe « post-vidalien ») et au cirque de Cilaos, que ce dernier étudia il y a près de cinquante ans, Christian Germanaz en pointe les évolutions majeures : d’un espace « surpeuplé » (et « dénaturé » par les défrichements intensifs des communautés locales) on est passé à un dépeuplement potentiel du cirque à l’aube des années 2000. Germanaz montre quelle influence eut l’oeuvre de Dufos sur les plans d’actions programmés depuis plus de 25 ans pour « réorienter Cilaos sur la voie d’un développement raisonné » (p. 54).
Quant au texte de Simon et Notter consacré à ces objets géographiques complexes que sont les « îlets », il interroge la notion d’isolement spatial, dont la perception est « éminemment subjective, fort variable et surtout très fluctuante dans le temps » (p. 112). Les îlets présentent une hybridation paysagère, faite d’héritages et de modernité, qu’il conviendrait, selon les auteurs, de valoriser (ce qui ne semble guère être le cas) dans le cadre des recompositions possibles permises par la création récente du Parc National de la Réunion.

L’île Maurice est magistralement traitée par le professeur Jauze dans la perspective du développement potentiel induit par les I.R.S. (Integrated Resort Schemes) : un article expose les enjeux liés aux IRS (« Integrated Resort Scheme (IRS) : nouveau souffle pour l’économie mauricienne ou enclaves dorées pour résidents fortunés? »), une note en explicite certains par le biais d’une petite étude de cas (« Bel-Ombre (Maurice) : un village sucrier à l’ère du tourisme intégré »).
Comme le rappelle fort justement Jean-Michel Jauze, le développement mauricien s’est appuyé sur trois piliers : le sucre (confronté à une baisse des prix), le textile (exposé à des difficultés conjoncturelles) et le tourisme (toujours performant). Mais la crise a amené les décideurs à envisager de nouvelles options pour doper le développement, à travers les concepts de « cyber-île », de « Seafood producing hub » ou d’IR -Integrated Resorts-, complexes résidentiels de luxe (inspirés par Dubaï…), mêlant villas, golf, restaurants, spa, club house, beach clubs, etc.. Certains projets sont déjà sortis de terre (Anahita, Tamarina ou Villas Valriche), d’autres sont en voie de concrétisation. On attend de ces IRS, implantés dans des zones rurales en marge ou déprimées, qu’ils les redynamisent et, plus largement, qu’ils redonnent un nouveau souffle à l’économie mauricienne. Ainsi le gouvernement en attend-il la création de plus de 10000 emplois dans la décennie prochaine…
Il va de soi que ce type de projet pose une série de questions qui enveniment le débat public (quand il a lieu) : par exemple, les IRS consomment beaucoup de foncier et, surtout, touchent au domaine public des Pas Géométriques (autrement dit, les espaces côtiers auxquels les Mauriciens peuvent accéder librement vont encore s’amenuiser sous l’effet de cette sorte de privatisation légale au profit d’une clientèle étrangère avide d’ « entre-soi »…). Comme le remarque justement l’auteur, c’est en dernière analyse « l’épineuse question de l’intégrité du territoire national » (p. 90) qui est soulevée.
Par ailleurs, comme le montre l’exemple du village sucrier de Bel Ombre, situé dans le sud, les retombées positives attendues dans le secteur du bâtiment l’ont été au profit de compagnies étrangères, le marché de la construction de villas de luxe ayant ainsi été attribué à une société chinoise, venue avec sa propre main-d’oeuvre (on pouvait encore voir, il y a peu de temps, les longues enfilades de conteneurs sommairement aménagés pour servir de résidence temporaire -et surchauffée!- à ces valeureux ouvriers chinois). Le village de Bel-Ombre (2500 habitants), qui avait vécu pendant deux siècles de l’activité sucrière, témoigne à sa façon des recompositions spatiales et économiques consécutives à la crise du secteur et au redéploiement de l’activité des grands groupes sucriers dans l’hôtellerie de luxe et l’aménagement d’enclaves résidentielles de luxe. Son étude permet de mesurer les attentes (dont certaines sont déjà déçues) et les craintes que peut susciter, parmi les populations locales, le processus de mise en tourisme d’un territoire comme celui-ci.

Notre tour des Mascareignes s’achève par Rodrigues avec le bel article de Thierry Simon (« Rodrigues ‘par les textes’ : paysage(s) écrits et perçus »). Confrontant les paysages « décrits » dans trois textes majeurs de la littérature « de voyage » (l’emblématique récit de François Leguat à la fin du XVIIè s., les observations de l’Abbé Pingré au XVIIIè s. et les récits, contemporains, du Franco-Mauricien J.M.G. Le Clezio), l’auteur interroge l’évolution paysagère de l’île et sa perception par des regards extérieurs à des moments différents. L’article vaut notamment par ses remarques à la fois pertinentes et parfois décalées de l’opinion commune : ainsi le paysage décrit par Leguat (une île marquée par un couvert forestier dense) a tout du paysage « archétypal et consubstantiel de l’image de l’île édénique » que l’auteur nous invite à nuancer : « Il n’est pas certain que l’opinion couramment admise, selon laquelle l’île était couverte de forêt, avant [les] pratiques de défrichement par le feu, doive être considérée comme certaine. Il semble plus probable que de vastes surfaces de l’île […] aient été couvertes de savanes arborées. » (p. 104) En outre, en dépit du plaisir que l’on peut éprouver à lire Le Clézio en ses pérégrinations rodrigaises, on souscrira au verdict de Simon pointant la « volonté affirmée [du Nobel] de rendre en quelque sorte cette île encore plus ‘insulaire’ qu’elle ne l’est réellement : un espace coupé du monde, isolé aux frontières de l’écoumène » (p. 106), ce que Rodrigues n’est décidément pas.

Nous tenons là un volume très réussi, agrémenté de nombreuses cartes, qui apprendra beaucoup aux familiers de ces espaces et encore plus à ceux qui ne les fréquentent guère. Tout au plus peut-on regretter que certains auteurs manient parfois un peu trop légèrement à notre goût la notion d’ « authenticité ».