Kevin LelouxIl est docteur en histoire, art et archéologie à l’université de Liège et enseigne dans le secondaire. Il a consacré sa thèse à l’organisation interne et à la politique extérieure du royaume de Lydie sous les règnes d’Alyatte et de Crésus (fin du VIIe siècle-milieu du VIe siècle avant notre ère). propose une découverte du règne de Crésus, le cinquième et dernier roi de la dynastie des Mermnades, fils du roi Alyatte, est traditionnellement daté de 561 à 547 avant notre ère, même si ces dates ont pu être contestées.

Le royaume de Lydie, qui a pour capitale Sardes, est un territoire du centre-ouest de l’Anatolie (avec la Mysie au nord, l’Ionie à l’ouest, la Phrygie à l’est et la Carie au sud).

Le règne de Crésus se termine avec la prise de Sardes par les Perses de Cyrus II, en 547, et son suicide, conduisant à la chute de la Lydie tout entière. Cette chute entraîne l’incorporation des cités grecques de la côte d’Asie Mineure au sein de l’Empire perse alors en construction. On a ici, en quelque sorte, le premier jalon du processus qui conduit aux guerres médiques, un demi-siècle plus tard.

Si l’expression « riche comme Crésus » renvoie à la l’immense richesse de ce roi, ce dernier est largement méconnu. Il faut remonter à 1893 pour trouver un ouvrage érudit en langue française consacré spécifiquement à la Lydie.

Le caractère lacunaire voire squelettique des sources disponibles est particulièrement évident. Hérodote apparaît comme la source principale, à la fois par la quantité de développements consacrés à la Lydie et par la relative proximité avec les événements rapportés. Quelques autres auteurs antiques sont précieux, mais d’époques très diverses et sensiblement postérieurs aux faits concernant la Lydie du VIe siècle. Les sources lydiennes sont très rares, principalement funéraires. On dispose de documents babyloniens comme la Chronique de Nabonide. Le tout peut être complété par la consultation des rapports de fouilles des sites anatoliens de l’époque archaïque. Le présent ouvrage s’efforce de tirer le meilleur parti d’un ensemble bien lacunaire et disparate. L’ouvrage fournit un important appareil de notes, un lexique, l’arbre généalogique des Mermnades, des cartes, de nombreuses références bibliographiques et un index.

La dynastie des Mermnades

Cette dynastie tire son nom de Mermnas, qui serait soit un ancêtre de Gygès, qui passe pour le fondateur de la dynastie royale, soit encore le nom d’une tribu locale de Sardes d’où serait issu Gygès. La dynastie des Mermnades compte cinq représentants sur le trône de Lydie (Gygès, Ardys, Sadyatte, Alyatte et Crésus), sur une période d’environ cent trente ans, de 680 à 547 avant notre ère.

Les circonstances de l’arrivée au pouvoir de Gygès sur le trône de Lydie sont mal connues. C’est vraisemblablement une intrigue de cour et l’assassinat du dernier souverain de la dynastie précédente es Héraclides qui a permis l’accession au pouvoir du premier des Mermnades.

A partir du règne de Gygès, il semble en revanche possible de pouvoir se livrer à un travail sérieux d’historien, grâce aux sources grecques et proches orientales ainsi que grâce à l’archéologie, malgré la grande rareté de ces sources.

S’appuyant surtout sur Hérodote, l’auteur essaie de retracer les principaux faits du règne de Gygès. Une fois sur le trône, en 680, ce dernier s’empresse de se faire confirmer par l’oracle de Delphes avant d’entamer une politique d’expansion territoriale, en particulier contre les cités grecques proches de la mer Égée. Il entretient des liens avec Éphèse pour profiter de son port et accéder à l’Artémision (temple d’Artémis à Éphèse). Le règne de Gygès est également largement occupé à combattre les Cimmériens, peuple de cavaliers nomades qui ravageait alors l’Asie Mineure. C’est lors d’une offensive cimmérienne contre Sardes que ce roi meurt en 644.

Le règne d’Ardys (644-624), fils de Gygès, est mal connu. Il semble que la continuité l’emporte : lutte contre les Cimmériens, campagnes contre les cités grecques, maintien des liens avec Ephèse.

Le règne du troisième Mermnade, Sadyatte (624-610), est encore moins connu. Hérodote nous rapporte que ce roi aurait commencé une longue guerre contre la cité de Milet.

Le règne du quatrième Mermnade, Alyatte (610-561), paraît dominé par la poursuite de la guerre contre Milet. Outre la conduite de razzias contre cette cité, il s’agissait de l’affaiblir suffisamment pour l’empêcher de devenir une menace. Cela n’empêche pas Alyatte de mener des expéditions militaires contre d’autres cités (comme Smyrne ou Colophon) ou encore contre les armées du roi mède Kyaxare. Alyatte entreprend la monumentalisation de sa capitale, Sardes, et la construction de remparts.

Crésus aurait succédé à son père en 561, à environ 35 ans.

La jeunesse de Crésus

Crésus serait né dans les années 590, probablement à Sardes.

On ne sait à peu près rien sur la Cour de Sardes, la documentation se limitant à Hérodote et à quelques inscriptions, les rares sources étant bien postérieures à la fin de la dynastie Mermnade et de la capitale lydienne. L’auteur établit des hypothèses sur la cour royale de Sardes sur la base de ce qu’on sait des cours des autres royaumes orientaux (Perse, Babylonie, Assyrie) ou encore des Paléo-assyriens (Assyriens de l’âge du bronze) ou des Hittites.

Selon certaines sources littéraires grecques, la cour d’Alyatte et de Crésus aurait reçu la visite de divers savants grecs. La fiabilité de ces sources est cependant très incertaine. Selon Hérodote, tous les Sages du temps auraient défilé dans Sardes au faîte de son opulence, sous Crésus ou Alyatte. En réalité, on est bien en peine d’avoir des certitudes sur l’identité des savants grecs qui ont pu fréquenter la Cour de Crésus ou Crésus lui-même. Selon Kevin Leloux, beaucoup de ces visites semblent impossibles ou fictives (Solon, Pittacos, Alcméon). Quelques-unes de ces visites sont possibles, bien qu’assez incertaines (Thalès de Milet, Bias de Priène). Ces incertitudes sur les savants grecs ayant réellement fréquenté la Cour des Mermnades n’empêchent pas qu’il y ait eu des liens avérés entre Lydiens et Grecs.

Une des rares informations sur la jeunesse de Crésus, obtenue grâce à Nicolas de Damas (un contemporain d’Auguste), est que celui-ci a été gouverneur d’Adramytteion, importante pour la richesse en or de son sous-sol. C’est à ce moment qu’Alyatte, son père, fait appel à ses services afin de lever un contingent armé destiné à mener campagne en Carie (au sud de la Lydie).

Alyatte a eu deux fils, Crésus, l’aîné, né d’une union avec une Carienne, et Pantaléon, né d’une union avec une Ionienne. Une lutte a opposé les deux demi-frères pour la succession d’Alyatte, lutte dont on ne sait à peur près rien, si ce n’est qu’elle eut lieu du vivant d’Alyatte. Alyatte avait choisi le demi-frère de Crésus pour lui succéder, mais la mort de Pantaléon au terme de la lutte entre les deux frères afinalement conduit à la désignation de Crésus comme roi.

Crésus a pu s’appuyer sur les Cariens à Sardes qui n’auraient pas souhaité voir un souverain de souche grecque monter sur le trône de Lydie.

Crésus, maître de l’Anatolie

Crésus monte donc sur le trône après avoir éliminé son demi-frère.

Il est hasardeux de fournir une estimation fiable de la population de Sardes, puisque seulement 1% de la superficie totale de la ville intramuros a fait l’objet de fouilles. Le royaume de Lydie possède alors une armée considérée comme redoutable, surtout grâce à sa cavalerie. Cette armée est renforcée de contingents imposés par Crésus à ses sujets grecs et anatoliens.

Une fois installé sur le trône de Lydie, Crésus entreprend une campagne militaire contre Ephèse et son tyran Pindare, car celui-ci a soutenu Pantaléon dans la lutte pour l’accession au trône de Lydie. Cette expédition entraîne la chute de Pindare. Après la chute de ce dernier, Crésus offre les colonnes de l’Artémision d’Ephèse (commencé à l’époque d’Alyatte), comme l’attestent des dédicaces en grec et en lydien. Des contacts intenses ont lieu entre la cité grecque d’Ephèse et les Lydiens. Après le départ de Pindare, Ephèse doit payer un tribut et fournir des troupes armées, comme devaient déjà le faire auparavant les autres cités grecques.

Les relations de la Lydie avec Milet sont bien différentes, puisque Milet a souvent été confrontée aux raids des rois lydiens. L’objectif de ces campagnes est d’affaiblir la cité et de faire du butin. A la mort d’Alyatte, Crésus soumet Milet à l’instar des autres communautés ioniennes, profitant de luttes intestines à la cité.

L’auteur passe en revue les relations de la Lydie avec d’autres cités grecques (Smyrne, colophon, Clazomènes, Priène…), mais ici encore les hypothèses l’emportent sur les certitudes, compte tenu du caractère extrêmement limité de la documentation. Hérodote rapporte que Crésus « asservit les Ioniens, les Éoliens et les Doriens établis en Asie » et donc qu’il réussit à faire passer sous sa coupe toutes les cités grecques de la côte égéenne d’Asie Mineure. On ne sait guère quelles relations ces cités tissent ensuite avec la Lydie de Crésus, à part le fait qu’elles sont contraintes de payer un tribut au roi lydien.

Il semble que Crésus ait noué des liens d’hospitalité avec les Grecs de certaines îles proches comme Chios et Samos. Grâce à ces liens, les Lydiens bénéficient du réseau commercial de ces deux cités maritimes qui, en contrepartie, profitent du réseau routier anatolien contrôlé par Sardes.

S’agissant de la Phrygie, vaste région couvrant l’Anatolie centrale, il est vraisemblable que les Lydiens ont profité de la disparition de ce royaume sous les coups des Cimmériens au VIIe siècle pour mettre la main sur ce territoire.

On constate donc que Crésus réussit à faire main basse sur la presque totalité de la péninsule anatolienne, par force ou par diplomatie. Cela lui permet de devenir un souverain redouté.

Le roi diplomate

Crésus ne fait pas qu’asservir une grande partie de l’Anatolie : il entretient ou crée des liens avec la Grèce continentale ainsi qu’avec d’autres peuples et royaumes.

Entre la Lydie et la Médie, il y a eu, sous le règne d’Alyatte, une guerre de cinq ans terminée sans vainqueur mais conclue par un mariage royal entre Aryènis, la fille d’Alyatte et Astyage, le fils de Kyaxare, le roi des Mèdes.

Avec l’Egypte du pharaon Amasis ou avec le royaume de Babylone de Nabonide, il n’existe aucune preuve historique d’accords ou d’alliances.

On sait en revanche qu’Alyatte et Crésus sont entrés en relation avec des communautés de la Grèce continentale. Selon Hérodote, Crésus aurait envoyé de nombreuses offrandes à Delphes (sanctuaire de Phocide) et aurait conclu une alliance avec les Spartiates. Ce dernier point suscite le scepticisme chez les historiens qui ont tendance à y voir une légende créée à l’instigation du roi spartiate Cléomène Ier afin de rehausser le prestige de sa cité. Le plus probable est que Sparte n’ait jamais conclu d’alliance militaire de type offensif ou défensif avec Crésus. On ne peut en revanche exclure des liens d’hospitalité (relation de type xénia), avec échange de cadeaux.

Les rapports privilégiés noués entre la communauté des Delphiens et Crésus sont, eux, incontestables. De nombreuses offrandes de Crésus au sanctuaire de Delphes sont attestées. Une relation d’hospitalité forte était ainsi établie. En échange des offrandes et des cadeaux faits aux Delphiens, ces derniers accordèrent à Crésus et aux lydiens la promantie, l’atélie, la proédrie et le droit pour chaque Lydien de devenir Delphien selon son désir.

Le choc avec la Perse et la chute de Crésus

Après la chute d’Ecbatane, Cyrus se retrouve à la tête de l’ancien royaume mède et devient dès lors le voisin immédiat de Crésus avec lequel il ne tarde pas à entrer en conflit.

Crésus entreprend une campagne en Capadocce en 547 afin de contrer la montée de la puissance perse et agrandir sa sphère d’influence vers l’est. La démarche est conforme à l’accord d’amitié réalisé sous Alyatte et Kyaxare, scellé par le mariage interdynastique cité plus haut. Crésus prend la ville de Ptérie et établit son camp dans la région avant d’affronter Cyrus. Cyrus, apprenant que la place de Ptérie venait d’être prise par Crésus décide alors de se porter au-devant du roi Mermnade. La bataille entre les armées lydienne et perse, selon Hérodote, est indécise et n’aboutit à aucun vainqueur. A la suite de cette bataille, Crésus prend la décision de rentrer à Sardes, mécontent de l’insuffisance de ses troupes.

Un récit concurrent, dans les Stratagèmes de Polyen (milieu du IIe siècle de notre ère !) est sensiblement différent : un premier engagement entre les deux armées aurait tourné à l’avantage des Lydiens et une trêve de trois mois aurait suivi. Une deuxième confrontation aurait vu la défaite de l’armée de Crésus, qui aurait alors pris la fuite vers sa capitale.

Selon Leloux, il est probable que Crésus ait essuyé un échec devant Cyrus, qui expliquerait mieux le départ de Crésus de Ptérie.

Quoi qu’il en soit, le dernier affrontement entre les deux armées est celui qui a lieu à Thymbrara. Selon Hérodote, après la retraite de Crésus dans sa capitale, Cyrus prend l’initiative de le poursuivre sans délai. La confrontation entre les deux armées a lieu non loin de Sardes. Le combat tourne à l’avantage des Perses et les Lydiens se replient à l’intérieur de l’enceinte fortifiée de Sardes.

L’ensemble des sources convergent ici sur la prise réussie de l’acropole de Sardes par les troupes de Cyrus, même si les modalités de cette prise diffèrent notablement. Il est à peu près impossible de choisir entre ces différentes versions. En revanche, les fouilles entreprises sur le chantier de Sardes ont livré des traces du siège entrepris par les Perses. Elles montrent que des combats sont menés à l’intérieur même de la ville. La totalité de la ville est alors incendiée. Si la ville basse a fait l’objet d’une destruction complète, on n’est en revanche pas en mesure de savoir si l’acropole de Sardes a subi des attaques de la part des Perses.

Kevin Leloux analyse avec minutie les versions des différents auteurs (d’Hérodote à Polyen, en passant par Ctésias de Cnide, Xénophon, et Parthénios de Nicée), mais sans pouvoir trancher, même s’il fait la chasse aux détails qui lui paraissent fictifs ou invraisemblables.

En tout état de cause, la chute de la capitale lydienne apparaît à l’époque comme un événement considérable qui frappe les esprits dans le monde grec, où Crésus fort de ses richesses et de son armée semble invincible.

La fin de Crésus et sa postérité

Le sort de Crésus après la chute de Sardes reste mystérieux. Selon Leloux, qui se livre encore une fois à une analyse critique très précise de l’ensemble des sources, il est plus que vraisemblable que Crésus n’ait pas survécu à la prise de sa capitale. Plusieurs sources s’accordent sur le fait que Crésus finit sur un bûcher, ce qui ne paraît pas invraisemblable, même si on ne peut pas étayer cette hypothèse.

La richesse du royaume de Lydie et en particulier de Crésus a assis la postérité de ce dernier. On sait que sa fortune provenait essentiellement du contrôle des sources aurifères et argentifères de la région. La plus connue est le Pactole, qui se jette à l’ouest de Sardes et se jette dans l’Hermos (moderne Gediz), et mentionné par Hérodote pour sa capacité à charrier des paillettes d’or. En réalité, il y avait aussi dans les environs immédiats de Sardes des mines d’or au mont Sipyle et dans le mont Tmole. Le royaume de Lydie pouvait compter aussi sur l’or des mines d’Éolide et de Troade.

Selon Hérodote, ce sont les Lydiens qui, les premiers, ont frappé et mis en usage la monnaie d’or et d’argent. Les plus anciennes pièces de monnaie ont été découvertes sous les vestiges de l’Artémision d’Éphèse, pouvant être datées d’environ 630 et en électrum. En réalité, si Sardes a produit de nombreuses monnaies en électrum, celles-ci étaient frappées d’une tête de lion.

Crésus a été l’instigateur d’une réforme monétaire : il a introduit le bimétallisme en or pur et en agent pur en remplacement de l’électrum. On a retrouvé deux exemplaires de ces monnaies sous les débris du mur d’enceinte de Sardes lors de la prise de la ville par les Perses. Ces pièces de monnaies frappées sous l’instigation de Crésus, les « créséides », représentent de sprotomés de lion et de taureau se faisant face. Ces créséides ont connu une large diffusion et ont été considérés comme la monnaie d’échange internationale dans le bassin égéen. Le système du bimétallisme d’or et d’argent a d’ailleurs ensuite été adopté par Cyrus pour ses propres monnaies.

La chute de Crésus marque la fin du royaume lydien indépendant et le début des contacts installés en Asie Mineure et les Perses.