Cet ouvrage est né d’un colloque international interdisciplinaire (histoire, littérature, sociologie, philosophie), réunissant plus d’une vingtaine de contributeurs, organisé à l’Université de Lausanne du 22 au 24 septembre 2004. À partir d’un double constat – la place de la culture de masse marchandisée et mondialisée, des industries culturelles et de la question du conditionnement des opinions publiques dans le champ de l’histoire culturelle et dans le débat public -, le colloque entendait « penser la diversité des manifestations de la culture de masse dans le monde, des années 1850 aux années 1940 ». Il voulait aussi rendre compte de l’état d’une recherche récente (une quinzaine d’années), qui a cherché à dépasser les premiers travaux sur la culture de masse (sociologie de l’école de Francfort, sciences de la communication). Ces derniers dataient en effet de l’entre-deux-guerres l’émergence de la culture de masse et y lisaient « le triomphe du totalitarisme ou celui du marché » (les industries culturelles américaines), analysant ainsi le phénomène soit en termes de sous-culture et d’aliénation, soit en termes de démocratisation culturelle.Les contributions proposées (toutes celles du colloque sauf trois, consacrées à l’essor du reportage photographique entre les deux guerres mondiales, à radio et censure dans l’Union soviétique des années 1920-1930, et à Walter Benjamin, théoricien et praticien de la culture de masse ; les débats autour des communications sont aussi absents) sont regroupées en cinq parties :
– « Culture de masse et culture médiatique » : cette partie tente de préciser théoriquement les notions de « culture de masse » et de « culture médiatique », essentiellement à partir de la littérature au XIXe siècle, sauf la dernière communication qui s’intéresse surtout à la notion de « culture médiatique », en dépassant les limites chronologiques du colloque.
– « Les aires de naissance de la culture de masse » : la question est ici de savoir si la culture de masse naît aux Etats-Unis avant 1945 ou en Europe avant 1900. Il s’agit aussi d’interroger l’interdépendance entre culture de masse et américanisation des sociétés occidentales.
– « Les aires de développement » : le développement de la culture de masse est ici étudié en Italie, en Espagne, au Brésil ainsi qu’en Belgique et en Suisse. L’accent est mis sur les influences mutuelles et sur les spécificités nationales, sur le rôle moteur ou non du développement industriel, de la centralisation, des différences linguistiques et confessionnelles.
– « Les mutations de l’entre-deux-guerres » : cette partie traite des vecteurs de la culture médiatique dans l’entre-deux-guerres (presse, cinéma, radio, journaux illustrés pour la jeunesse) et de leurs influences réciproques
– « À l’heure des totalitarismes » : est abordée la question du rôle de l’État dans l’émergence de la culture de masse, autour de la question suivante : dans quelle mesure les medias de masse ont-ils permis ou facilité le développement des totalitarismes ?
Cet ouvrage a pour principal intérêt de revisiter la chronologie et la géographie de la naissance et du développement de la culture de masse. Même si l’on peut avancer que « la culture de masse a connu plusieurs naissances simultanées ou successives, en des endroits différents », il semble qu’il faille faire désormais remonter son émergence à la seconde moitié du XIXe siècle et la situer en Europe. Dès les années 1830 apparaît en Europe une culture médiatique, la presse et la littérature mettant en place un nouveau paradigme discursif : on passe d’un modèle argumentatif et rhétorique (celui qui écrit est celui qui sait mettre en mots une opinion) à un modèle de représentation et de narration, c’est-à-dire de médiatisation (celui qui écrit est le médiateur entre le public des lecteurs et le réel).
Dans les années 1860, à Londres et à Paris principalement, ont lieu d’importantes mutations culturelles : un public nombreux et populaire, plus alphabétisé, est disponible et prend des habitudes culturelles «de masse» (lecture de la presse, fréquentation du music hall) face à une offre qui devient elle aussi massive et à l’apparition de nouveaux mass medias, tout cela contribuant à transformer les représentations collectives. La troisième partie fournit aussi d’intéressantes études de cas sur des pays habituellement peu étudiés de ce point de vue, et particulièrement sur l’émergence d’une culture de masse dans des espaces de faible alphabétisation. La quatrième propose de solides mises au point par grands medias, utile pour la présentation des mutations culturelles dans le cadre du programme de 1e L/ES. La dernière partie sur les totalitarismes (Italie et Allemagne) est plus traditionnelle, mais regorge de précisions et d’exemples permettant d’enrichir nos cours.
Un reproche cependant, ou plutôt une limite de l’ouvrage : la première partie théorique éclaire mal, à mon sens, les différences entre les concepts de « culture de masse » et de « culture médiatique ». L’utilisation de ces concepts peut sembler largement anachronique, même si ce qu’ils désignent existait déjà : Sainte-Beuve parle de « littérature industrielle » dès 1839, dans les années 1930 l’École de Francfort parle de « Kulturindustrie ». On comprend par ailleurs que le concept de « culture de masse » fait référence à un public et a été forgé dans un cadre idéologique de dénonciation d’une manipulation, d’un endoctrinement et/ou d’un abêtissement des foules, alors que celui de « culture médiatique », moins chargé d’idéologie en apparence, opère un déplacement vers le support technique (et surtout visuel et même audiovisuel), qui devient déterminant pour définir un certain type de culture. La lecture de l’ouvrage laisse pourtant l’impression qu’un certain nombre de communications utilisent l’un pour l’autre (« culture médiatique » pour « culture de masse »). Le concept de « culture de masse » semble s’imposer au final, ne serait-ce que dans les titres des communications, et aussi par le fait, souligné en conclusion, que le concept de « culture médiatique » est utilisé par les spécialistes d’histoire littéraire et de communication, mais peu par les historiens français.
On aurait donc pu attendre une discussion théorique plus serrée autour de ces concepts, qui concerne cependant les spécialistes d’histoire culturelle. Cela n’enlève rien à la richesse et à l’importance de l’ouvrage pour l’histoire du développement de la culture de masse.
Laurent Gayme
Copyright Les Clionautes
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION par Jean-Yves Mollier et François Vallotton
Première partie :
Culture de masse et culture médiatique
– « Invention littéraire et culture médiatique au XIXe siècle » par Alain Vaillant
– « De la « littérature industrielle » au « poème populaire moderne », filtrages littéraires et médiatiques de la « culture de masse » au XIXe siècle » par Pascal Durand.
– « Industrie, masse et culture médiatique, la paralittérature américaine (1860-1940) » par Paul Bleton
– « La culture médiatique ou la contamination de la culture par les médias » par Marc Lits
Deuxième partie :
Les aires de naissance
– « L’émergence de la culture de masse dans le monde » par Jean-Yves Mollier
– « Les Etats-Unis, terre de naissance d’une culture de masse moderne » par Jacques Portes
– « L’émergence d’une culture de masse en Grande-Bretagne, 1850-1914 » par Fabrice Bensimon
– « La « culture médiatique » en Allemagne (circa 1890-1918), essor, ambiguïtés et résistance » par Andreas Wirsching
Troisième partie :
Les aires de développement
– « Le monument, un grand livre de pierre ? A l’aube de la communication de masse, la communication politique en Italie à la fin du XIXe siècle » par Catherine Brice
– « Entre imprimé et oralité, l’essor de la culture de masse en Espagne (1833-1936) » par Jean-François Botrel
– « Brésil, une culture de masse tardive liée à l’oralité et aux changements de référents extérieurs » par Denis Rolland
– « Entre adaptation idéologique et nécessité commerciale, l’avènement de la culture de masse en Suisse (1900-1940) » par François Vallotton
– « Littérature populaire et culture de masse en Belgique francophone dans les années 1930 (Jean Ray, Georges Simenon, Hergé) » par Benoît Denis
Quatrième partie :
Les mutations de l’entre-deux-guerres
– « L’américanisation de la presse ? Eclairages sur un débat français et européen (1880-1930) » par Christian Delporte
– « Les bandes dessinées américaines au coeur des transformations des illustrés pour la jeunesse en Europe dans les années trente » par Thierry Crépin
– « La radiodiffusion dans l’entre-deux-guerres, l’invention d’une culture médiatique singulière » par Hélène Eck
– « Le film comme médiation sociale et politique dans la France et les Etats-Unis des années 1930 » par Christian Delage
Cinquième partie :
A l’heure des totalitarismes
– « La culture de masse en Italie fasciste » par Stephen Gundle
– « Culture de masse, de la République de Weimar à la dictature nazie » par Horst Möller
– « Nouvelle sociologie et société de masse, l’Ecole de Francfort dans les années 1930 en Allemagne et en Suisse » par Hans Ulrich Jost
CONCLUSION par Jean-François Sirinelli
Bibliographie