Il s’agit d’un vrai livre d’histoire, presque trop : l’auteur s’efforce de n’apporter que du nouveau, en critiquant nommément et sans ambages les travaux précédents, auxquels il renvoie néanmoins pour les parties de son sujet sur lesquelles il estime n’avoir rien à dire de neuf. La thèse est en effet sinon vierge, du moins présentée avec une netteté révolutionnaire et un souci inédit du détail : des trois principaux dirigeants de Vichy, Pétain, Laval et Darlan, ce dernier était, estime l’auteur, le plus disposé à une collaboration avec l’Allemagne et si, sous son ministère, elle n’a pas débouché sur une cobelligérance, c’est à la partie allemande qu’on le doit.
Costagliola fustige tout au long du livre la première biographie détaillée de l’amiral, publiée en 1989 par Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan. Ils n’auraient rien compris au personnage, à moins que, n’ayant que trop bien cerné son comportement, ils essayent sciemment de le travestir. Costagliola avoue en revanche une dette importante envers Robert Paxton, qui a encouragé son travail et relu son manuscrit, et qui en 1992 avait, le premier, rompu des lances contre ce précédent Darlan (tout en lui reconnaissant certains mérites), dans un article de XXème siècle aujourd’hui en ligne http://www.persee.fr/web/revues/home/pr … _36_1_2599 .

Avec une érudition pugnace, Coutau-Bégarie et Huan développaient le thème d’un Vichy comptant les points depuis la touche et guettant l’occasion de revenir dans la partie. Aux côtés des Alliés s’entend, après une phase de « neutralité ». Pas le moins du monde, rétorque Costagliola. Quant à l’idée d’un Darlan plus collaborateur que Laval, elle avait été été formulée par Paxton, assez timidement d’ailleurs, et par Henri Michel puis, plus récemment, par Michèle Cointet http://delpla.org/article.php3?id_article=509 . Elle fournit au livre de Costagliola, pour reprendre une expression de Paxton, son « hypothèse structurante » : l’amiral n’a de cesse, à partir du moment où il pose devant Hitler, à Noël 1940, sa candidature à la succession de Laval, congédié le 13 décembre, d’obtenir un traité de paix qui permette d’en finir avec l’occupation, moyennant une aide de la France à l’effort de guerre allemand.

Un double jeu mythique

Cela explique non seulement sa conduite au moment des Protocoles de Paris (mai-juin 1941) ou en janvier 1942, lorsque cette paix semble plus près que jamais d’advenir, mais encore en novembre suivant, quand Darlan est surpris à Alger par l’opération « Torch ». Il nourrirait encore le fantasme d’un Pétain signant une alliance pour la « défense de l’Europe », qui permettrait d’éviter l’invasion de la zone sud.
L’un des sommets du livre (p. 241-258) est l’analyse du retournement de Darlan en faveur des Américains (8-13 novembre 1942), appuyée sur une lecture renouvelée des télégrammes échangés avec Vichy dont celui, fameux, qui exprime l’« accord intime » du maréchal avec l’amiral. Les Alliés n’ayant débarqué qu’au Maroc et en Algérie, le sort de la Tunisie est en balance et Darlan envisage d’y appeler les Allemands à la rescousse, moyennant le remplacement de l’armistice « par une autre formule politique qui nous permettrait de recouvrer nos possibilités» : ainsi s’exprime-t-il dans un télégramme à Pétain, le 9 novembre à 13h 04. Sans nouveaux ordres, il se résigne, sous la pression de ses subordonnés, à signer le lendemain, avec le général Clark qui représente Eisenhower, un armistice pour l’Algérie et la Tunisie. Le télégramme secret (mais retrouvé et publié) où l’amiral Auphan, le 12, fait état de l’« accord intime du maréchal », interprété par Robert Aron, Coutau-Bégarie et bien d’autres comme une approbation du retournement de l’empire français contre l’Axe, porte non pas sur Darlan mais sur Noguès, résident général au Maroc. Il traite non de stratégie mais de commandement, et en lisant deux mots de plus, on constate qu’il fait état aussi, et sur le même plan, de l’accord de Laval… ce qui le rend nettement moins probant pour mettre en lumière un double jeu de Pétain, et… l’aval qu’il aurait donné retournement de l’empire. Ce document n’en a pas moins une immense importance : car en le brandissant, et en lui prêtant ce caractère, Darlan obtient le ralliement de nombreux officiers, et d’un certain nombre de territoires, à sa personne.

Une percée historiographique

Nombre d’historiens, dont Paxton, avaient déjà critiqué cette interprétation du texte, mais en concluant que Darlan avait du mal à s’affranchir d’une politique de « neutralité ». Or elle n’avait jamais été la sienne : il sauta directement de l’obédience allemande dans l’américaine. Costagliola opère ici une véritable percée historiographique.
Moins neuve, mais pas encore très commune, est l’analyse de la rencontre de Montoire inaugurée en 1995 par Philippe Burrin : ce n’est pas Hitler qui réclame mais Pétain qui propose une entrée en guerre de Vichy contre l’Angleterre, par le biais d’une tentative de reconquête des colonies gaullistes. Un thème qui (et là Costagliola innove souvent) parcourt comme un fil rouge les menées de Darlan, jusqu’au bout, et contribue à expliquer ses atermoiements de novembre 1942.
Le portrait de l’amiral est tout aussi sévère sur le plan professionnel. Avec l’aide d’une amie psychiatre, l’auteur diagnostique une personnalité « narcissique » et dominatrice, peu capable de considérer avec bienveillance l’avis d’autrui, et un arriviste concentré sur les aspects techniques de son métier, sans s’aviser qu’une bonne culture générale pourrait avoir son intérêt. Sa vulgarité, qui se fait jour dans ses blagues de corps de garde ou sa fierté proclamée de ne lire que des romans policiers, cohabite cependant avec des goûts de sybarite en matière d’ameublement, d’hôtellerie et de gastronomie.

Le livre comporte des lacunes énormes (par exemple l’assassinat de Marx Dormoy, les menées du colonel Groussard, le discours du « vent mauvais » – 12 août 1941-, le procès de Riom, le rôle des technocrates, la politique de Pucheu… et même le 13 décembre 1940, traité en quelques lignes sans que la question du rôle de Darlan soit posée) mais on ne doit pas bouder son plaisir devant un chercheur qui ose trouver.
Cependant, même dans le cadre des limites que l’auteur assigne à son sujet, on relève une absence préjudiciable : l’analyse du jeu allemand. Si Hitler et Abetz figurent dans les gros bataillons de l’index (avec Pétain, Laval, Weygand, Benoist-Méchin et Auphan), d’une part la subordination de l’ambassadeur au dictateur est insuffisamment affirmée (par exemple la liste des séjours d’Abetz en Allemagne, l’un des points forts du livre de Barbara Lambauer sur l’ambassadeur, n’est guère exploitée), d’autre part Hitler apparaît comme un oracle aux propos ambigus, tout comme à l’époque, alors qu’on est, ou devrait être, mieux outillé pour déchiffrer sa politique. Il s’ensuit que la portée scientifique de l’ouvrage est obérée par cette limite fort commune des analyses sur Vichy, de la Libération à nos jours : un moralisme binaire. La collaboration, c’est mal (disent Paxton, Costagliola et bien d’autres) –ou elle est un « moindre mal », d’après Coutau-Bégarie, Alain Michel, etc.; en y mettant fin lors de sa période algéroise, Darlan « se rachète en partie », ajoute Costagliola. La voie des successeurs est donc toute tracée : il s’agira de montrer, pendant l’Occupation en général et l’ère Darlan en particulier, des dirigeants vichyssois aux prises non seulement avec leur conscience, mais avec un occupant éveillé, informé, habile et retors.

François Delpla

L’auteur a jugé utile de nous envoyer une mise au point :

C’est toujours avec grand intérêt qu’un auteur découvre l’accueil fait à son travail, et je sais gré à M. François Delpla, auteur de nombreux livres sur la Seconde guerre mondiale et la France de Vichy, d’avoir écrit la première recension de mon étude Darlan – La collaboration à tout prix, préface de Georges-Henri Soutou, CNRS Editions, 2015, recension parue le 10 février 2015 sur le site Internet La Cliothèque.

Le texte globalement positif – parfois même très positif – invite à la découverte de l’ouvrage, et je ne peux que m’en réjouir. Reste que la critique de M. Delpla comporte plusieurs erreurs parfois superficielles, mais parfois aussi si sensibles qu’une réponse m’a semblé indispensable.

Personne n’apprécie de lire son nom mal orthographié, et je ne fais pas exception à la règle. Cette erreur a été rectifiée Une simple relecture aurait permis d’éviter l’erreur, de même qu’elle aurait prévenu à la ligne suivante l’irruption inopinée d’un certain Alain Michel Cet historien existe bel et bien http://www.crif.org/fr/alireavoiraecouter/vichy-et-la-shoah-enqu%C3%AAte-sur-le-paradoxe-fran%C3%A7ais-par-alain-michel-1/31283 qui m’apparaît, faute de mieux, comme le fruit d’une union malheureuse – on en sourira – entre Alain Darlan, le fils de l’Amiral de la flotte, et l’historien Henri Michel. Superficielles et ne prêtant pas à conséquence, ces coquilles témoignent d’une vivacité de plume à laquelle fait écho une rapidité de lecture.
Plus délicate, en effet, est l’erreur factuelle concernant le télégramme dit de « l’accord intime » dans le cadre du débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942. Ce télégramme, dont F. Delpla rend compte de la « philosophie » avec justesse de manière globale, n’est pas comme il l’écrit adressé au général Noguès, mais bel est bien à Darlan par son fidèle second, l’amiral Auphan, et ce point (cf. Darlan – La collaboration…, p. 252) doit être souligné. En revanche, ledit télégramme fait référence à un autre télégramme (ibid., p. 251-2) envoyé à Vichy la veille par Noguès, ce qui expliquerait, lecture rapide aidant, l’erreur commise.
Beaucoup plus regrettable m’apparaît l’intertitre « Un double jeu complexe » cet intertitre a été remplacé par « Un double jeu mythique » qui mène à aborder l’étude avec l’idée préconçue que l’amiral Darlan, tel qu’il est brossé dans mon ouvrage, aurait agi à Vichy de manière ambiguë et difficile à cerner, prônant certes la collaboration avec l’Allemagne, mais regardant dans le même temps du côté de Londres et de Washington et préparant en secret son revirement vers le camp des Anglo-Saxons. En l’occurrence, la thèse d’un double jeu de l’amiral, avancée dans l’après-guerre par l’historien Jérôme Carcopino, ministre de l’Education nationale dans le gouvernement Darlan, a été reprise en conclusion de la biographie d’Hervé Coutau-Bégarie et de Claude Huan (Darlan, Fayard, 1989, p. 510, 555) consacrée à l’amiral. A ce point, autant souligner au lecteur intéressé que mon travail expose la thèse exactement opposée (cf. Darlan – La collaboration…, p. 207, 279-80, 290, 298).
L’étude souffrirait encore des « lacunes énormes », aux yeux de F. Delpla, que représentent pêle-mêle l’assassinat de Dormoy, les menées du colonel Groussard, le discours de Pétain d’août 1941 dit du « vent mauvais », le procès de Riom, le rôle des technocrates, la politique de Pucheu, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Darlan, et jusqu’au rôle de ce dernier dans le « guet-apens » du 13 décembre 1940, à l’issue duquel, brutalement démis de ses fonctions, Laval s’exile à Paris. Mais la critique apparaîtra aussi sévère qu’injuste à celui qui, lisant à la bonne vitesse, apprend dès les premières pages de l’ouvrage que « l’étude de l’action [de Darlan] sera ciblée » et que c’est « sous l’angle des relations avec l’Allemagne que [sa] politique intérieure sera exposée » (ibid., p. 13). En d’autres mots, le vrai sujet du livre n’est pas l’Amiral de la flotte lui-même, mais plutôt « Darlan diplomate », selon l’intertitre de l’introduction (ibid., p. 13), ou encore la collaboration « à la Darlan » (ibid., p. 15). Clairement informé qu’il n’a pas dans les mains une « vraie » biographie, rédigée avec une exigence d’exhaustivité, le lecteur aurait mauvaise grâce à s’attendre à l’examen des points soulevés par F. Delpla. A titre de comparaison, en lien avec le premier item de la liste, l’assassinat de l’ancien ministre de l’Intérieur du Front populaire Max Dormoy, certes perpétré sous la vice-présidence du Conseil de Darlan, le 26 juillet 1941, est également ignoré des biographies d’H. Coutau-Bégarie et C. Huan dont F. Delpla marque « l’érudition pugnace », et d’Henri Michel (François Darlan, Hachette, 1993). Et l’évènement est traité en moins de deux lignes dans la dernière synthèse disponible sur Vichy dont F. Delpla vante l’excellence sur son site http://delpla.org/article.php3?id_article=509&var_recherche=Cointet : la bombe ayant tué Dormoy dans son sommeil a été placée par des « activistes », écrit sans plus de précisions Michèle Cointet (Nouvelle histoire de Vichy, Fayard, 2011, p. 454). Me revenait-il de creuser cette affaire ou d’autres situées en dehors de mon champ de recherche ? Je ne le crois pas.

On me permettra à mon tour, en retour, de pointer ce qui constitue de mon point de vue une véritable lacune dans la critique de F. Delpla : je m’étonne que pas un mot ne rende compte de l’offre d’alliance faite par Vichy à Berlin le 14 juillet 1941 sur laquelle, par ailleurs, est centrée la préface de M. Georges-Henri Soutou, professeur émérite de la Sorbonne (Paris IV) et membre de l’Institut, également et étonnamment absent de la recension. Si, comme l’affirme F. Delpla, je m’efforce de n’apporter dans l’étude « que du nouveau », comment expliquer le choix d’allouer plus d’un tiers de la recension au débarquement en Afrique du Nord qui représente une question déjà très largement traitée (cf. Paxton, Robert. O, « La coupure décisive pour Vichy (novembre 1942) – L’état français vassalisé », in La France des années noires, Seuil, coll. Points Histoire, 2000, II, p. 11-39) ? Et quid de Darlan, missionné par Pétain en février 1941 à dessein d’opérer un rapprochement avec le vainqueur ? F. Delpla néglige la visite de l’amiral au Berghof et se borne à évoquer sa « conduite » au temps, fin mai, des Protocoles de Paris. Puis, ignorant superbement l’offre du 14 juillet qui couronne l’ensemble des efforts diplomatiques consentis par Darlan (soutenus par Pétain), il saute à l’offre « fantôme » d’Hitler de janvier 1942, à l’heure où l’usure du gouvernement Darlan est avérée. Somme toute, c’est l’acmé du jeu de l’amiral (dont F. Delpla marque toutefois la « disposition » à la collaboration) qui passe à la trappe, et j’invite le lecteur intéressé à parcourir la recension plus courte, mais équilibrée et surtout exempte d’erreurs, publiée (26 février 2015) dans Le Figaro littéraire : http://www.lefigaro.fr/livres/2015/02/26/03005-20150226ARTFIG00018-darlan-le-super-collaborateur.php
Plus après, F. Delpla note une « absence préjudiciable », à savoir « l’analyse du jeu allemand ». La critique est d’une portée immense, la question étant cette fois située au cœur de l’ouvrage, et elle appelle une réponse étoffée. Concédant qu’Hitler et Abetz figurent dans les « gros bataillons de l’index », F. Delpla écrit encore que la « subordination de l’ambassadeur au dictateur est insuffisamment affirmée ». Cette double appréciation m’apparaît plus malvenue que les précédentes, tant l’étude décrit le machiavélisme avec lequel Hitler a instrumentalisé la ligne de Montoire au lendemain de la fatidique entrevue, comme (entre autres) l’amiral Auphan, les généraux de la Laurencie et Doyen, les diplomates Charles-Roux et Rochat le dénoncèrent sans ambages (Darlan – La collaboration…, p. 79, 96-7, 181, 279, 299-300). Darlan, pour sa part, croira jusqu’au bout au succès de sa politique de rapprochement, ce qui ne le privera pas de se plaindre littéralement du matin au soir du Führer dont il guettait un changement d’attitude (ibid., p. 135-6, 166-70, 178, 187, 197, 200-3, 208, 213-5, 244-5). Plus sévère, Benoist-Méchin, qui représentait Darlan à Paris, blâmera Hitler de n’avoir « rien compris » à la situation (ibid., p. 230). Et s’il n’y avait que les Français pour observer le jeu joué à Berlin ! Du côté allemand, la subordination d’Abetz à Hitler est pointée à de très nombreuses reprises à partir des journées de Montoire dont l’ambassadeur, furieux, dénonce le sabotage (ibid., p. 80). Ainsi Abetz plaide-t-il sans succès la cause de Darlan en avril 1941 (ibid., p. 118), dans le cadre de l’affaire de Syrie (ibid., p. 123), après l’offre du 14 juillet (ibid., p. 185-6), durant les semaines précédant le renvoi de Weygand (ibid., p. 189-91), et encore au lendemain de l’entretien de Saint-Florentin (ibid., p. 197). Le jugement de F. Delpla selon lequel la liste des séjours d’Abetz en Allemagne n’est « guère exploitée » laisse pantois : sur les quinze venues d’Abetz à Berlin et au Berghof relevées par Barbara Lambauer (Otto Abetz et les Français ou l’envers de la collaboration, Fayard, 2001, p. 832) au temps de la vice-présidence du Conseil de l’amiral, huit, soit plus de la moitié, sont mises en évidence en lien direct avec mon propos (Darlan – La collaboration…, p. 117, 120, 135, 143, 172, 207-8, 212). Manifeste vis-à-vis d’Hitler, l’impuissance de l’ambassadeur est patente également à l’égard de son ministre Ribbentrop présent plus de 50 fois dans l’index (ibid., p. 157-8, 170, 177, 182-3, 185, 238). Abetz, par ailleurs, était sans autorité aucune sur le ministre Hemmen (en poste à Wiesbaden) et sur la question récurrente de la réduction des frais d’occupation (ibid., p. 124-5, 135, 139, 143, 157) qui joua un rôle de premier plan dans le raidissement de Darlan à l’égard de Berlin. Comment, dans ces conditions, s’étonner que l’ambassadeur ait critiqué le jeu d’Hitler, notamment à la veille des négociations des Protocoles de Paris et dans les journées précédant l’offre de juillet (ibid., p. 136, 169-70), puis accablé la politique de son Führer dans son essence (ibid., p. 197, 217, 223, 227-8, 264). Et s’il n’avait d’autre choix que de suivre ses instructions, l’Allemand, dont la francophilie était de façade (ibid., p. 137), a fait preuve de duplicité (ibid., p. 123, 126, 162), particulièrement vis-à-vis de Darlan qu’il est parvenu à manipuler (ibid., p. 140, 166, 190-4, 224), sur la question juive (ibid., p. 106), et lors de l’offre « fantôme » de janvier 1942 (ibid., p. 207-12). Enfin faut-il souligner ses initiatives d’importance prises lors de la signature du protocole politique de Paris qui lui sera reprochée (ibid., p. 139, 348, note 100), au lendemain de l’invasion de l’URSS (ibid., p. 164) et en ne transmettant pas à sa hiérarchie l’ensemble des documents constituant l’offre d’alliance faite par Vichy le 14 juillet 1941 (ibid., p. 173).
Venons-en à Hitler qui, dixit F. Delpla, ferait figure dans l’étude « d’oracle aux propos ambigus ». Sans doute F. Delpla avait-il en tête, en posant la formule, le cadre général selon lequel le goût du secret et la personnalité manipulatrice d’Hitler imprégnaient l’appareil gouvernemental nazi. Le dictateur, comme cela a été établi, jugeait plus productif de mettre ses services en position de rivalité. A charge pour ses agents, à partir de directives et d’orientations générales, de deviner comment œuvrer au mieux « dans la direction du Führer » (Kershaw, Ian, Hitler, Flammarion, 2000, I, p. 408-9, 490-8, 753-4). Mais ce mode de fonctionnement ne privait pas Hitler d’avoir une vision claire de l’avenir qu’il réservait à l’ancien ennemi de 14-18. Ainsi expose-t-il à ses généraux, quelques jours après Montoire, son intention d’instrumentaliser la France vaincue dans le cadre de la poursuite de la guerre contre l’Angleterre (Darlan – La collaboration…, p. 88). Il le répètera à Mussolini qu’il s’agissait de « rassurer » après Montoire et la visite de Darlan au Berghof (ibid., p. 49, 88, 127-8, 144). A-t-il ensuite hésité à se rapprocher de la France, ou du moins adopté une position ambiguë à son égard ? C’est ce que suggère Barbara Lambauer (op. cit., p. 450) après l’analyse de l’offre de janvier 1942, à l’inverse de mes propres conclusions (Darlan – La collaboration…, p. 209-10, 212). L’analyse du jeu allemand, contrairement à ce qu’écrit F. Delpla, est donc explicitée à plusieurs reprises de la manière la plus nette qui soit : « aucune offre [de collaboration ou d’alliance] n’aurait trouvé grâce aux yeux d’Hitler » dont la langue, témoigne Abetz, lui « fourchait chaque fois qu’il prononçait le mot honni de collaboration » (ibid., p. 228). En d’autres termes, Hitler n’a pas tenu de propos ambigus en ce sens, selon la critique de F. Delpla, que son dessein véritable vis-à-vis de la France serait malaisé à déchiffrer aujourd’hui. En revanche, en bon manipulateur épaulé par Ribbentrop, il a élaboré une politique ambiguë, car marquée d’une « équivoque » quant à la réalité de la collaboration. Ainsi Pétain rapporta-t-il aux Français de retour de Montoire (ibid., p. 78-9) qu’il entrait « dans l’honneur […] dans la voie de la collaboration » dont les modalités restaient à fixer. Et l’équivoque sera progressivement étendue au domaine militaire lors des entretiens Hitler-Darlan de Beauvais, le 24 décembre 1940, et de Berchtesgaden, les 11-12 mai 1941, avec Ribbentrop. Analysée en détail par le diplomate Rochat qui assistait Darlan à Vichy, cette équivoque, dont Darlan, Pétain et Laval furent le jouet funeste, est détaillée dans l’étude (ibid., p. 79, 126-8, 332, note 14). Elle s’appuie sur les conclusions de travaux antérieurs faisant la part belle aux archives allemandes et revenant régulièrement dans mon travail, tel Eberhard Jäckel qui évoque la stratégie de « duperie » d’Hitler (La France dans l’Europe d’Hitler, Fayard, 1968, p. 161), Robert Paxton qui décrit Hitler allant à Montoire « bien décidé à cacher aux Français le sombre avenir qui les attend » (La France de Vichy 1940-1944, Seuil, édition 1997, p. 116) et Philippe Burrin (cité par F. Delpla) dont je rapporte la superbe formule qui résume le double jeu allemand : manipulation d’Abetz, qui « visait la satellisation et non le partenariat », et manipulation d’Hitler, qui « parlait satellisation à Abetz, mais pensait écrasement » (La France à l’heure allemande, Seuil, coll. Points Histoire, 1997, p. 103-4. Cf. Darlan – La collaboration…, p. 232, 234). Les conclusions de ces travaux (essentiels pour comprendre le jeu allemand) reprises dans mon étude sont de plus enrichies d’archives inédites ou restées inexploitées. Le « domaine utopique de la collaboration » qui nourrissait les rêves chimériques d’Abetz, c’est avec cynisme que Ribbentrop l’exposa à Ciano; et l’Allemand alla jusqu’à donner ce qui s’apparente à de véritables instructions à son homologue italien en préparation de la rencontre Ciano-Darlan du 10 décembre 1941 (ibid., p. 204, 228, 238). Le journal de Goebbels rend également compte du machiavélisme d’Hitler et du « mirage » de la collaboration (ibid., p. 232-3). Qu’il s’adresse au général Juin à Berlin, ou à Pétain et Darlan lors de l’entrevue de Saint-Florentin en décembre 1941, Göring étale un cynisme impressionnant (ibid., p. 198-9). Il m’a semblé encore que l’analyse du jeu allemand passait également par l’exposition de l’opinion des détracteurs d’Hitler. Car si Ribbentrop, Goebbles et Göring parlaient la voix de leur maître, une autre part de l’élite du Reich pensait différemment, quoique forcée elle aussi, comme Abetz, de taire son jugement sur la politique du Führer. Que l’on cherche dans les rangs des diplomates, c’est-à-dire Abetz, mais aussi son adjoint Rahn (ibid., p. 229, 231-2) ou les ambassadeurs Ritter et von Papen (ibid., p. 231, 363, note 80); que l’on se tourne vers les militaires, les généraux Vogl et Westphal, en poste à Wiesbaden à la Commission d’armistice (ibid., p. 169, 231, 363-4, note 82), Heusinger, de l’OKH (ibid., p. 363, note 78), Jodl, de l’OKW (ibid., p. 170), le maréchal Keitel, à la tête de l’OKW, (ibid., p. 170, 231), tous ces hommes critiquent avec plus ou moins de retenue les choix d’Hitler. La palme de la sévérité revient au général Warlimont, adjoint de Jodl et négociateur face à Darlan des conférences militaires de Paris (nov.-déc. 1940) et, en mai 1941, des protocoles de Paris (ibid., p. 231), qui pointait la « duplicité politique » d’Hitler vis-à-vis de la France. Une attention particulière a enfin été portée au rôle du grand-amiral Raeder et de la SKL (état-major de la Kriegsmarine) par l’auteur de ces lignes (Costagliola, Bernard, La Marine de Vichy – Blocus et collaboration, préface de Robert O. Paxton, réédition CNRS Editions, coll. Biblis, 2014, p. 285-99), par exemple sur la question de l’éventuelle venue du cuirassé Bismarck à Dakar. L’étude sur Darlan, va sans dire, reprend les conclusions de ce travail en y ajoutant des archives allemandes alors ignorées. En bref, la stratégie de rapprochement avec la France prônée par le grand-amiral Raeder tomba dans l’oreille d’un sourd, alors même qu’il évoquait à mots couverts la défaite du Reich en présence de son Führer (Darlan – La collaboration…, p. 87, 89, 117, 138, 213, 230-1, 236, 241, 243). Enfin un bilan de plusieurs pages récapitule la question : la collaboration, du point de vue d’Hitler, « ne fut que la loi du plus fort présentée avec calcul par un adversaire impitoyable » (ibid., p. 227-34). Alors le travail a-t-il été bien mené ? On peut toujours en discuter, et je répondrai à quiconque me sollicitera sur le propos. Mais en écrivant que « l’analyse du jeu allemand » constitue une « absence préjudiciable » dans mon étude – une critique réfutée par les très nombreux renvois précisés plus haut – , François Delpla fait la piètre démonstration qu’il a de toute évidence survolé la question.
Un dernier point concerne le « moralisme binaire » qui affecterait le travail, limitant d’autant sa « portée scientifique », juge F. Delpla. Il est certain, la Shoah en donne l’exemple le plus tragique, qu’il est impossible de ne pas condamner, en termes de bien et de mal, le régime de Vichy. « Comment maîtriser son émotion écrit Claude D’Abzac-Epezy avec force et justesse (L’armée de l’air de Vichy 1940-1944, Service historique de l’Armée de l’Air, Vincennes, 1997, p. 12-3), lorsque l’on croise, au détour d’un livre ou d’un documentaire, le regard d’un enfant, saisi en un ultime instant de vie sur le quai de Birkenau ? ». La seule démarche possible, poursuit-elle, est celle où l’historien, en plus de décrire le passé, se doit encore de le « qualifier moralement ». D’où le danger de tomber dans un cadre manichéen où le bien et le mal se distinguent aisément, au risque de « revenir au Moyen-Age de l’histoire ». Mais si des pans entiers de l’histoire de Vichy se prêtent à une lecture morale, est-ce bien le cas avec l’amiral Darlan comparé à l’inverse au dieu Janus à double face ? Certainement Darlan est-il gris plutôt que « tout noir » ou « tout blanc », lui qui ouvrit à l’Allemagne la porte de la Syrie et celle de l’Afrique aux Alliés (en désobéissant aux ordres de Pétain), lui qui fut l’interlocuteur d’Hitler et celui d’Eisenhower, qui commanda les débarquements de Normandie le 6 juin 1944 (Darlan – La collaboration…, p. 275). Est-ce là présentation d’un personnage monolithique ? F. Delpla relève d’ailleurs que Darlan « se rachète en partie » à Alger. L’étude, d’autre part, met en cause Pétain, en un ensemble à porter au crédit de l’amiral (ibid., p. 132, 181, 196, 198, 301-4) au-delà des initiatives prises par ce dernier en faveur de la collaboration en 1941-1942.
Enfin F. Delpla cite-t-il l’expression de Robert Aron, reprise par H. Coutau-Bégarie et C. Huan, selon lesquels la collaboration fut « un moindre mal ». Or, le jugement ne doit pas être abordé sur un plan moral, mais d’abord en termes de danger couru par le pays (le « moyen d’éviter le pire », poursuivit Aron). Chef de guerre « inintelligent » tel que le décrivait Darlan, Hitler s’est révélé incapable d’écouter ses diplomates et ses stratèges, Abetz et Raeder en premier lieu, qui lui soufflaient de faire bon accueil à l’offre de collaboration, puis d’alliance avec la France de Vichy. Offre répétée, au risque d’une cobelligérance de fait aux côtés des armées de l’Axe, qui connut son apogée sous la vice-présidence du Conseil de l’amiral Darlan, mais offre rejetée. Imaginons l’autre versant de l’alternative avec un Hitler capable de faire taire sa haine de l’ancien ennemi de 14-18 et de renoncer au dessein de destruction qu’il nourrissait à son égard. La France, qui ne fut pas épargnée pendant les années noires, aurait pu être de plus, dans l’hypothèse, confrontée à la formidable épreuve d’une guerre généralisée avec l’Angleterre, voire les Etats-Unis, « foulant le passé commun de ces authentiques démocraties », écrivait avec lucidité Adrienne D. Hytier il y a plus de 50 ans déjà (Two Years of French Foreign Policy: Vichy 1940-1942, Droz, 1958, p. 358-60. Cf. Darlan – La collaboration…, p. 290). Est-ce là démarche moralisatrice ? J’y vois surtout, pour ma part, l’analyse historique des tenants et des aboutissants de la collaboration d’Etat au temps de la période clé du gouvernement Darlan de la France de Vichy.

Bernard Costagliola

Post-Scriptum :
Dans un courriel particulièrement menaçant, l’auteur de cette mise au point m’a « sommé » de restituer le texte original. Je ferai remarquer que la mise au point de l’auteur est plus longue que la recension de notre rédacteur.
Elle est pourtant publiée in-extenso. Je m’excuse auprès des lecteurs de la Cliothèque.
En gage de bonne foi, je publie la version initiale avant révision en PDF joint.
Il va sans dire que cette mise au point n’appelle pas de réponse.