Encore de Gaulle ! Oui, encore lui et même inévitablement, est-on tenté de convenir, tant la richesse du sujet parvient à se renouveler sans s’épuiser. Si tel peut encore être le cas, sans doute le doit-on au fait que, comme ici, certains angles d’analyse demeurent méconnus à force d’avoir été tenus pour des évidences.
« L’esprit d’abandon » ; « Les féodalités » ; « L’esprit qui, toujours, nie » ; « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille » : autant de formules gaulliennes retentissantes – et peu valorisantes – qui semblent renvoyer les élites dominantes vers les marges de la fameuse « une certaine idée de la France » forgée par l’ombrageux général. C’est donc le tableau d’une relation complexe d’attraction-répulsion que brosse ce recueil, fruit d’un colloque consacré à cette problématique en 2007 et publié sous l’égide de la Fondation Charles de Gaulle. Orienté par trois mises en perspective signées respectivement par Jean-Pierre Rioux, Serge Berstein et Pierre Birnbaum, il rassemble dix-huit contributions de spécialistes universitaires parmi lesquels figurent notamment Marc-Olivier Baruch, Jean Garrigues et Maurice Vaïsse. Il s’en dégage un ensemble de mises au point à la fois claires et précises qui formulent un tour d’horizon thématique hautement recommandable. L’intérêt du contenu, visité selon des angles aussi diversifiés que – le cas échéant – divertissants, est bonifié par l’agrément de la lecture, qui bénéficie d’un style généralement enlevé et d’une limpidité parfaite.
Sous ces stimulants auspices, c’est un triple fil d’Ariane que déroule ce bouquet d’études. Le premier conduit à explorer les contours des conceptions gaulliennes de l’élite. Le deuxième aborde les composantes et les évolutions des multiples élites antigaullistes. Le dernier envisage enfin le cas moins net – et moins connu – des élites gaullistes.
Si dénigrement et déception semblent souvent animer le verbe gaullien à l’égard des élites, cette posture est directement liée au culte de l’État qui habite l’altier commandeur. Il le conduit à exiger dévouement et détachement des intérêts particuliers de la part des milieux ayant vocation à diriger le pays. Cet idéalisme élitiste est directement issu des valeurs patriotiques et militaires qui ont façonné le futur homme de Londres avant 1940. Il justifie la déconvenue du fondateur de la France Libre confronté à une solitude politique extrême jusqu’en 1942. Il l’amène à magnifier cette «élite partie de rien» née de l’épreuve de la Résistance, tout en s’en méfiant pourtant par ailleurs au nom de la primauté de l’ordre et en écartant les «hurluberlus» par souci d’efficacité. La mystique gaullienne de l’état est aussi, par la suite, le levain d’une prédilection, pas toujours payée de retour (s’agissant, par exemple, du Conseil d’état), à l’égard des élites de la compétence et du service issues des Grands Corps. Elle l’amène également à approuver la création de ce creuset d’une aristocratie d’état régénérée que l’ENA avait vocation à incarner puis, dans les années Soixante, à soutenir une politique active de modernisation passant notamment par la fondation de la DATAR, l’élan institutionnel donné à la recherche, la “régionalisation technique” de 1964 ou la refonte des structures du ministère de l’Éducation Nationale. Enfin, la déception du général à l’encontre des réticences et des dissidences récurrentes de la classe politique sont au principe de son exaltation des «forces vives» du monde socio-économique, sensées représenter une alternative (notamment par le biais du Conseil économique et social) à la sclérose des élus, débouchant in fine sur les projets de régionalisation et de réforme du Sénat qui aboutissent au seppuku dont chacun sait qu’il s’agit du terme correct pour désigner le harakiri référendaire du 27 avril 1969.
Cristallisation des antigaullismes
Face à l’activisme gaullien, la multiplicité des élites antigaullistes n’a d’égale que leur diversité. L’allergie au supposé césarisme gaullien d’une fraction notable de la classe politique, frustrée de son omnipotence parlementaire, est de notoriété établie. Il est pourtant possible d’en moduler l’intensité en fonction des urgences du contexte, en particulier lors de la guerre d’Algérie. C’est d’ailleurs le cadre choisi par De Gaulle pour tenter de faire émerger les élites politiques d’une “troisième voie algérienne” alternative ou complémentaire au face-à-face avec le FLN. La tentative n’est pas concluante mais témoigne du pragmatisme imaginatif du chef de l’État. La constante allergie des intellectuels à l’égard de celui-ci est également avérée de longue date, Sartre étant à cet égard infiniment plus représentatif que Malraux. Ce sont en fait deux conceptions antagonistes que confronte un face-à-face sans concession entre “la mystique et le politique”, la pensée jugeant l’action tandis qu’en retour l’action stigmatise l’irresponsabilité de la pensée. Plus méconnues assurément sont les réticences d’une grande partie des élites militaires envers les arbitrages – algérien mais également nucléaire et post-atlantiste – de celui qui fut pourtant l’un des leurs, et l’hostilité constante du monde patronal envers les lubies dirigistes d’un pouvoir qui était loin d’être aussi acquis au “grand capital” que le PCF avait pu le proclamer. En définitive, c’est une véritable cristallisation des antigaullismes de toute obédience qui s’opère entre mai 1968 et avril 1969, dès lors que l’alternative pompidolienne s’affirme comme une offre politique crédible démonétisant le chantage référendaire du “Moi ou le chaos”.
Mécontentement, lassitude et besoin de tourner la page firent le reste, d’autant que les gaullistes avaient eux-mêmes en partie déserté cet ultime rendez-vous. Ce sont en réalité plusieurs générations d’élites gaullistes, en recomposition constante, qui vivifient un lien d’allégeance d’autant plus mouvant que les passerelles entre gaullisme et antigaullisme n’ont rien eu d’exceptionnel. Les élites de la France Libre sont loin de communier nécessairement avec les cadres et sponsors du RPF, parti de masse par ailleurs précisément instauré comme un recours à la «trahison des élites» et adoptant des formes de militantisme et de “centralisme autocratique” se rapprochant des pratiques du PCF. Les évolutions de la notion de «Compagnon», issue du vocabulaire de la résistance, illustrent avec une alacrité particulière les mues et les continuités des cercles de fidélité du général. Une fois celui-ci revenu au pouvoir, on relève non sans surprise la porosité entre les milieux mendésistes et gaullistes sur le thème de la rénovation de l’état, dans le cadre plus large des instances informelles d’expertise qui – à l’exemple de la critique constructive portée par le Club Jean Moulin – jouent le rôle de boites à idées du gaullisme de gouvernement. Plus attendue en revanche est la confirmation du loyalisme institutionnel de la “République des fonctionnaires” à l’égard du fondateur de la Ve République.
Et aujourd’hui ? Des héritiers infidèles
C’est à Pierre Birnbaum que revient la tâche de conclure cet ample panorama. Pour ce faire, il se tourne vers le présent. Son article met ainsi en évidence avec virtuosité les évolutions du recrutement gouvernemental, depuis le paradigme néo-colbertiste de la technocratie gaullienne jusqu’aux nouvelles incarnations ministérielles de l’état faible à la mode Sarkozyste, qui puise ses recettes sociétales et libérales dans les références “tocquevillisées” du modèle américain au risque, non négligeable, de ce qui peut subsister de la spécificité identitaire française. Ce croquis des héritiers infidèles laisse sans doute aussi entrevoir, en filigrane, le constat de l’anéantissement de ce qui avait fait l’ambition et l’originalité de l’épopée gaullienne et, plus fatalement encore, la décadence des valeurs qui avaient irrigué la passion politique sincère mise par ses acteurs au service de la France.
Guillaume Lévêque © Clionautes