Pedro Cordoba est maître de conférences à la Sorbonne où il enseigne la langue et la civilisation espagnole. Fils de républicains espagnols réfugiés en France, il a grandi en Arles où il a vu ses premières corridas. Cet ouvrage n’est pas une apologie de la corrida mais une réponse érudite et rigoureuse à toutes les contre-vérités véhiculées par les « anti-taurins ». Au delà de ce combat que l’on peut trouver nécessaire au nom d’une certaine défense de l’authenticité cet ouvrage est aussi une occasion pour ceux qui n’ont jamais pu ou voulu voir ce spectacle de comprendre cette passion qui anime des gens d’horizons très divers. À cet égard, ce livre a toute sa place dans la collection « idées reçues » de cette maison d’édition très présente sur le site des Clionautes, « le Cavalier Bleu ». Ce n’est pas la première fois que ce site accueille une chronique sur un ouvrage consacré à la tauromachie. En 2007, il avait été question d’un ouvrage majeur de Francis Wolff, philosophie de la corrida.
Aujourd’hui, c’est un autre ouvrage bien différent dans sa finalité qui est présenté ici.
On pourrait écrire sur ce sujet des milliers de pages, et bien des auteurs ne s’en sont pas privés. Disons simplement, avant d’attaquer le vif du sujet que ce petit livre (par le nombre de pages !) n’est pas un guide de la corrida, ni une histoire de la tauromachie. Avant d’aller pour la première fois aux arènes, si l’on n’est pas accompagné par un aficionado Tous les lecteurs de ce site savent évidemment que je me ferai un devoir de remplir ce rôle le cas échéant., il conviendra de se référer à d’autres lectures.
En même temps, dans ce petit volume, Pedro Cordoba réussit le tour de force d’expliquer bien des aspects de ce spectacle à nul autre pareil, d’un point de vue historique, social, politique, artistique et philosophique.
Dans la première partie, Du mythe à l’histoire l’auteur démonte quelques idées reçues, et pas seulement celles qui sont véhiculées par les anti-taurins, mais aussi celles que des amateurs « peu éclairés » véhiculent. Ils ne sont pas les derniers d’ailleurs.
« La corrida, ça remonte à la nuit des temps » fait partie de ces idées reçues qui trainent un peu partout, souvent pour justifier l’argument comme quoi cet exercice est un rituel barbare, certains disent même moyenâgeux, qui révèle le fond de sauvagerie inacceptable au XXIe siècle. Avec beaucoup d’à-propos, Pedro Cordoba rappelle que la corrida est fille des Lumières. Qu’elle tire ses origines de la codification d’un exercice pratiqué dans cette Espagne qui s’ouvre à la modernité par le peuple. L’aristocratie espagnole étant, pour des raisons économique plus intéressée par la corrida à cheval.

La corrida, fille des lumières

C’est d’ailleurs dans cette idée reçue « Les Arabes ont amené la corrida en Espagne » que l’on retrouve encore cette vision des Lumières. Les intellectuels espagnols voulaient réhabiliter cette espagne mauresque, chargée de valeurs positives et le cavalier arabe est devenu une sorte de précurseur du caballero en plaza, le rejoneador qui désigne le cavalier qui combat le taureau à cheval. La corrida portugaise sans mise à mort publique du taureau est d’ailleurs pratiquée en costume de cavalier français du XVIIIe siècle. la corrida de Rejon en Espagne est pratiquée en costume de caballero andalou et avec mise à mort.
Autre préjugé aisément démonté par l’auteur, celui-ci que l’on entend souvent: « La corrida est une survivance des jeux du cirque à Rome ».. Rien n’est plus faux en réalité. Dans la conception romaine des jeux du cirque, le spectacle de la mort était lié à une activité politique, celui des notables et des patriciens qui donnaient ces spectacles, le plus souvent d’ailleurs des courses de chevaux et des combats de gladiateurs ou des combats d’animaux entre eux. De plus bien après la diffusion du christianisme devenu religion d’état, ce sont les spectacles en tant que tels qui sont interdits, et surtout le théâtre.
La corrida a été souvent un enjeu politique en Espagne mais en tout cas pas en France. « Quand on aime la corrida, on vote à droite » fait partie de ces âneries qui feraient s’esclaffer de rire bien des vicois, des Dacquois et des Nîmois sans parler des BIterrois. La corrida en France transcende les clivages politiques et j’ai été bien souvent dans les callejon aux côtés de Robert Hue, Gayssot, Mélanchon mais aussi à coté de Christian Clavier et quelques autres UMP. (Tous ont été assez aimables pour garder mon sac et mes appareils photos pendant certaines phases de la lidia où je quittais ma place) En Espagne par contre, le Franquisme a voulu faire de la corrida une sorte de fête nationale, mais sans vraiment y parvenir. A Barcelone, les catalanistes refusent la corrida comme spectacle du centralisme castillan tandis que dans le pays Basque on y est farouchement attaché. Manolete n’était pas un thriféraire du franquisme et Luis Miguel Dominguin ne faisait pas mystère de l’appartenance de ses deux frères au Parti communiste pourtant interdit sous le franquisme.
Pas plus que l’on nepeut dire que le football rassemble des hordes fascistes on ne peut qualifier la corrida de spectacle de Droite.
« Supprimez la misère et vous aurez supprimé la corrida » Cette idée reçue doit beaucoup à Jean Ferrat dont la chanson «les belles étrangères» évoquait «l’Espagne qui a trop d’enfants pour les nourrir et le choix entre la faim ou le taureau ». Jean Ferrat est aussi, comme beaucoup de dirigeants du Parti communiste français un aficionado éclairé mais si cette chanson doit beaucoup à la vie de ces apprentis toreros appelés maletillas, qui crevaient de faim sur les routes entre deux élevages à la recherche de l’opportunitad de montrer leur savoir faire, il n’en va pas de même aujourd’hui. AU contraire parfois. Les débuts d’un novillero coûtent cher à sa famille et ce sont plutôt des jeunes issus du monde de la tauromachie qui se lancent dans cette aventure. Mais il y a cinquante ans comme aujourd’hui seul 5 % réussissent et deviennent riches dans l’arène. (Sans comparaison avec un joueur de football ou un champion de golf tout de même).

La corrida face aux pouvoirs
Si l’on a pu dire que « L’Église condamne la corrida » puisque l’exposition de sa vie est un pêché, il n’en reste pas moins qu’elle est très présente dans les arènes. Dans toutes les plazas de France et d’Espagne et d’Amérique latine, il existe une chapelle et un aumônier des arènes. De plus rares sont les matadors qui ne se signent pas en rentrant en piste. Certains portent sur eux différentes médailles de la vierge et le bracelet des toreros (souvent porté par des jeunes filles) est composé de plusieurs représentations de la vierge noire de Séville sur des plaquettes en émail.
Du point de vue théologique, rares ont été les interdits formels à l’exception notable du Pape Pie V, ancien grand inquisiteur, en 1567. Par contre Clément VIII a annulé cette bulle en 1596. Pourtant certains anti-corridas s’appuient sur certains textes y compris de Jean-Paul II qui sont sans aucun rapport avec la tauromachie mais au contraire favorables au maintien de la diversité des espèces animales, ce que les pseudos écologistes anti-taurins voudraient voir supprimer en décrétant la fin de la race des taureaux de combat.
Cet argument : « Je suis écologiste, il faut laisser vivre les taureaux » est en effet particulièrement spécieux. Les éleveurs de taureaux de combat sont les dépositaires d’un patrimoine génétique qui disparaîtrait immanquablement avec la fin des corridas et des élevages.

Un joyau génétique à préserver

Le bos taurus ibericus est le descendant de l’auroch et, reste un animal sauvage au même titre que le loup ou l’ours que les écologistes défendent avec juste raison. En effet, le principe même de l’élevage du taureau de combat est la très faible cohabitation de cet animal avec l’homme.
Elevés ou plutôt gardés dans de grands espaces naturels en symbiose avec des oiseaux et autres, les troupeaux permettent d’éviter que ces étendues ne soient livrées à la spéculation foncière, à l’agriculture intensive à base d’OGM et au bétonnage. Il faut d’ailleurs admirer ces ganaderos, ( éleveurs) qui résistent, surtout par passion, aux sollicitations des bétonneurs. Pourtant, et malgré le prix élevé de certains taureaux issus d’élevages prestigieux, l’élevage de « bravos » n’est pas une affaire rentable. Pour disposer de 6 lots de taureaux par an, (Soit 36 bêtes) il faut entretenir près de 600 têtes de bétail en permanence. En relation avec cette autre idée reçue : « L’Europe finira par interdire la corrida », l’auteur aurait pu évoquer cette menace sur les élevages que serait la fin des subventions du l’UE aux éleveurs. Les lobbies anti-taurins militent à Bruxelles en faveur de l’interdiction de la corrida. Leurs positions ont été, jusqu’à présent rejetées mais rien ne dit que leurs arguments « économiques » ne seraient pas entendus. La corrida serait alors gravement menacée, les élevages étant plus rares, moins étendus en superficie, ce qui pourrait conduire à une sorte de dégénérescence des différents encastes.

La menace contre la corrida peut d’ailleurs venir des aficionados eux-mêmes, mais aussi des toreros vedettes et des éleveurs. En effet, le public souhaite voir des passes exécutées avec douceur, près du corps, ce qui suppose des taureaux moins violents. La sélection des éleveurs peut permettre d’obtenir ce taureau idéal, qui charge en baissant la tête et qui permet les triomphes faciles. Les vedettes font pression sur les éleveurs pour disposer de taureaux de ce type et les éleveurs donnent droit à leurs requêtes en privilégiant dans les troupeaux les vaches et les reproducteurs qui présentent ces caractéristiques. Du coup, la corrida cesse d’être un combat et les passes standardisées deviennent alors le lot commun de beaucoup trop de toreros. Heureusement, il existe, surtout en France des aficionados « puristes » qui privilégient le « toro toro », comme à Vic Fezensac. Le club taurin Vicois qui gère les arènes de cette petite ville du Sud Ouest permet de faire découvrir des encastes « de respect » que les vedettes refusent. C’est d’ailleurs le problème de ces corridas où la difficulté du bétail supposerait des toreros expérimentés qui justement n’en veulent pas ou alors dans de très grandes arènes, histoire de garantir leurs contrats futurs.

Les anti-taurins sont évidemment partisans de l’interdiction totale de la corrida en France et s’appuient sur une loi de 1850 interdisant les mauvais traitements aux animaux. Sauf que lorsque cette loi a été votée, la corrida n’existait pas en France et la Loi Grammont ne concerne que les animaux domestiques. Difficile d’assimiler le taureau à un animal de compagnie. En fait, la corrida s’est développée au tournant du XIXe et du XXe siècle, avec des arènes installées dans des zones surprenantes, comme Roubaix Nantes, Saint Malo, Dijon, le Havre. La curiosité pour ce spectacle exotique n’a pas permis d’installer une « tradition taurine », et, comme pour les éphémères arènes de Lutèce, lors de l’exposition universelle de 1889, ces spectacles n’ont pas trouvé leur public.

C’est dans les régions où existait une tradition tauromachique antérieure, comme le Sud-Ouest ou le Sud Est que la greffe importée avec Eugénie de Montijo, l’épouse de Napoléon III. Les premières corridas de tradition espagnole ont eu lieu aux portes de Bayonne en 1853.

La corrida c’est pour les machos !

Enfin pour terminer cet inventaire des idées reçues, celle-ci qui est souvent assénée : « Je suis féministe, la corrida, c’est pour les machos », n’est pas plus fondée sur une quelconque réalité que les précédentes. Argumenter sur le thème de la violence virile réservée aux hommes tandis que les femmes seraient naturellement douces et sensibles est évidemment une idée reçue qui rabaisse la femme en tant que telle. Pour autant, cela n’empêche pas des individus dans le milieu taurin d’être machistes, mais pas plus que dans le rugby ou le football. En réalité, dès les débuts de la tauromachie moderne, des femmes se sont battues pour être présentes dans les arènes. Il y eut même un âge d’or du toreo féminin entre 1870 et 1908. Il y eut même deux torera étrangères. La Belgicana née à Bruxelles et Petra Kobloski, une polonaise. Plus près de nous, la grande cavalière Conchita Cintron, ou Christina Sanchez ont pu incarner cette présence féminine dans les arènes. Avec bonheur pour la première, avec un bilan plus controversé pour la seconde.
En 1908 c’est le gouvernement espagnol qui adopte une loi interdisant aux femmes de toréer au nom de la décence. En 1931 la République lève l’interdiction mais elle est rétablie, seulement pour le toreo à pied sous le franquisme. Depuis, quelques jeunes filles en France comme en Espagne rentrent dans les écoles taurines, et de ce point de vue Christina Sanchez a ouvert la voie, et la réussite d’une femme dans les ruedos, son accès aux premiers rangs de l’escalafon, n’est plus qu’une question de temps.

La dernière partie de l’ouvrage Éros et Thanatos, revient sur d’autres affirmations plutôt qu’idées reçues : Incontestablement, et cela à toutes les époques, « Le taureau est un symbole de virilité ». Pourtant, les taureaux de Lascaux sont dépourvus d’attributs sexuels pourtant visibles de loin. La tradition du taureau nuptial, le sang du taureau étant sensé incarner le fluide reproducteur. De là à dire que « la corrida, c’est chargé d’érotisme, » il n’y a qu’un pas, trop vite franchi parfois.
Pour terminer cette présentation de cet ouvrage évidemment très utile, citons ces deux dernières idées reçues : « Si le taureau gagne, il est gracié » et « La corrida se moque du droit des animaux ». La première est absolument fausse. La grâce d’un taureau intervient après un combat exceptionnel, je ne l’ai vue que trois fois en 35 ans de fréquentation des arènes, et se justifie par la nécessité de transmettre des qualités au troupeau avec un reproducteur essayé en conditions réelles. Il faut savoir en effet que les taureaux ne peuvent « servir » qu’une fois puisque la tauromachie repose sur le fait que le taureau juge dangereux et hostile le leurre qui bouge, (cape ou muleta), tandis qu’il ignore pendant un certain temps, ce qui est immobile à côté, c’est-à-dire le corps de l’homme.
Un taureau qui aurait déjà été torée chargerait l’homme immédiatement avec les conséquences que l’on imagine.
Enfin pour le droit des animaux, il conviendra de s’interroger sur cette notion étonnante qu’est l’affirmation des « droits des uns » au détriments des « droits des autres ». Le prohibitionnisme démocratique tel que défendu dans les « lois mémorielles » est un étouffoir des libertés.
De la même façon, la défense de « droits » particuliers, ceux d’un groupe ou d’une espèce, fait passer la conception du droit romain, « tout ce qui n’est pas interdit est autorisé » au droit coutumier, c’est-à-dire à une conception utilitaire du droit, d’un droit a géométrie variable qui assure le primat des intérêts particuliers sur le bien public.

Au terme de ce compte rendu de lecture on ne saurait trop conseiller la lecture de cet ouvrage à tous ceux qui voudraient comprendre cette passion qui anime de plus en plus de personnes. Le nombre de corridas augmente, preuve que ce spectacle rencontre son public. De plus, ce qui différencie les aficionados de leurs adversaires c’est que les premiers n’ont jamais forcé les seconds à les accompagner sur les gradins tandis que les autres voudraient interdire aux premiers d’exister.

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Bruno Modica