De l’autre côté des croisades. L’Islam entre croisés et Mongols, paru aux éditions Passés/Composés en janvier 2021, est le dernier ouvrage de Gabriel Martinez-Gros. Professeur émérite d’histoire de l’Islam médiéval à l’université de Nanterre, l’auteur est spécialiste de l’histoire politique et culturelle d’al-Andalus, il est également un fin connaisseur de l’historien arabe Ibn Khaldûn.
De l’autre côté des croisades est en quelque sorte une suite à L’Empire islamique, VIIe – XIe siècle que G. Martinez-Gros a publié chez le même éditeur en 2019. Ce premier volume présentait alors les cinq siècles de l’existence de l’empire arabo-musulman, depuis sa formation jusqu’à l’émergence des sultanats turcs au XIe siècle. Déjà, l’auteur voulait éviter une histoire trop biaisée par le regard occidental, faisant ainsi appel aux auteurs arabes médiévaux, dont Ibn Khaldûn.
Dans le présent ouvrage, comme le sous-titre l’indique, G. Martinez-Gros souhaite décentrer le regard. Depuis l’Occident chrétien, les Européens ont l’habitude de ne voir dans les croisades que l’affrontement entre le christianisme et l’islam. L’historien invite donc le lecteur à considérer ces affrontements non plus à partir de l’Occident, mais depuis le monde islamique. Ce changement de point de vue permet de mieux comprendre les différentes crises que traverse l’Empire islamique et qui le mènent à son effondrement.
G. Martinez-Gros sollicite l’aide de deux historiens pour mener à bien son objectif. Le premier, Ibn Khaldûn, historien maghrébin du XIVe siècle, est le point de départ de la réflexion de l’auteur dans la première partie de l’ouvrage elle-même divisée en quatre chapitres. Quant au second, Ibn al-Athir, historien arabe qui a vécu de 1160 à 1233, il est la source principale de la seconde partie subdivisée en trois chapitres.
La poussée des Chrétiens d’Occident en Méditerranée et l’échec des croisades.
G. Martinez-Gros revient sur l’effondrement de l’Empire islamique que les Occidentaux imputent très souvent à la période des croisades. L’auteur explique que le phénomène des croisades n’est qu’un épisode d’un drame plus vaste vécu par l’Empire islamique. En effet, ce dernier est pris en tenaille entre d’une part l’invasion des chrétiens occidentaux et d’autre part les attaques redoutables, voire même cruelles, des Turcs et des Mongols qui le prennent d’assaut.
Les auteurs arabes médiévaux ne voyaient dans les croisades qu’un épiphénomène, comme le souligne G. Martinez-Gros dès l’introduction, tant les violences ont été importantes lors des invasions turques et mongoles. Néanmoins, les historiens comme Ibn al-Athir ont rapidement pris conscience de l’ampleur méditerranéenne du mouvement des conquêtes chrétiennes. Dès le XIIe siècle, les auteurs arabes relient la conquête de la Sicile qui se déroule de 1060 et 1090, le début de la reconquête espagnole dans les années 1060-1080 et l’arrivée des croisés en Syrie-Palestine. Les populations chrétiennes qui participent au mouvement des croisades, que l’on nomme habituellement croisés ou latins, sont globalement qualifiées par les Arabes du XIe siècle de « Francs » par souvenir de l’héritage que tous portent de l’Empire carolingien.
Toutefois, les populations arabes ne comprennent pas les raisons qui poussent les Francs à venir dans les territoires de l’Islam. Pour certains arabes, les chrétiens interviendraient en Orient comme mercenaires pour le compte des Byzantins bousculés par les Turcs après la bataille de Manzikert en 1071. Pour d’autres, les « Francs » auraient été appelés par le pouvoir chiite d’Égypte, lui-même en prise avec les Turcs sunnites. Pour Ibn Khaldûn au XIVe siècle, même si leurs motivations lui échappent, les conquêtes réalisées lors des croisades ne peuvent s’expliquer que par l’affaiblissement de l’Empire islamique.
L’échec des croisades en Syrie-Palestine est en grande partie la conséquence de la réussite de l’Occident. C’est notamment l’une des thèses défendues par G. Martinez-Gros au sein de cet ouvrage. En effet, à partir du XIe siècle, l’Occident chrétien connaît une véritable expansion démographique, économique et culturelle, qui prend fin avec les famines précédant la grande peste. Au cours de cette période, la Reconquista ibérique et les croisades appartiennent à « un mouvement plus vaste encore […] de dilatation territoriale de l’Europe, qui porte les colons allemands ou flamands vers la Prusse, la Poméranie et la Courlande balte, et les colons anglais vers l’Irlande ». Or, à la fin du XIIIe siècle, les Occidentaux ont recouvré une certaine maîtrise de la Méditerranée, de ses îles et de ses circuits commerciaux. Ils ont également retrouvé les savoirs scientifiques grâce aux ouvrages gréco-arabes. Ils n’ont donc, selon l’auteur, plus rien à apprendre de l’Orient qui perd peu à peu l’intérêt des puissants.
G. Martinez-Gros rappelle enfin que les Francs ne sont pas assimilables, contrairement aux Berbères d’Afrique du Nord ou aux Turcs qui attaquent l’Empire islamique lors de la même période. Une civilisation comme celle de l’Islam médiéval attend des barbares qui envahissent son territoire qu’ils se convertissent à la fois à la religion musulmane, mais également à l’ensemble de la culture arabe, or, les Francs n’ont aucune envie de se convertir.
Les conquêtes berbères, turques et mongoles entre fascination et volonté de destruction de l’Empire islamique.
Les Berbères almoravides qui font la conquête de l’Espagne comme les Turcs qui viennent des steppes d’Asie centrale sont fascinés par la civilisation musulmane médiévale, ce qui explique leur islamisation. En effet, comme l’explique Ibn Khaldûn, ces peuples de bédouins sont des barbares attirés par les richesses de la civilisation sédentaire que représente l’Empire islamique et leur « fascination pour la civilisation le[s] conduit à s’en emparer par la force ». G. Martinez-Gros rappelle à cet effet le mécanisme de l’empire qu’il emprunte en partie à Ibn Khaldûn. Un empire comme l’Empire islamique est avant tout un État ayant désarmé et désolidarisé sa population pour prélever sur elle l’impôt, ce qui permet ainsi de concentrer les richesses dans la capitale.
C’est ce qui explique pour Ibn Khaldûn la facilité avec laquelle des groupes de bédouins, relativement peu nombreux mais redoutablement violents et solidaires, ont pu devenir les nouveaux maîtres de l’Empire musulman en fournissant une force militaire pour intimider les peuples à payer l’impôt et pour garantir la sécurité de la population contre les menaces extérieures. Cependant ces nouveaux venus connaissent une assimilation progressive, qui passe en partie par la conversion à l’islam.
À l’inverse, les Mongols ne se convertissent pas à l’islam car leur fascination ne se porte pas vers la civilisation musulmane, mais vers la Chine. L’auteur rappelle par ailleurs que la distinction essentielle entre les Turcs et les Mongols est justement la conversion à la religion du prophète.
Lors de la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258, la volonté première est d’anéantir toute trace d’un autre empire. L’historiographie arabo-musulmane garde d’ailleurs un très mauvais souvenir de la prise de la capitale de l’Empire islamique. En effet, les Mongols ont la réputation d’exterminer la population dès lors qu’elle résiste à l’avancée de leurs armées. La famille des califes abbassides, descendant du prophète et incarnant l’unité de l’Empire islamique, est massacrée comme l’ensemble de la population de Bagdad qui comptait aux alentours de 100 000 habitants, alors même que la capitale n’a opposé aucune résistance aux Mongols.
Pour conclure, G. Martinez-Gros porte un regard original sur la période des croisades en se positionnant non pas du point de vue occidental, mais en regardant depuis l’Empire islamique. En faisant appel aux historiens arabes médiévaux, il croise de nouveau la route d’Ibn Khaldûn dont il a déjà de nombreuses fois étudié les thèses dans ses travaux précédents. Par cet ouvrage G. Martinez-Gros réalise en quelque sorte une synthèse des réflexions qu’il a dégagées depuis plusieurs années en travaillant les textes de l’historien maghrébin et en les confrontant à l’effondrement de l’Empire islamique. Toutefois, le lecteur aura besoin de maîtriser à la fois les espaces et la chronologie de la période pour avoir une bonne compréhension de l’ouvrage.