Cependant la principale originalité du livre est d’offrir une vision des guerres de Religion dans le Sud-Ouest à partir de la confrontation des sources françaises, souvent connues, avec les sources diplomatiques espagnoles conservées aux Archives Générales de Simancas, en Castille. Le formidable caractère paperassier de la monarchie des Habsbourgs d’Espagne permet à l’historien des reconstitutions qui ne peuvent être réalisées en France avant la fin du XVIIe siècle-début du XVIIIe siècle, avant que les archives étatiques ne soient organisées. Devant la masse documentaire manipulée par l’auteur, on ne peut qu’être admiratif de la qualité de la narration qui s’y développe tout en présentant les multiples nuances régionales et chronologiques de ces événements mouvementés. Encore ne s’agit-il ici que de la 1ère partie, qui porte sur les années 1540-1589, d’un diptyque annoncé, le 2e tome devant couvrir la période 1589-1598. Devant un tel foisonnement, qui ressemble aux monuments des grandes histoires régionales élaborées au XIXe siècle, on ne pourrait que souhaiter voir renouer avec la tradition d’une structuration introductive et conclusive plus marquée en fin et début de chapitre, voire l’insertion de « sous-tables des matières » en début de ces chapitres.
Actuellement, les Pyrénées ne constituent plus cette double frontière qu’elles ont longtemps été, à la fois obstacle géographique, avec la chaîne montagneuse à franchir, et séparation politique avec l’opposition entre les états ibériques et français. Ces Etats étaient encore en cours d’unification fin 16e siècle : l’Aragon n’est mis au pas qu’en 1591, alors qu’Henri IV incorpore tardivement à la monarchie française ses territoires de Béarn, de haute Navarre et du comté de Foix. Ainsi, pendant un siècle et demi, les Pyrénées ont formé un espace stratégique entre les deux plus grandes dynasties, alors que l’occupation de la plus grande partie du royaume de Navarre par Ferdinand d’Aragon en 1512 représente une des pierres d’achoppement. Avec le traité des Pyrénées en 1659, l’éclipse européenne de la Castille est consacrée, la position stratégique des Pyrénées est atténuée.
La période des guerres de Religion revêt une acuité particulière dans les rapports franco-espagnols, car toutes les virtualités étaient présentes : la monarchie française pouvait se désintégrer, passer d’une religion à l’autre, ou choisir un changement dynastique. Pour les provinces, les tentations de renforcer les caractères propres des libertés provinciales, voire autonomistes, se manifestaient.
Dans ce contexte, le Sud-Ouest de la France apparaît comme un théâtre propice aux luttes souterraines entre les principales forces : souverains Valois et Habsbourg, roi de Navarre (Jeanne d’Albret et son fils, Henri de Navarre), comté de Ribagorza (qui échappe encore à la tutelle complète de Madrid), esprits autonomistes et insoumis des cadets des grandes familles, à commencer par ceux des lignages royaux, Henri, puis François d’Alençon, duc d’Anjou, don Juan d’Autriche et, à niveau légèrement inférieur, princes lorrains (les Guises), Montmorency… Ces divers protagonistes participent au grand bouleversement des guerres de Religion au sein de cet espace pyrénéen. En outre, ils contribuent aux jeux internationaux et, comme le précise nettement Serge Brunet, l’échec de l’Invincible Armada n’est pas sans conséquence sur la situation des ligueurs du Sud-Ouest (p.741 et suivantes). La pérennité de l’idée de croisade contre les Infidèles, que Lépante a pu revigorer, possède des correspondances avec un imaginaire occitan riche en reconquêtes religieuses, depuis les Sarrasins jusqu’aux Cathares, ce qui permet à nombre de catholiques de s’enrôler dans ces combats confessionnels.
Enfin, généralement l’historiographie considère le protestantisme du Sud-Ouest comme largement influencé par les édilités urbaines à la différence de la France septentrionale où l’influence nobiliaire serait plus développée. En fait, l’ouvrage nuance cette perspective comme l’illustre la situation toulousaine. A son apogée en 1560, le protestantisme y touchait à peine 10% de la population (4 000 habitants). Inversement, en 1560, l’impact de la conversion de Jeanne d’Albret, reine de Navarre, souveraine du Béarn et de Foix, imprime une orientation seigneuriale aux municipalités réformées, qui se transforment souvent en courroies de transmission entre le Prince et les consistoires.
Pour mener à bien cette monographie des guerres de Religion dans le vaste espace compris entre Narbonne à Bordeaux, Bayonne et Montauban, trois grandes parties composent l’ouvrage. La première aborde la mise en place du protestantisme et les réactions qu’il entraîne, jusqu’à la radicalisation des positions religieuses et politiques consécutives, en partie à l’entrevue franco-espagnole de Bayonne en 1565, sur laquelle S. Brunet offre de nouvelles perspectives. Après un bref rappel sur l’humanisme et la Réforme, le chapitre I souligne la force de la question sociale dans la contestation religieuse, entre flambées iconoclastes, mouvements antiseigneuriaux (assassinat du baron de Fumel en nov.1561), luttes entre groupes nobiliaires rivaux, au point que le contemporain François de Belleforest compare les mouvements paysans du Sud-Ouest à la guerre des paysans allemands. De plus, les rivalités entre factions urbaines sont présentes et se manifestent différemment (prise protestante d’Agen en avril 1562, échec à Toulouse deux mois plus tard où, pendant tout l’Ancien Régime le 17 mai, on commémore cette « fête de la Délivrance »). Par ailleurs, les tentations de s’emparer des biens ecclésiastiques et les refus du paiement des dîmes ne tiennent pas uniquement de motifs religieux, ainsi que l’illustre le cas du Comminges, pourtant profondément catholique.
Tout au long de l’ouvrage, les archives de Simancas offrent de riches passages descriptifs des tractations et combinaisons ébauchées par les diverses parties. Ainsi, les cas d’Antoine de Bourbon, qui rêve à plusieurs reprises d’une monarchie en Sardaigne, que lui offrirait Philippe II et celui du duc de Montmorency-Damville, gouverneur du Languedoc, d’abord catholique ultra qui entretient de nombreuses relations avec l’Espagne, apparaissent remarquables. Par ailleurs, de nombreux capitaines de guerre, qui ressortent en partie de la catégorie des cadets de Gascogne, espèrent que le libre jeu de la guerre leur procurera l’ascension sociale espérée. On rencontre aussi des prêtres, comme ce Michel Maulabère recruté par Monluc (p.144-146), qui opèrent de façon trouble. Dans les zones de montagnes, les formes de contacts sont plus originales entre, d’une part, banditisme, contrebande et brigandage, dont les bandouliers sont un exemple, et, d’autre part, une série de traités de lies et de passeries entre vallées espagnoles et françaises (Val d’Aran, de Bielsa, de Barèges…) qui assurent une coexistence pacifique pastorale pour les estives.
Les 1ères ligues apparaissent dans le Sud-Ouest en réaction à l’iconoclasme protestant, d’abord à Agen et Bordeaux puis, après Wassy, elles se répandent avec le soutien de Monluc (lieutenant général de Guyenne), et renaissent au lendemain de chaque « paix de religion » (expression d’O. Christin), comme après la 2e guerre (1567). Là, elles prennent souvent la forme de confréries de combat, et se confondent parfois avec les manifestations pénitentielles des années 1570 (pénitents blancs). Elles sont réactivées lors de la Ligue de 1576 et, quand la crise monarchique culmine en 1585, elles structurent le camp catholique (les pénitents bleus). Monluc fait l’objet d’une attention soutenue à cause de ses étroites relations avec l’Espagne, relations qu’il a tues dans ses Commentaires: ainsi, en 1564, il réunit les principaux chefs catholiques à Grenade-sur-Garonne pour y écouter les propositions espagnoles, dont les promesses ponctuent la correspondance des ambassadeurs.
La 2ème partie du livre insiste plus sur la radicalisation catholique et l’intensification des relations souterraine avec l’Espagne. Un chapitre entier consacré à l’espionnage souligne la variété des voies utilisées par les agents espagnols : frontières montagneuses, courriers d’Irun, voies portuaires (Bayonne, Bordeaux…), emploi de clercs et de marchands, et surtout utilisation du réseau diplomatique. L’auteur insiste sur le recours très fréquent à un des ambassadeurs espagnols revenu de France, Francès de Alava, au point d’y voir la préfiguration du Grand Espion. En fait, jusqu’en 1635, les anciens ambassadeurs en France sont le plus souvent utilisés par le Conseil d’État espagnol en qualité d’expert. Dans cette radicalisation de la situation politico-religieuse, l’année 1572 marque un tournant puisqu’en Guyenne, Gascogne et haut Languedoc, la Saint-Barthélemy frappe les principales villes (Bordeaux, Toulouse, Albi, mais pas Bayonne ni Agen…p.525).
La désagrégation du pouvoir monarchique occupe la 3ème partie du livre, des années 1573 à 1589. L’irruption d’Henri de Navarre qui supplante Condé dans le camp protestant et réussit à s’imposer solidement en Guyenne, comme la consolidation du pouvoir de Montmorency-Damville avec sa nouvelle position de Politique modéré, débouchent sur le face à face avec une Ligue catholique qui se structure de plus en plus fermement à partir de 1576 pour se placer soit dans le courant des Guises, soit dans le mouvement municipal. Ainsi, la figure d’Urbain de Saint-Gelais, évêque de Comminges, relaie celle de Monluc, avec des traits accentués, propres à la période. Urbain arrive à contrôler Toulouse, à en exclure les politiques au point qu’au lendemain de l’assassinat des Guises puis de Henri III, il s’assure le concours espagnol et la maîtrise de la cité. Un des apports de Serge Brunet réside dans la démonstration de l’absence de spontanéité du mouvement ligueur et dans l’existence précoce de plans de soulèvements préparés par les Guises et le courant radical, cela avant même les assassinats des Lorrains et du roi. A ce titre, l’insistance sur la figure de Saint-Gelais illustre le combat transnational pour la « Sainte Foi », préférant un souverain espagnol et catholique à un roi français (et béarnais) et protestant. A la division entre royaux et ligueurs, se superpose celle qui partage ces derniers entre hispanophiles et partisans du duc de Mayenne, chef du parti ligueur, favorable à une solution nationale et catholique. Or le pari toulousain s’est porté sur les premiers.
On le voit, le déchiffrement de l’action internationale entre en résonance avec les arcanes de la politique des grands magnats et trouve de terribles échos dans les provinces, dont Serge Brunet n’oublie pas de souligner les conditions de vie durant cette époque difficile.
Alain Hugon C.R.H.Q /Université de Caen Basse-Normandie
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