C’est un ouvrage à la fois étonnant et important que propose Emma Rotschild. Le projet peut sembler un peu fou puisqu’il s’agit de reconstituer l’évolution d’une vaste famille dans l’espace et le temps, au fil des XVIIIe et XIXe siècles. L’autrice est professeure d’histoire à Harvard. On compte parmi ses ouvrages « Economic Sentiments : Adam Smith, Condorcet and the Enlightenment ». Son livre peut être vu comme un gigantesque jeu de piste.

Le projet

Le lecteur suit la famille de Marie Aymard sur cinq générations, à travers les vies improbables de ses différents membres jusqu’à la mort de son arrière-petite-fille en 1906. Elle est originaire d’Angoulême. Il s’agit, à travers la vie de ces individus et des personnes qui leur sont liées, d’une histoire des mutations de l’époque moderne et du XIXème siècle à l’échelle d’individus inconnus. Au final, il y a quatre-vingt-dix-huit histoires dans ce livre. Pour se repérer, un certain nombre d’annexes accompagne l’ouvrage, comme un arbre généalogique de la famille Aymard ou un portrait rapide des quatre-vingt-trois signataires. Mentionnons aussi un copieux appareil de notes puisqu’il occupe cent-trente pages.

Au départ

L’histoire débute en 1764 avec deux documents : une procuration par laquelle Marie Aymard atteste avoir appris ce qu’est devenu son défunt mari, un menuisier parti travailler sur l’île de la Grenade, et un contrat prénuptial signé peu après par quatre-vingt-trois personnes à l’occasion du mariage de la fille de Marie Aymard.

Le monde de Marie Aymard

Marie Aymard est née en 1713 et morte en 1790. Elle a eu huit enfants dont la vie est difficile à reconstituer. Son mari est parti faire fortune sur l’ile de la Grenade. Il est devenu propriétaire d’esclaves au moment où la guerre de Sept ans bouleverse la situation. Cependant, elle apprend ensuite son décès.

Le contrat de mariage

Avec le contrat de mariage, il s’agit désormais d’une enquête dans l’espace des relations sociales. L’autrice répartit les signataires en cinq catégories : la famille de la future mariée, la famille élargie du futur marié, les proches voisins du frère du futur marié, les proches voisins du père du futur marié et les « autres ». Beaucoup des présents étaient originaires d’Angoulême. Dans cette ville au XVIII ème siècle, la présence étrangère la plus visible était celle des résidents temporaires venus des colonies.

Une vue d’ensemble

Angoulême était une ville d’artisans commerçants, de journaliers, de juristes et de domestiques. L’histoire de Marie Aymard et de sa famille se présente sous la forme d’une suite d’histoires : c’est une histoire connectée de vies individuelles et familiales. L’historienne a envisagé la trajectoire de 4089 individus, ce qui correspond à toutes les personnes mentionnées dans l’ensemble des registres des paroisses catholiques de la ville en 1764.

La première Révolution

Il y a le temps de la vie de famille, le temps du travail et celui des passions amoureuses, le temps des dettes et celui des espérances. Entre 1764 et 1790, le nombre d’esclaves transportés sur les navires français passa de 17 400 à 54 400. Ces années de prospérité, de guerre et de violence ont eu des répercussions jusque dans la France la plus profonde et notamment dans les familles d’Angoulême. La micro-histoire de la ville est ainsi complémentaire des grandes conclusions de l’histoire économique récente.

La Révolution française à Angoulême

La ville n’a pas pris une part active à la Révolution. Le « vice du régime des finances » est un thème récurrent dans le cahiers de doléances de l’Angoumois. Au milieu de toute l’agitation, ce fut la vente des biens fonciers de l’Eglise qui eut les conséquences les plus durables sur la vie économique de la ville. Très peu de personnes présentes lors du contrat ont joué un rôle important lors de la Révolution.

Une famille dans un monde en mutation

L’historienne note que beaucoup des personnes retenues dans son étude sont presque invisibles dans le monde des textes imprimés. Elle s’appuie aussi sur le registre fiscal de 1799, qui donne un aperçu de la vie économique d’Angoulême, pour approfondir sa quête. Parmi les évènements qui marquèrent l’histoire nuptiale des petits-enfants de Marie Aymard, on peut noter un divorce, fait peu courant à l’époque. En partant d’un individu, l’histoire par contigüité peut permettre de constituer une histoire des espaces sociaux au sein desquels les idées et opinions étaient échangées. Les petites-filles de Marie avaient un beau-frère issu d’une famille de maîtres de danse de Versailles et une cousine germaine par alliance originaire de Venise. Leurs neveux et nièces se trouvaient à Bayonne et au Mans et leurs petits-neveux finirent par se rendre à Beyrouth, au Maroc ou au Mexique.

Vies modernes

La Révolution française et les mariages exogames et exogènes ont transformé l’existence de la famille. Pourtant, aucun membre de la famille élargie ne participe à l’économie moderne du XIX ème siècle au sein des secteurs de pointe que sont alors le coton, le charbon, l’acier et les textiles. Au milieu du XIXème siècle, Angoulême était une ville prospère et peu industrialisée.

Capital familial

Des bouleversements financiers ont eu lieu durant les décennies révolutionnaires et napoléoniennes. Néanmoins, l’Eglise et l’État demeurent des institutions dominantes dans la ville. La vie économique d’Angoulême, au milieu du XIXe siècle, offre un exemple spectaculaire de ce que David Todd a appelé la « modernité contre-révolutionnaire ». C’est en effet un exemple de l’heureuse collaboration entre l’Eglise, l’État et l’entreprise commerciale. Les services publics ou publics-privés étaient archaïques dans la mesure où l’Eglise, l’armée et le système de collecte des impôts étaient déjà des sources très importantes d’emplois dans l’Angoulême du XVIII ème siècle.

Charles Martial et Louise

Parmi les individus étudiés, un se distingue nettement puisqu’il s’agit du cardinal Lavigerie. A quarante-et-un ans, il est arrivé sur le continent qu’il envisageait comme sa destinée. Il n’a eu de cesse de promouvoir l’expansion armée en Afrique. Il revint aussi fréquemment en France. En plus d’être éloquent, il était un virtuose de la communication visuelle. A sa mort, il légua tous ses papiers à sa soeur Louise en qui il avait pleine confiance.

La fin de l’histoire 

L’histoire, ou cette histoire en particulier, présente une collection de situations. C’est une histoire par contiguïté qui devient une histoire vue d’en bas. L’histoire circonstancielle se mue aussi en une histoire de la nouvelle conjoncture économique du XIXe siècle.

C’est donc un ouvrage extrêmement original, fruit d’un travail qu’on devine titanesque. Mais, au-delà de ce rassemblement d’informations, c’est surtout un livre qui donne à voir des êtres disparus, parfois sans laisser de trace. Il restitue l’épaisseur de l’humain et le conjugue aux grands phénomènes économiques, sociaux et politiques d’une époque. Un livre majeur, agréable à lire et porteur de pistes fécondes pour l’historien.